La révision du manifeste de l'UNESCO sur les bibliothèques publiques
Abdelaziz Abid
Thierry Giappiconi
La nouvelle version du Manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques vient d’être rendue publique. Après avoir rappelé les motifs et les circonstances de l’élaboration de ce texte auquel ils furent associés, les auteurs en présentent le contenu qui mêle, en comparaison des versions précédentes, rupture, continuité et nouveauté. Le Bulletin des bibliothèques de France publie pour rappel à cette occasion, conjointement à la version nouvelle, les manifestes de 1949 et 1972
The new version of the Unesco Manifesto on Public Libraries has just been published. After quoting the motives and the circumstances of the elaboration of this text, the authors introduce the content which mixes, in comparison with the precedent versions (also published here), rupture, continuation and novelty
Die neue Auflage des UNESCO-Manifestes über die öffentlichen Büchereien wird gerade herausgegeben. Nachdem sie die Ursachen und Umstände der Niederschrift dieses Textes als ehemalige Mitarbeiter erwähnt haben, legen die Verfasser dessen Inhalt vor. Unterbrechung, Kontinuität und Neuigkeit sind darin zusammen zu bemerken im Vergleich zu den vorigen Auflagen. Der Bulletin des bibliothèques de France hat die Gelegenheit ergriffen, in Zusammenhang mit der neuesten die Auflagen von 1949 und 1972 als Erinnerung zu veröffentlichen
La nouvelle édition du manifeste de l’Unesco en faveur des bibliothèques publiques est la troisième du genre. Le principe de rédiger sous la forme d’un manifeste un document qui résume les buts et les fonctions essentielles des bibliothèques publiques fut retenu en 1947, lors de la deuxième conférence générale de l’Unesco. Cette première version, destinée au grand public, fut traduite en de nombreuses langues et publiée sous forme de tracts et d’affiches. En 1972, à l’occasion de l’année internationale du livre, l’Unesco en demanda une mise à jour à la section des bibliothèques publiques de l’IFLA. Le texte préparé par la section, plutôt conçu pour les milieux professionnels, fut accepté par l’Unesco publié dans le numéro de juin du Bulletin de l’Unesco à l’intention des bibliothèques et traduit en de nombreuses langues. Vingt ans plus tard, cette même section des bibliothèques publiques de l’IFLA a décidé d’inscrire dans son programme à moyen terme 1992-1997 une nouvelle version essentiellement destinée aux pouvoirs publics, version que nous présentons aujourd’hui.
Une mise à jour nécessaire
Le manifeste de 1972 avait progressivement acquis une notoriété qui en faisait une référence mondiale. Cependant sa mise à jour était apparue nécessaire, essentiellement pour des raisons de deux ordres. D’une part, dans le domaine des intentions, cette référence, pour utile qu’elle fut, encourait le risque de paraître archaïque ou démodée. Le contexte économique, le changement des mentalités appelait un texte mieux adapté aux mentalités d’aujourd’hui et aux urgences de l’heure. D’autre part, l’environnement technique des bibliothèques avait évolué de façon plus rapide et plus radicale depuis 1972 qu’il ne l’avait fait entre 1947 et 1972. L’accélération de l’innovation technique dans le domaine de l’informatique et des modes de transmission, le bouleversement de la technologie de l’information qui en est résulté, se devaient d’être pris en compte.
Cet environnement explique pour une large part les options de la nouvelle version. Certaines traduisent en toute logique les activités et les préoccupations récentes du comité permanent (illettrisme, technologie de l’information, formation continue). Elles reflètent de même, comme il se doit, celles des sous-comités spécialisés (enfants, handicapés, prisonniers...). Mais les autres illustrent, dans une perspective bien plus large, la volonté des bibliothécaires de ne pas manquer deux rendez-vous essentiels : les choix stratégiques et techniques qu’impose un nouvel univers technologique ; les défis d’un management rendu doublement nécessaire par l’inflation de coûts d’équipements et de services de plus en plus en plus importants et diversifiés et par un contexte durable de rigueur budgétaire.
