Bibliothèques municipales et genèse des politiques culturelles au XIXe siècle
Dijon et Besançon entre 1816 et 1914
Olivier Tacheau
Fondées en 1803 par Napoléon à partir des confiscations révolutionnaires, les bibliothèques municipales françaises ont connu un XIXe siècle difficile sous l’égide des villes. Le rôle des municipalités dans ce lent développement est analysé au travers des politiques culturelles menées à Dijon et à Besançon entre 1816 et 1914. Nous montrons d’une part comment leurs conseils municipaux ont concilié leurs conceptions en matière de bibliothèques avec celles du ministère et d’autre part dans quelle mesure les choix résultèrent des contraintes conjoncturelles et structurelles du milieu local.
The French public libraries founded by Napoleon in 1803 were created from the confiscations during the French Revolution. The slow development of these libraries during the XIXth century seems to be due to the non engagement of the town councils. This problem is analyzed here for the public libraries of Dijon and Besançon with the manner in which these town councils adapted their own library policy with Paris. This adaptation emerges from the socio-economical restrictions which imply a minimization of the public library priorities.
Die französischen Stadtbibliotheken wurden 1803 auf Grund der Beschlagnahmen der Révolution von Napoléon gegründet und haben das 19. Jahrhundert mit Schwierigkeiten unter der Herrschaft der Städte verbracht. Die Rolle der Stadtverwaltungen in dieser langsamen Entwicklung wird hier mittels der in Dijon und Besançon zwischen 1816 und 1914 geführten kulturellen Politik analysiert : der Aufsatz will also zeigen, einerseits wie diese Stadtbehörden ihren Begriff der Bibliothek und den des Ministeriums ausgeglichen haben, und andererseits in welchem Maße die Bestimmungen von örtlichen konjunkturellen und strukturellen Zwängen abhingen.
Les bibliothèques municipales françaises furent instituées par le décret impérial du 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803) mettant à la disposition et sous la surveillance des municipalités [sic] les bibliothèques des écoles centrales désormais supprimées. Ces dernières, remplacées en 1802 par les célèbres lycées napoléoniens, avaient en fait hérité, lors de leur création en 1795, des bibliothèques de districts instaurées l’année précédente à partir d’ouvrages rassemblés par l’État depuis 1790 dans ce que l’on appelait communément les dépôts littéraires. Lors de leur « municipalisation », ces établissements se composaient donc essentiellement de fonds bibliographiques confisqués par la Révolution française et provenant des anciennes bibliothèques religieuses (novembre 1789), aristocratiques (octobre 1792) et académiques (juillet 1793). Mais ils renfermaient également dans certaines villes des collections préalablement ouvertes au public et parfois même déjà gérées par les municipalités avant 1803.
Ainsi, si à Besançon, les collections léguées en 1694 par l’abbé Jean-Baptiste Boisot aux bénédictins du couvent de Saint-Vincent avaient été « légitimement » confisquées en 1789, celles données à sa mort en 1701 par Pierre Févret au collège des Godrans, tenu alors par des jésuites, avaient échu en 1763 à la ville de Dijon lors de l’expulsion de ces derniers, pour ne rejoindre les collections de l’école centrale qu’en 1795. On constate alors que ces deux collections, dont les conditions testamentaires imposaient aux donataires l’ouverture à tous, trois fois par semaine, représentaient en quelque sorte des embryons de bibliothèques publiques avant l’heure.
Reconsidérer la dimension locale
Or, si le décret de 1803 semblait clarifier le statut juridique de ces nouveaux établissements, l’imprécision de son article premier augurait en fait du différend qui allait naître entre autorités locales et centrales, puisque, alors que les municipalités devaient désormais financer et organiser les bibliothèques et leurs personnels, l’État conservait un droit implicite de contrôle et de propriété sur les collections, prérogative difficilement justifiable à l’issue d’un tel transfert de responsabilités ! Avec l’avancée du siècle, le contentieux entre villes et État se réduisit progressivement à l’affrontement de deux problématiques antinomiques ; à savoir pour les municipalités : pourquoi financer sans posséder ? et pour le ministère de tutelle : comment posséder sans financer ?
