L'évolution des pratiques documentaires des chercheurs

Sylvain Akchar

Il est notoire que les chercheurs se déclarent en France insatisfaits de l’offre documentaire. Ils se réfèrent en général aux bibliothèques anglo-saxonnes, parées de toutes les vertus, pour souligner l’inadaptation du système documentaire français aux besoins de la recherche. Pourtant un effort particulier a été consenti depuis une bonne dizaine d’années pour permettre aux chercheurs d’accéder à la documentation dans de meilleures conditions, à travers notamment la création des Cadist (Centre d’acquisition et de documentation en information scientifique et technique), la réalisation de catalogues collectifs, tels le Pancatalogue, ou l’institution du prêt entre bibliothèques. Dans le cadre du BIME 94 (Bibliothèques-Médiathèques), qui s’est tenu du 6 au 9 décembre dernier au CNIT de Paris-La Défense, une table ronde consacrée à l’évolution des pratiques documentaires des chercheurs a été l’occasion de faire le point sur cette épineuse question.

Si la présence massive des bibliothécaires était révélatrice de l’intérêt de la profession pour le sujet, on regrettera cependant qu’aucun chercheur ni responsable de service de documentation spécialisée du secteur privé n’aient été invités, dont la contribution aurait été utile au débat. Ainsi les différentes interventions se complétaient, certes, mais le consensus général sur l’attitude des chercheurs en la matière n’a jamais été contesté...

Comportements généraux

Pour J. Seckel, conservateur responsable de la salle des catalogues à la Bibliothèque nationale de France (BNF), le chercheur en sciences humaines se caractérise par son individualisme et par son appréhension tardive des nouveaux outils de recherche documentaire tels que les banques de données, les CD-Rom, etc. Il a d’autre part mis en évidence la confusion entre le temps de la recherche documentaire et le temps, de plus en plus court, de transmission de l’information, qui conduit le chercheur à accepter de moins en moins de consacrer du temps à la documentation.

Béatrice Estéoule, conservateur responsable du Cadist de physique à Grenoble, a insisté sur le contexte de la recherche scientifique en France, qui conditionne les pratiques documentaires. En se référant à un article publié dans le numéro d’avril de La Recherche, elle a relevé le poids du CNRS dans l’enseignement supérieur – la moitié des thésards sont formés par des chercheurs du CNRS – ; le renforcement de la politique contractuelle entre les laboratoires, d’une part, le privé, l’État, les collectivités territoriales et l’Union européenne, d’autre part ; la systématisation de l’évaluation de l’activité des laboratoires, à travers des indicateurs tels que le nombre de thésards étrangers, le nombre de voyages à l’étranger ou le nombre de publications. Le Science Citation Index sert de base de référence et détermine un hit-parade des laboratoires et de la recherche. De ce fait, l’obligation de résultat accélère singulièrement le temps de la recherche, ce qui, par voie de conséquence, contraint le chercheur à rechercher l’information dans le minimum de temps. D’autres facteurs accentuent ce phénomène, notamment l’impact des réseaux et en particulier Internet, auquel on peut accéder depuis n’importe quel laboratoire et qui offre des documents primaires (Elsevier, Springer), des sommaires de revues gratuits, des produits hypertexte. Par ailleurs, la version électronique des publications est en avance de trois semaines sur la version imprimée.

En bibliothèque

Les bibliothèques, elles, sont confrontées à l’inflation des publications périodiques, de plus en plus spécialisées, et au renchérissement récent des tarifs d’abonnement. Elles sont conduites à limiter leurs abonnements et peuvent ainsi provoquer des réactions d’insatisfaction de la part des chercheurs.

Jean-Pierre Cressent, conservateur des bibliothèques au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a évoqué certains succès dans le domaine de l’organisation de l’information scientifique, par exemple la constitution par les mathématiciens d’un réseau documentaire national spécialisé dans leur discipline. Il convient également de mentionner le projet de schéma directeur pour la signalisation, la description et la localisation de la documentation scientifique et technique. La situation française s’explique par la dispersion des ressources, la primauté de l’intérêt individuel, l’intérêt secondaire pour les bibliothèques et l’apparition tardive des catalogues collectifs. Il a déploré le manque d’opiniâtreté du chercheur en général et sa méconnaissance des centres de ressources. Ainsi un chercheur en philosophie se rendra d’abord à la bibliothèque de l’École normale supérieure, puis, en cas d’échec, à la bibliothèque de la Sorbonne, et enfin à la BNF. Bruno Van Dooren, directeur de la bibliothèque de l’Université de Paris IV et animateur de la table ronde, a souligné la difficulté pour les chercheurs d’identifier les ressources et l’abandon fréquent d’une recherche documentaire parce que celle-ci n’aboutit pas assez rapidement.

Dans le débat qui a suivi, il a été beaucoup question de la nécessité pour les bibliothèques d’évaluer la qualité de leur fonds et de l’intérêt de Conspectus pour le repérage et l’évolution de ces fonds. L’appréciation des pratiques documentaires des chercheurs doit également être rapportée à la situation des bibliothèques universitaires françaises qui conservent 24 millions d’ouvrages, tandis que les bibliothèques universitaires allemandes en possèdent 102 millions. L’accent a également été mis sur le fait qu’une large majorité de chercheurs sont en quête d’une documentation exclusivement en français, ce qui limite singulièrement le champ d’investigation. Enfin Internet a été jugé à la fois comme un palliatif à l’augmentation du coût des abonnements – de l’ordre de 30 à 50 % – et comme un moyen utile pour repérer les sources et vérifier leur possession par la bibliothèque.

Il s’avère en définitive que les chercheurs maîtrisent l’accès à la documentation spécialisée dans leur domaine, mais que la difficulté majeure réside dans la recherche documentaire dans des domaines connexes, périphériques ou interdisciplinaires.