Le commerce des livres anciens
Paul L. Jacob
Paul L. Jacob
Charles Asselineau
Paris : Ed. des Cendres, 1994. – 29 p. ; 19 cm. ISBN 2-86742-055-5 : 60 F
Paris : Ed. des Cendres, 1994. – 51 p. ; 19 cm. ISBN 2-86742-056-3 : 60 F
Poursuivant un judicieux programme de rééditions de textes oubliés ou peu accessibles, les Éditions des Cendres, à Paris, ont entrepris d’exhumer des écrits souvent inattendus, susceptibles de retenir l’attention de tous ceux qu’intéressent l’histoire et l’art du livre. Parmi les derniers titres inscrits au catalogue, voisinant l’imposant Spécimen des divers caractères, vignettes et ornements typographiques de la Fonderie de Laurent et de Berny, par Honoré de Balzac, ou les Critiques de l’imprimerie par le Docteur Néophobus, de Charles Nodier, signalons deux fascicules nés de la plume féconde du Bibliophile Jacob et une curieuse nouvelle de Charles Asselineau.
Paul Lacroix (1806-1884), plus connu sous le nom de Bibliophile Jacob, son pseudonyme favori, entama très tôt une carrière d’érudit, puisqu’il livra une édition de Clément Marot alors qu’il était encore assis sur les bancs du lycée. Devenu conservateur de l’Arsenal, il trouva dans cet établissement matière à de nombreux travaux d’érudition historique et bibliographique, dont on se gardera bien de vouloir donner ici une idée. Il est vrai que, selon Pierre Larousse, « M. Paul Lacroix a tant écrit, traduit, annoté, compilé, arrangé, édité un peu partout, que la liste complète de ses productions diverses est presque impossible à dresser ». L’énumération qu’en propose le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle occupe près de deux grandes colonnes d’une typographie serrée. Une mine inépuisable !
Un sérail sans eunuques
Dans Les Amateurs de vieux livres, texte paru une première fois dans le Bulletin du bibliophile (1840-1841) et qui n’est pas sans rappeler les nombreuses Physiologies, balzaciennes et autres, composées à cette époque, Lacroix élabore une plaisante typologie, celle des personnages parfois fort curieux qui animent le petit monde du livre ancien. Défilent de la sorte le « bouquiniste à la mode », dont la « boutique est un salon d’académie où se tiennent les plus doctes conférences », le « bouquiniste de vieille roche », qui « s’est caché au monde extérieur et retiré dans la muette compagnie des livres », ou encore « le bouquiniste avare », cet « ennemi du genre bibliographique ». Et voici les étalagistes, qui exposent leurs infortunés volumes au vent et à la pluie ; les redoutables épiciers, occupés à dépecer et à détruire les ouvrages qui tombent entre leurs mains.
Quant aux bibliomanes, ils sont tantôt du genre des « thésauriseurs » (leur bibliothèque, jalousement gardée, « est un sérail où les eunuques mêmes n’entrent pas »), tantôt ils appartiennent à celui des « vaniteux », exhibant leurs Elzeviers comme on le ferait de faïences orientales, préférant l’ostentation à la lecture. L’envie, l’inconstance et la monomanie ne sont pas non plus étrangères aux victimes de la bibliomanie. A l’opposé, « les bibliophiles trouvent du bonheur partout où l’on trouve des livres. Le bibliophile n’a que faire d’avoir des livres à soi, puisqu’il les aime pour eux-mêmes, avec dévouement, avec sympathie ». Enfin, pour le bouquineur, le bonheur réside moins dans la possession que dans la quête et dans l’enquête ; à ses yeux, « il y a une félicité incomparable à chercher, à trouver... ».
Haute curiosité
Le Commerce des livres anciens constitue un intéressant tableau du marché bibliophilique dans le dernier quart du XIXe siècle. Tant les amateurs que les libraires spécialisés dans les ouvrages rares et précieux se sont multipliés depuis 1850, tandis que le nombre de livres dignes de susciter l’enthousiasme des collectionneurs diminue sans cesse, entraînant une hausse considérable des prix. Dans le domaine de la « haute curiosité bibliographique », les amateurs chassent peu ou prou sur les mêmes terres et subissent dès lors les conséquences d’une concurrence parfois effrénée.
Une rivalité semblable peut aussi être observée pour des documents beaucoup plus ordinaires. En quelques années, le marché du livre d’occasion s’est considérablement développé, grâce notamment aux catalogues à prix marqués, dont Lacroix souligne toute l’importance. Introduits en France par Pierre Janet dans les années 1850, ces bulletins « ont quadruplé le nombre des bibliophiles et des acheteurs », lesquels peuvent cependant encore, pour des sommes raisonnables, réunir d’intéressantes bibliothèques encyclopédiques ou spécialisées, à défaut des cabinets de curiosité désormais hors de portée.
Les Pères et les épiciers
La tâche des amateurs eût cependant été plus aisée sans « la disparition et la destruction d’une prodigieuse quantité de livres anciens », pertes survenues lors de la tourmente révolutionnaire. Le Bibliophile Jacob rappelle que « la France était le pays du monde le plus riche en bibliothèques ». Beaucoup d’entre elles firent l’objet des mesures de confiscation prises par la Convention. Ces décisions permirent non seulement la création des grandes bibliothèques municipales de province, mais aussi la constitution de nombreuses bibliothèques administratives. De même, la Bibliothèque nationale enrichit très notablement des collections déjà immenses à la faveur de ces événements.
Cependant, les pertes furent également considérables, en raison du vandalisme. Ainsi, « les Pères de l’Église [...] ne paraissaient bons, en ce temps-là, qu’à faire des sacs et des cornets », spécialité des épiciers. Cette corporation « a été, de tout temps, le fléau du livre imprimé et on doit lui imputer la perte préméditée d’une partie des volumes anéantis depuis le commencement du siècle », ouvrages que recherchent désormais presque en vain les amateurs.
Charles Asselineau (1820-1874), ami et premier biographe de Baudelaire, admirateur des « petits romantiques », était l’un de ces bibliophiles, toujours en quête de quelque volume ignoré. « Il consacra son existence aux livres », écrit Claude Pichois, « fouillant les boîtes des quais, découvrant des auteurs oubliés ou dédaignés, allant même jusqu’à accepter, sur la fin de sa vie, un poste de surnuméraire à la bibliothèque Mazarine ». C’est dire combien son désintéressement était grand ! L’Enfer du bibliophile existe, le démon aussi : le narrateur l’a rencontré. On ne dévoilera pas ici la nature des tourments réservés à l’amateur, les connaisseurs de la littérature du XIXe siècle apprécieront. Chacun goûtera aussi la qualité graphique et matérielle de ce petit livre, orné d’une vignette collée sur le faux-titre et reproduisant l’ex-libris d’Asselineau.