Les missions fondamentales
La nouvelle version insiste d’emblée sur le principe de l’ouverture à tous de la bibliothèque. Le chapitre « La bibliothèque publique » la définit comme un lieu accessible à tous, et prend soin de prévenir tous les types d’exclusions que s’attachent à combattre les divers sous-comités de l’IFLA. Si le principe des droits des handicapés et personnes hospitalisées peut paraître consensuel, au moins dans les mots, ceux des détenus, des minorités linguistiques, celui de l’égalité des sexes, relèvent d’une réaffirmation des droits de l’homme, moins formelle qu’il pourrait y trop rapidement paraître. Il est à remarquer que le refus, dans un même mouvement, de toute discrimination sociale assigne à la bibliothèque publique une éminente fonction juridique et sociale au service de l’égalité des chances.
Ces fonctions sont énumérées dans la liste des missions fondamentales. Celle-ci met plus nettement encore que la version précédente, l’accent sur l’information et sur la formation. La notion de « loisirs » n’est plus mentionnée en tant que telle. Ce choix reflète la volonté d’éviter une équivoque sur les services susceptibles d’être offerts par la bibliothèque et non le refus de voir ces services utilisés à des fins de loisirs. La lecture, l’accès à la connaissance au moyen des outils sophistiqués désormais offerts par la technique et l’offre documentaire peuvent relever de nécessités scolaires ou professionnelles. Mais ces démarches peuvent aussi se faire par simple plaisir. Les notions de « lecture », « d’épanouissement créatif de la personnalité », « de connaissance du patrimoine », « d’appréciation * des arts et du progrès scientifique » et d’« innovation » échappent de toute évidence à une vision utilitariste. Plaisir et travail ne sont d’ailleurs pas, en dépit des idées reçues, incompatibles. Ce n’est donc pas avec l’utilisation de la bibliothèque à des fins de loisirs que le texte paraît marquer des distances, mais avec une tendance qui sous prétexte de vouloir répondre à toutes les formes de loisirs, parfois au nom du relativisme culturel, débouche sur une vision passivement distributive de la bibliothèque publique. La mention des « plus hautes exigences de qualité », la volonté de voir la bibliothèque échapper non plus seulement aux censures explicites « idéologique, politique ou religieuse », mais encore aux « pressions » de la diffusion commerciale témoignent de la volonté d’éviter cette dérive. La bibliothèque ne doit pas plus céder à la dictature de l’audimat qu’elle ne doit être victime d’abus de pouvoir.
La coopération
Comme dans la version précédente du manifeste, la bibliothèque est définie comme une institution d’intérêt public. C’est pourquoi il est toujours préconisé que son financement soit assuré par les « autorités locales et nationales ». Ses services « sont en principe gratuits ». C’est dire que si des tarifications ne sont pas exclues, elles gardent un rôle accessoire, et non stratégique. L’existence de la bibliothèque publique ne doit donc pas dépendre des recettes directement prélevées sur les usagers, mais d’une redistribution des ressources de la collectivité. Service public d’intérêt général, elle doit « constituer un élément essentiel de toute stratégie à long terme en matière de culture, d’information, d’alphabétisation, et d’éducation », financé par tous les citoyens. Il est donc logique que son existence soit garantie par des textes législatifs.
Cette dimension juridique doit assurer la permanence et la continuité de l’action des bibliothèques publiques ; elle doit aussi favoriser la coopération. L’accent est désormais mis sur le rôle complémentaire de tous les types de bibliothèques. Le réseau des bibliothèques publiques doit être aujourd’hui perçu de façon cohérente au sein d’un réseau plus général qui regroupe tous les types de bibliothèques « nationales », « de recherche », « spécialisées », « scolaires et universitaires ». La bibliothèque publique sort ainsi de son isolement. Son action spécifique doit prendre en compte l’action des autres bibliothèques.
Mais cette nouvelle version du manifeste va plus loin dans sa volonté de rompre avec la tentation d’un développement désordonné et aveugle. La bibliothèque publique doit non seulement prendre en compte l’environnement documentaire, mais encore l’environnement tout court et envisager ainsi la coopération avec tous ceux qui peuvent constituer des partenaires au lieu de penser ses missions de façon introvertie. A partir de cette prise en compte du contexte, de l’analyse des besoins des publics à desservir et des services dont bénéficie d’ores et déjà la population considérée, son action doit reposer sur « une politique claire ». Il apparaît alors naturel de définir « des objectifs, des priorités et des services » conformes aux besoins de la cité. Cette volonté de clarification et de rationalisation du fonctionnement des bibliothèques publiques traduit la volonté d’inscrire la bibliothéconomie traditionnelle dans une logique méthodique de management public, sans tomber, pour autant, dans les travers de l’idéologie managériale.