Les bibliothèques de Besançon et de Dijon, ainsi « municipalisées » en 1803 – mais n’ouvrant définitivement leurs collections que sous la Restauration, au terme d’une évaluation et d’une classification rendues difficiles par la triple provenance des ouvrages –, ne se soustrairent pas au conflit entre ces deux conceptions.
Force était donc de constater que le désengagement de l’État, confiant dès 1803 la gestion des bibliothèques aux édiles municipaux, avait contraint ces derniers à faire des choix, tant politiques que bibliothéconomiques, de façon autonome, et ce bien avant les lois municipales du 4 mars 1882 et du 5 avril 1884, considérées par les historiens comme le moment fondateur des politiques municipales 1. En ce sens, les municipalités n’avaient pas pu ne pas décider en matière de bibliothèque, et leur action, comme leur passivité, constituaient bel et bien là une politique (volontariste ou attentiste), dont il apparaissait nécessaire d’étudier les fondements idéologiques et discursifs ! Nous devions également mesurer le rôle des décideurs locaux à l’aune des contingences et des contraintes propres au microcosme municipal (structures administratives spécifiques, difficultés financières, publics et demandes particuliers, individualités influentes...), et plus largement imposées par la conjoncture socio-économique générale du XIXe siècle.
Il nous paraissait donc aussi important de comparer l’évolution respective des bibliothèques municipales de Dijon et de Besançon au XIXe siècle, du point de vue des collections, de leur communication et de leur fréquentation, que de déterminer l’origine des similitudes et des différences de leur développement. Dès lors, cette double problématique ancrée à l’échelle municipale, et présupposant la prépondérance des pouvoirs et des milieux locaux sur l’action nationale, nous plaçait, sinon en contradiction, du moins en marge des perspectives classiques sous-tendant l’historiographie récente des bibliothèques publiques du XIXe siècle. En effet, les deux ouvrages de référence de Graham Keith Barnett 2 et de Dominique Varry 3 abordent l’histoire des bibliothèques municipales principalement sous l’angle des pouvoirs centraux et du cadre institutionnel ou législatif national. En ce sens, leurs problématiques oblitèrent souvent les particularismes structurels et conjoncturels locaux, ainsi que le rôle essentiel des acteurs municipaux, tant politiques que professionnels.
L’État : pouvoir contesté et action limitée
De 1816 à 1914, les bibliothèques municipales furent successivement rattachées à trois ministères de tutelle : celui de l’Intérieur (bureau des Sciences) jusqu’en 1831, du Commerce et des Travaux publics entre 1831 et 1833, puis de l’Instruction publique (division des Sciences et Belles-Lettres), doté en 1838 d’un bureau des bibliothèques et d’inspecteurs généraux chargés de vérifier l’application des textes réglementaires.
Or, contrairement à l’importance théorique que leur accordent les historiens, nous avons constaté que l’ordonnance royale de 1839 (rappel de l’inaliénabilité des collections et création des comités de surveillance et d’acquisition) et le décret de 1897 (classement des bibliothèques municipales et définition du niveau de diplôme nécessaire aux bibliothécaires) eurent en réalité très peu d’effet. Alors que la première n’est suivie d’aucun commentaire et surtout d’aucune modification des pratiques, le second avalise une situation de fait, notamment en matière de formation – les bibliothécaires bisontin et dijonnais étant déjà à cette date tous deux chartistes –, et ne modifie en rien le fonctionnement des comités de surveillance des deux bibliothèques.
