Le patrimoine écrit scientifique et technique
définition, usages et accessibilité
L’édition 1993 du Mois du patrimoine écrit était placée sous le signe des sciences et des techniques. Parmi les nombreuses manifestations proposées, huit expositions furent mises en place par des bibliothèques municipales sur ce thème paradoxalement nouveau, qui donnèrent lieu à une belle série de catalogues 1. En outre, le colloque désormais traditionnel qui se tient au théâtre de Roanne, réunit autour du même sujet une assistance fournie, composée notamment de chercheurs, d’enseignants, de muséologues, d’archivistes et, bien sûr, de bibliothécaires. Ces derniers étaient venus en force, alertés peut-être par le constat quelque peu alarmant que venait d’établir le Conseil supérieur des bibliothèques, dont les membres déploraient la faible place occupée par le domaine scientifique dans les établissements de lecture publique. La tenue des journées de Roanne constituait d’ailleurs un ample pas accompli dans la bonne direction !
C’est à un épistémologue, François Dagognet, qu’il revint d’introduire le colloque. Ses stimulantes réflexions sur les fonctions exercées par la « bibliothèque du patrimoine » dans la philosophie des sciences ouvrent le volume. Les archives scientifiques, entendues au sens le plus large, constituent « le laboratoire par excellence », celui qui « éclipse partiellement tous les autres ». Il ne saurait y avoir de progrès scientifique véritable sans une certaine dimension historique, plus ou moins importante selon les disciplines, on en conviendra. En faire l’économie reviendrait à appauvrir la recherche. De telle sorte que, pour François Dagognet, « le savant idéal est un bibliothécaire-archiviste » qui, confronté au savoir, « hiérarchise, planifie, organise, ramifie, panoramise, cartographie ».
Le patrimoine écrit scientifique et technique constitue de fait un domaine suffisamment vaste pour qu’il soit nécessaire d’en tracer les contours, à la manière d’un cartographe précisément. Thérèse Charmasson conviait ainsi à un itinéraire à travers les collections, diverses par leur nature, leur statut et leur lieu de conservation. Les manuscrits et archives (émanant des scientifiques, des laboratoires ou des entreprises), les imprimés (thèses, périodiques, monographies...), les cartes, plans, photographies et films sont évoqués tour à tour, sans omettre la « littérature grise » ou encore le « patrimoine virtuel » que constituent les bases et banques de données.
Archiver l’éprouvette ?
Un univers documentaire aussi immense se prête naturellement à des usages hétérogènes ; il donne lieu, selon Christine Blondel, à une « multiplicité d’approches », d’autant que « l’histoire des sciences et des techniques se trouve aujourd’hui au confluent de plusieurs disciplines », desquelles l’histoire du livre n’est pas absente. Pour sa part, Jean-Marie Lévy-Leblond, prenant acte d’une identification de « l’essentiel de la science à la science qui se fait », plaide pour une meilleure prise en compte du passé dans la recherche contemporaine : « Sans mémoire du passé, comment envisager le futur ? Comment savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient ? ». L’archiviste et le bibliothécaire, à qui incombe en grande partie la responsabilité de préparer la mémoire de demain, se trouvent confrontés, comme le souligne Odile Welfelé, à une réelle difficulté : « Quelles traces de la science faut-il garder ? ». Doit-on « archiver l’éprouvette ? » Il s’agit, en tout cas, de « créer un nouveau modèle de l’archiviste, qui accompagnera l’archive nouvelle ».
Quelle que soit l’importance qu’ils lui accordent, – Franck Laloé, Jean Jacques, Pierre Fayard et Jean-François Colonna en débattirent lors d’une table ronde –, les chercheurs ne sont pas, tant s’en faut, les seuls usagers du patrimoine écrit scientifique et technique. A côté de la recherche fondamentale et appliquée, il convient de marquer la place des « usages culturels » tels que la vulgarisation, dont toute l’importance est soulignée par Jean Jacques : elle consiste à « faire comprendre qu’on peut comprendre » et contribue à « une sorte de formation permanente de la curiosité ». Un exemple de vulgarisation réussie, par le texte et par l’image « placés sur un pied d’égalité », est assurément constitué par la collection Découvertes Gallimard qu’Anne Lemaire présenta avec conviction.
L’astrarium de Dondi
Deux entreprises fort différentes mettent encore en lumière l’importance à la fois « scientifique » et « culturelle » du patrimoine écrit. La première concerne l’avion n° 3 de Clément Ader, dont la restauration, qui s’est poursuivie durant douze années sous la direction du général Pierre Lissarague, eût été « impossible » sans les archives conservées au sujet de cette fabuleuse machine. La seconde a consisté à reconstituer, à l’Observatoire de Paris, de 1986 à 1988, l’astrarium de Giovanni Dondi, « monument scientifique et technique d’une exceptionnelle renommée », qui fut au XIVe siècle la première horloge planétaire de l’histoire. L’opération ne fut possible que grâce à « un dossier documentaire aussi extraordinaire que l’objet lui-même », étudié et édité par Emmanuel Poulle.
Une dernière partie de l’ouvrage réunit, sous les termes d’« accessibilité » et de « conservation », le point de vue des bibliothécaires. Michel Melot, d’abord, expose les conclusions du Conseil supérieur des bibliothèques et rappelle les recommandations formulées afin d’éviter que « le retard dont souffre la France » dans le domaine de l’information scientifique et technique se transforme en « un problème de civilisation ». Il est indispensable que les bibliothécaires dans leur ensemble prennent une part active à cette tâche, de concert avec « les enseignants et les éditeurs ».
Partie intégrante de la culture
Se fait entendre ensuite la voix de la Bibliothèque nationale, dont la réputation se trouve cependant attachée davantage aux domaines littéraire et artistique qu’à ses collections scientifiques. Annick Bertrand évoque tour à tour les acquisitions courantes et les fonds anciens, particulièrement importants jusqu’en 1914. Les « richesses phénoménales » réunies dans les départements spécialisés (manuscrits, estampes, cartes et plans...), mais aussi parmi les imprimés, font l’objet d’importants programmes de recherche. Valérie Tesnière précise que la documentation scientifique récente ne sera pas absente à la Bibliothèque nationale de France, puisque l’établissement, encyclopédique par nature, affiche l’ambition de « traiter la science comme une partie intégrante de la culture contemporaine ». N’oublions pas dans le tableau les bibliothèques universitaires, dont le patrimoine est assurément « mal connu » et trop peu mis en valeur. Maggy Pézeril présente les initiatives prises à Montpellier (restauration, microfilmage, photographie, expositions, visites...) afin de faire connaître « un ensemble patrimonial scientifique d’une extrême importance ».
Deux interventions, enfin, portent sur le domaine plus récent de l’information scientifique et technique. Lucie Grasset, au nom de l’Institut de l’information scientifique et technique, dont les fonds sont considérables (quelque 27 000 titres de périodiques), plaide « pour un réseau de diffusion de l’IST », tandis que Pierre Champ fait part de son expérience d’utilisateur de l’IST dans le secteur industriel. A l’heure de la synthèse, Dominique Varry rappelle, avec Jocelyn de Noblet, que « celui qui manque de culture technique vit dans l’ignorance de son propre milieu ». Les Actes peuvent, à leur manière, remédier quelque peu aux insuffisances qui sont trop souvent les nôtres.