Le rôle du bibliothécaire
Le texte présente enfin le rôle du bibliothécaire comme celui d’« un intermédiaire actif entre les utilisateurs et les ressources ». Cette définition s’inscrit, plus qu’il ne pourrait y paraître à l’issue d’une lecture trop rapide, dans une vision stratégique prospective. André Maurois disait, lors de la parution de la version précédente du manifeste, que « l’école est la clef qui ouvre la porte de la bibliothèque ». Si cette heureuse formule reste bien entendu toujours valable, on pourrait aujourd’hui ajouter que la bibliothèque est une des clefs qui ouvre les portes des autoroutes de l’information. La recherche que fait le lecteur au sein d’une masse presque illimitée de données les plus diverses, directement accessibles, demande en effet d’autant plus d’être guidée que l’usager de la bibliothèque publique est souvent dans l’incapacité d’orienter correctement sa recherche. La navigation au sein d’un hypertexte, par exemple, n’est profitable que lorsque la connaissance du sujet traité permet de formuler des clefs de recherche judicieuses et de discerner la pertinence des réponses trouvées, que ces dernières soient attendues ou, à plus forte raison, produit du hasard.
De façon complémentaire au rôle incontournable de l’école, la bibliothèque conduit à une approche raisonnée de la connaissance, version contemporaine de l’ambition des encyclopédistes : « exposer autant qu’il est possible, l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines », la compilation désordonnée n’étant pas science. Là réside précisément le rôle de la bibliothèque, de ses services, de ses équipements et de son organisation – catalogues et classements – c’est-à-dire en dernière analyse, de ses personnels. C’est pourquoi le manifeste insiste, d’une part sur la nécessité de la formation initiale et continue des personnels, et d’autre part sur la mission de formation du public à l’usage des ressources de la bibliothèque et, plus généralement, à « l’acquisition des compétences dans le domaine de l’information et de l’informatique », en fait, à l’apprentissage du maniement des bases en ligne.
Rupture, continuité, nouveauté
Cette nouvelle version mêle donc tout à la fois rupture, continuité et nouveauté. Continuité en ce qu’elle se fonde toujours sur la confiance dans le rôle émancipateur de la connaissance, nécessaire aux libertés comme au progrès – on reconnaît là l’héritage idéologique des Lumières. Continuité encore dans le rôle qu’elle assigne à la culture, au service de la tolérance, de la compréhension et de l’enrichissement mutuel, du respect et de la préservation des cultures ; le manifeste demeure fidèle aux principes humanistes et aux idées fondatrices de l’Unesco. Continuité enfin dans la volonté de voir la bibliothèque reconnue comme une institution publique considérée comme essentielle à la justice, aux libertés et à la cohésion sociale.
Elle rompt cependant avec des intentions trop générales, des missions trop larges et indéfinies, l’héritage de la « société des loisirs », vision culturelle dominante à l’époque de la version précédente. En revanche, celle-ci innove par sa prise en compte de l’explosion de l’information, par sa recherche de rigueur : définition de politiques explicites, choix de priorités, respect des normes et travail en réseau, recherche d’efficacité. Ces préoccupations traduisent la place de plus en plus grande que tiennent désormais les techniques nouvelles et le management – notamment l’évaluation – dans la réflexion professionnelle des bibliothécaires et de leurs pouvoirs de tutelle.
La forme du texte a probablement pâti des difficultés inhérentes à des débats qui se sont déroulés dans un anglais cosmopolite trop peu nuancé, et par là même difficilement traduisible. En outre, le texte adopté à Copenhague par la section des bibliothèques publiques de l’IFLA a dû être remanié par les instances dirigeantes de l’IFLA et du programme général d’information (PGI) de l’Unesco, afin d’obtenir un texte qui, pour être d’un meilleur impact auprès des pouvoirs publics, se devait d’être plus concis.
En dépit de ces obstacles, les différents rédacteurs ont su dégager des dénominateurs communs. Ce n’est pas là toujours chose facile, et dans des institutions internationales moins qu’ailleurs. La pensée communautariste anglo-saxonne et la conception universaliste issue de la Révolution française, par exemple, ne conduisent pas aisément aux mêmes approches. La version finale de ce nouveau Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique présente le mérite de défendre des idées fortes qui dépassent les clivages traditionnels et les frontières. Elle constitue désormais un texte de référence adressé à tous ceux qui peuvent contribuer au progrès des bibliothèques publiques à travers le monde, dont peuvent se saisir les professionnels et leurs associations.
Avril 1995