Paradoxalement, les comportements locaux semblent avoir été plutôt modifiés par les circulaires et les avis administratifs secondaires, généralement délaissés par les approches historiques générales. La circulaire de 1876, rappelant l’ordonnance de 1839 en imposant l’investiture ministérielle des comités de surveillance des bibliothèques, est à ce sujet exemplaire. En fait, cette mesure significative du recouvrement progressif de ses prérogatives par la troisième République n’était, au départ, qu’une pure formalité sans incidence réelle, si ce n’est symbolique. Or, la réaction de l’adjoint au maire de Besançon, qui éconduit violemment l’inspecteur général, atteste du climat délétère et des tensions latentes opposant l’autorité pratique locale au pouvoir théorique central, désormais (ré)incarné sur le terrain par l’inspecteur, dont l’action se rationalise et s’intensifie :
« Je [conseiller municipal] lui [inspecteur général] ai répondu que cette nomination n’était qu’une simple formalité puérile ou bien qu’il y avait une signification véritable, et qu’alors je le priais de me la faire connaître [...] Un peu interloqué, il a cherché quelque faux-fuyant et a fini par me dire que l’État avait un droit de propriété sur les bibliothèques dont les villes n’étaient qu’usufruitières ou même simplement dépositaires. J’ai remercié l’inspecteur d’avoir bien voulu nous laisser voir où il voulait nous mener. Je lui ai répondu qu’en cédant les bibliothèques aux villes, l’État n’avait aucunement fait les réserves dont il semblait parler aujourd’hui et que, depuis 1803, la bibliothèque s’était accrue énormément par suite des donations et des testaments faits en sa faveur ou par les acquisitions incessantes de la ville, et que dès lors, la revendication actuelle de l’État n’était qu’une véritable tentative de spoliation. J’ai ensuite ajouté que si le ministre réussissait ainsi à s’emparer des bibliothèques, il y avait fort à parier que la ville, se désintéressant d’une chose désormais à elle étrangère, cesserait les sacrifices faits jusqu’à ce jour » 4.
Si cet exemple peut paraître extrême, il n’en est pas moins représentatif des interrogations formulées à la fin du XIXe siècle par les municipalités de Dijon et de Besançon. Craignant d’une part de se voir arbitrairement retirer leurs collections par l’État, elles s’interrogent également sur la légitimité des sacrifices consentis pour des collections qu’elles découvrent (au bout de 70 ans !) n’avoir reçues qu’en usufruit. Les questionnements qui fleurissent après le décret de classement de 1897, stipulant dans son article premier que « les collections d’État peuvent être retirées par le Ministre pour cause d’insuffisance de soins ou pour abus dans l’usage de la part des villes [sic] », entraînent même les conseillers municipaux dijonnais à se demander, en 1898, dans quelle mesure la bibliothèque municipale est vraiment de leur ressort !
Ces passions s’apaiseront progressivement grâce aux inspecteurs généraux qui, en plus de leur rôle d’observateurs de l’application des décisions ministérielles, vont devenir après 1871 de véritables médiateurs accompagnant les directives parisiennes et s’y substituant. Ainsi, le contrôle et l’influence de l’État s’opèrent désormais au travers des liens personnels tissés par l’inspecteur avec le bibliothécaire et les édiles locaux qu’il tente de convaincre par devant les conseils municipaux. Cette mutation représente alors le passage des moyens officiels classiques, autoritaires mais peu efficaces, aux interventions officieuses, appliquées ponctuellement avec parfois plus de diplomatie et de résultats.
Cependant, et malgré l’efficacité occasionnelle de cette opiniâtreté, comme cela s’avère être le cas à Dijon en 1909, où l’aménagement de la nouvelle salle de lecture dans la chapelle des Godrans n’est pas étrangère aux pressions exercées par l’inspecteur (cf. illustration), toute décision demeure in fine soumise à la volonté politique du conseil municipal, unique financier. Malgré les récriminations et les injonctions du ministre de l’Instruction publique, via l’inspecteur dont le pouvoir coercitif demeure inexistant, rien ne se fait si le conseil municipal, et particulièrement le maire, ne le veut ou ne le peut pas.
Ce blocage du mécanisme décisionnel est d’ailleurs parfaitement attesté lors de la crise des locaux bisontins, exigus et vétustes, que les rapports alarmistes du conservateur dénoncent dès la fin des années 1880, et qui, malgré l’intervention autoritaire du ministre en 1890 – « Le local où est installée la bibliothèque est devenu tout à fait insuffisant, l’encombrement y est extrême [...] Les aménagements se trouvent dans un état de délabrement complet et les livres sont atteints par la moisissure [...] Je vous serais reconnaissant de remédier à cette situation » –, ne sera résolue par la construction d’une nouvelle salle qu’en 1947 ! 5
La bibliothèque municipale entre mythe et réalité
Si l’implication des conseils municipaux de Dijon et de Besançon dans le développement de leurs bibliothèques est irréfutable, l’évolution aléatoire et discontinue des budgets de ces dernières est loin d’incarner des politiques volontaristes et explicites en matière de bibliothèques.
En effet, on constate qu’en dépit de la croissance des budgets entre 1816 et 1914, le poids relatif de la bibliothèque a considérablement diminué, tant dans les dépenses municipales globales (fig. 1), qu’au sein même de la catégorie spécifique des dépenses d’instruction et des beaux-arts (fig. 2). Les bibliothèques municipales sont donc passées en un siècle d’une situation quasi hégémonique sous la Restauration – les villes leur consacrant jusqu’à la moitié de leurs dépenses culturelles et éducatives –, au statut d’« enfant pauvre » des établissements municipaux à la veille de la Première Guerre mondiale, oscillant entre 1 et 0,5 % du budget global. Cette dépréciation est d’autant plus tangible que les budgets globaux de Dijon et Besançon ont dans le même temps été multipliés par dix, passant d’environ 200 000 à 2 millions de francs annuels, et que la part du secteur éducatif et culturel est passée de 5 à 25 % des dépenses totales. On s’aperçoit donc que l’évolution nominale des budgets, qui ont certes triplé en un siècle, n’a pas suivi la croissance générale et que leurs niveaux sont demeurés très insuffisants et sans commune mesure avec l’évolution des besoins et des demandes formulées par les bibliothécaires dans leurs rapports annuels.
Or, si les édiles municipaux sont responsables de cette évolution, les conditions difficiles qu’ils rencontrèrent interdisent de les en rendre totalement coupables. Les contraintes conjoncturelles et structurelles participèrent en effet autant de la décision que leur propre volonté politique.
Les raisons financières représentent l’argument type invoqué par les municipalités pour justifier le report ou l’annulation de décisions prises dans ce domaine et jugées non prioritaires. Or, si ces motifs cachent parfois le soutien arbitraire d’autres secteurs – notamment le théâtre en matière culturelle –, ils correspondent aussi à de réelles difficultés conjoncturelles, attestées par la récurrence d’emprunts municipaux à partir des années 1850. De plus, force est de constater que le XIXe siècle représente pour les villes une période d’équipements lourds (voirie, tout-à-l’égout, adduction d’eau et de gaz, liaison ferroviaire...), auxquels s’ajoutent de nouvelles charges financières imposées par l’État durant tout le siècle.
Il est en ce sens intéressant de voir la politique scolaire nationale, soutenue de fait par les subsides municipaux, s’accomplir paradoxalement au détriment des bibliothèques municipales qui auraient dû suivre en théorie un développement parallèle, mais qui, en pratique, souffrirent indirectement du (sur)coût de cet effort éducatif obligé atteignant presque un cinquième des budgets communaux au début du XXe siècle.
L’existence d’autres contraintes structurelles peut également expliquer l’inflexion des décisions politiques. C’est le cas par exemple à Besançon, où l’agrandissement des locaux s’avère matériellement impossible à la fin du XIXe siècle en raison de la configuration architecturale en quadrilatère adoptée au début du siècle. Quant à leur réhabilitation, même partielle, elle rencontre l’incrédulité des conseillers municipaux. Comment ce bâtiment si exemplaire pouvait-il être détérioré et désormais inadapté ? La politique bisontine dans ce domaine, victime de l’effet différé des sacrifices municipaux avant 1839, semble inhibée par ce développement pharaonique originel, contrairement à Dijon où la bibliothèque municipale s’est développée progressivement, de façon « tentaculaire », en récupérant des salles attenantes de l’ancien collège des Godrans jusqu’à l’ouverture d’une nouvelle salle en 1909.
Vers de nouvelles conceptions des bibliothèques ?
Cependant, ces conditions subies n’expliquent ni n’excusent tous les retards bibliothéconomiques, dont l’origine se situe également dans la façon qu’eurent les conseillers municipaux de penser et de vouloir la bibliothèque.
En effet, restés fidèles à la matrice encyclopédique du XVIIIe siècle, les édiles locaux continuent au XIXe siècle à ne voir dans cet établissement qu’un instrument de prestige dédié à l’esprit local et à l’érudition 6. Idéalisées et théâtralisées, les bibliothèques municipales bisontine et dijonnaise demeurent absentes tant des préoccupations politiques que des programmes électoraux à partir de 1884, et ce même dans leurs phases les plus critiques. Minimisant la gravité des conditions matérielles, pourtant sévèrement dénoncées par les bibliothécaires, les pouvoirs locaux se contentent le plus souvent de gérer l’existant et de reconduire les budgets d’un secteur selon eux subsidiaire. En ce sens, la mise en perspective des réalisations et des objectifs préétablis, diffus (parfois inexistants), relevant plus des mentalités que du discours classique des édiles, est difficile.
Néanmoins, ce refus d’accorder une quelconque utilité, voire nécessité, autre que culturelle à la bibliothèque (à l’instar du musée ou du théâtre) va lentement évoluer à la fin du XIXe siècle sous les contestations introduites lors des débats municipaux par les conseillers socialistes, alléguant l’apparition de nouvelles demandes éducatives et populaires :
« Le coût de cet établissement est beaucoup trop élevé par rapport aux services qu’il rend à l’ensemble de la population [...] Les subventions municipales ne peuvent servir à constituer des collections de bréviaires, d’ouvrages historiques et généalogiques, même très rares, des calembredaines des moines de Cîteaux [...] La bibliothèque n’est pas seulement à l’usage de quelques chercheurs ayant le loisir d’étudier mais elle appartient au peuple, je demande qu’elle soit accessible à tous » 7.
Ainsi, après être longtemps demeurées un secteur secondaire non politisé en raison de leur faible plus-value électorale et parce que leur état suffisait à satisfaire le(‘) (é)lectorat, essentiellement constitué des classes dirigeantes, les bibliothèques de Dijon et de Besançon investissent au début du XXe siècle le champ politique, au sens premier de « polis », comme domaine intéressant l’ensemble de la population.
Or, nulle majorité politique ne peut être associée à une quelconque ligne particulière et systématique en matière de bibliothèques. Le développement des établissements entre 1884 et 1914 ne révèle effectivement aucun comportement archétypal qui prouverait par exemple l’existence d’un clivage gauche (progressisme)/droite (conservatisme) ou ferait de la bibliothèque l’apanage d’un seul parti. En effet, alors qu’avec l’alternance politique des conseils municipaux dijonnais à partir de 1884 coïncide une croissance continue des subsides et un intérêt constant porté à la bibliothèque, l’installation définitive des radicaux bisontins de 1884 à 1914 se divise paradoxalement, pour une même majorité politique, en une phase d’attentisme avant 1901 et de croissance après cette date.
Les décisions des municipalités en matière de bibliothèque demeurent toujours soumises à l’arbitraire et aux convictions personnelles des « leaders d’opinion » locaux, en dépit du pluralisme et des questionnements politiques. C’est donc davantage la (forte) personnalité des édiles que leur appartenance politique qui explique leurs choix. En ce sens, les liens d’amitié et de connivence entretenus par le bibliothécaire avec ces derniers, et surtout avec le maire, demeurent une condition indispensable au développement de la bibliothèque.
Des développements différents
En un siècle, la bibliothèque municipale de Dijon a accru son fonds bibliographique de deux fois plus de volumes que celle de Besançon puisque, alors qu’elle ne possédait en 1816 que 500 manuscrits et 36 000 imprimés contre respectivement 800 et 54 000 chez sa consœur, ses collections s’élèvent en 1914 à plus de 125 000 volumes contre à peine 100 000 à Besançon. A la veille de la Première Guerre mondiale, tout concourt donc extérieurement à démontrer l’inversion des situations du début du XIXe, siècle où Besançon dépassait Dijon par son fonds bibliographique et par la magnificence de son nouveau bâtiment. Le témoignage de Lucien Febvre est à ce titre impitoyable :
« J’ai beaucoup connu, beaucoup aimé, une exquise vieille salle, celle de la bibliothèque de Besançon. Et je la verrai toujours dans sa bonhomie familière [...] Le contraste m’amusait de cette ample nef dijonnaise, ingénieusement aménagée, avec son installation moderne, son tapis silencieux, ses vitrines d’exposition et cette vieille salle bisontine, toute pleine de richesses enfouies, mais si totalement insouciante de confort et de dignité bourgeoise. Je me plaisais à y voir le contraste même des deux sœurs bourguignonnes : l’une plus maniérée, plus grande dame, affectant plus hautaine tenue et se souvenant qu’après tout Paris n’est pas si loin ; l’autre plus sauvage en son fond, plus bonne, mais inimitable dans son accent de malice paysanne et dans sa fidélité tenace au passé » 8
Cette évolution ne s’explique pas par les budgets dont la somme totale sur le siècle atteint un million de francs dans chaque ville. On note d’ailleurs une supériorité bisontine qui infirme l’hypothèse de finances plus importantes à Dijon (fig. 3). Cependant, leur taux moyen de croissance annuelle, égal à 3,42 % à Dijon contre 2,4 % à Besançon, traduit la régularité budgétaire dijonnaise à partir de 1865 et la forte croissance à partir de 1901 marquant le décollage de l’établissement. De plus, la répartition temporelle des crédits d’acquisition, plus élevés à Dijon qu’à Besançon en fin de période peut expliquer l’écart bibliographique, en raison de l’évolution de l’imprimerie et de la chute du prix des livres vers 1850. Néanmoins, l’évolution des budgets (impartis à plus de deux tiers aux frais de personnel) n’explicite en rien le dimorphisme constaté en matière de fréquentation.
En effet, la bibliothèque de Dijon a également ouvert ses portes deux fois plus longtemps que celle de Besançon (138 700 heures contre 78 600) et a connu à la fin du XIXe siècle une pression grandissante du public où le nombre quotidien de 120 lecteurs est souvent atteint. Ceci résulte principalement de la demande scolaire, et surtout du développement universitaire beaucoup plus important à Dijon qu’à Besançon qui ne possède notamment pas de faculté de droit.
Or, malgré les discordances quantitatives de leur développement, les bibliothèques municipales de Dijon et de Besançon ont en fait évolué vers le même idéal type d’une bibliothèque d’étude à l’imitation de la Bibliothèque nationale. En effet, grâce à leurs règlements intérieurs largement inspirés de ceux de la Bibliothèque nationale, ces deux établissements ont exclusivement centré leur activité sur la recherche et l’étude sur place, notamment en restreignant les prêts à l’extérieur. De plus, force est d’admettre que leurs maigres crédits ne purent ni contrôler, ni orienter la politique d’acquisition pour leur permettre de suivre les développements modernes des sciences et techniques. Leurs fonds bibliographiques restèrent en ce sens majoritairement (aux deux tiers) composés d’ouvrages d’histoire et de belles lettres.
Ces bibliothèques ont d’autre part refusé toute vulgarisation, en maintenant la priorité aux livres d’érudition, et écarté toute forme de distraction en refusant d’acheter des romans et des ouvrages de lecture moins sérieuse (l’image « cabinet de lecture » est totalement refoulée). Elles ont donc, par ces deux procédés, tenu à l’écart de leurs murs le « grand public » (entendons les ouvriers et les employés) et maintenu, voire renforcé, le statut élitiste de leur fonction du début du XIXe siècle.
La démocratisation en question
En effet, le constat établi par l’inspecteur général au début de la troisième République démontre à lui seul l’absence de démocratisation de la bibliothèque municipale de Dijon, qui demeure au service de l’élite intellectuelle, et donc sociale, de la ville :
« La bibliothèque de Dijon est fréquentée par des étudiants de diverses facultés, surtout celle de Droit, et par des personnes qui s’occupent de travaux littéraires ou historiques. Très peu de personnes viennent uniquement pour se livrer à la lecture sans autre but que de se récréer, et sans avoir en vue quelque publication [...], c’est une véritable bibliothèque d’étude » 9 .
Cette situation traduit alors le paradoxe d’une bibliothèque ouverte le soir (de 1853 à 1903) et le dimanche matin, en réponse aux pétitions scolaires et populaires, mais demeurant en réalité intellectuellement inaccessible aux plus humbles. A Dijon, la démocratisation s’est en fait effectuée en dehors de la bibliothèque et de l’action municipale. Celle-ci profita indirectement de l’existence d’une société de lecture privée des plus importantes en France, mais dont tout le monde croyait qu’elle était municipale, en raison de sa localisation dans l’Hôtel de ville. Ainsi, malgré l’introduction du thème de la démocratisation dans les débats municipaux au début du XXe siècle, les conseils ne jugeront donc jamais opportun d’ouvrir une bibliothèque populaire municipale, à l’inverse de leurs homologues bisontins.
En effet, la municipalité de Besançon se démarque de celle de Dijon en 1873 par la création d’une bibliothèque populaire. Or, les conséquences insidieuses de cette mesure ne doivent pas échapper à l’analyse de l’historien, qui pécherait par anachronisme en voyant dans cet établissement l’équivalent des annexes et autres « médiathèques » que nous connaissons aujourd’hui. En fait, cette création a maintenu, voire accentué la dichotomie élite/érudition et peuple/vulgarisation : d’une part en légitimant et renforçant le statut élitiste de la bibliothèque municipale désormais affranchie de toute responsabilité populaire : d’autre part au travers d’une acculturation de la population par le bas, et non par le haut, en ne lui fournissant que des ouvrages de digestion facile et de valeur plus ou moins douteuse, comme le réprouva Eugène Morel dont l’actualité des thèses sur la lecture publique n’a pas fini de nous étonner : « La France aura des bibliothèques lorsqu’elle cessera d’avoir des populaires » 10.
Penser les bibliothèques municipales du XIXe siècle
Il serait inopportun de conclure sans évoquer les questionnements suscités par cette modeste approche monographique. Tout d’abord, l’historien doit-il accepter l’assertion commune selon laquelle le XIXe siècle aurait représenté une période noire pour les bibliothèques municipales ? Certes, comme le déclare Pierre Casselle : « On reconnaît le rôle que les bibliothèques devraient jouer dans l’instruction de la population, on est conscient de leurs besoins mais on ne prend aucune mesure concrète au niveau budgétaire » 11. Ce siècle correspond plus au temps des prises en compte qu’à celui des prises en charge. Mais, ne devons-nous pas cependant, et sans tomber dans l’excès prospectif, relativiser l’attentisme des municipalités, alors lourdement grevées de nouvelles et nombreuses charges financières, en imaginant quel aurait pu être l’état des bibliothèques au sortir du XIXe siècle si elles étaient demeurées sous le financement exclusif de l’État.
D’autre part, n’est-il pas nécessaire de réviser l’image léthargique de ces établissements en comparant l’offre municipale à la demande réelle du public ? Au risque de choquer, les bibliothèques municipales n’ont-elles pas plus ou moins répondu aux demandes de leur public, essentiellement composé d’érudits locaux et d’universitaires (professeurs et étudiants), en ne dispersant pas leurs faibles moyens, alors concentrés sur l’étude et la recherche ? Car, si l’on se réfère à l’analyse d’Auguste Castan, conservateur à Besançon :
« La facilité qu’a aujourd’hui chacun, même le plus pauvre, de se procurer sans dérangement du papier imprimé pour ses loisirs [...] celui qui ne lit que par délassement et qui trouve au logis de quoi se satisfaire ne se déplacera pas pour aller chercher ailleurs un aliment intellectuel d’une digestion moins commode que les feuilles illustrées ne revenant qu’à deux sous l’unité et qu’il absorbe quotidiennement » 12, à laquelle on peut ajouter la prégnance des cabinets et sociétés de lecture, des bibliothèques ambulantes et des cafés (lieux de lecture collective), le peuple ne satisfit-il pas ses besoins documentaires à l’extérieur de la bibliothèque municipale ? Et les barrières qui semblaient l’en écarter n’étaient-elles pas alors plus sociologiques que matérielles ?
En ce sens, l’appréhension objective du développement des bibliothèques municipales, dans les contextes politique et intellectuel locaux du XIXe siècle, implique de suspendre l’idéal type de la bibliothèque contemporaine démocratique, produit par l’histoire culturelle récente (Front populaire, années Malraux, mai 68 et « années Lang ») et s’avérant totalement invalide pour cette période.
On ne peut en effet étudier, et comprendre, l’élitisme et le conservatisme de ces établissements qu’en révisant nos paradigmes actuels de la bibliothèque (démocratisation, conquête des publics, pluralité des fonds...) fort différents de ceux admis par les acteurs du XIXe siècle, rendus à tort responsables de tous les maux. A ce titre, le rôle des bibliothécaires, plus victimes que coupables des archaïsmes de leur établissement, mérite d’être remis en perspective pour sortir des clichés éculés de sinécure et d’incompétence véhiculés par leurs successeurs de la première moitié du XXe siècle. C’est le thème de nos recherches actuelles.
Avril 1995