Les bibliothèques françaises et la francophonie
Dominique Roche
Fort-De-France, 1994 : la magie des îles a fini par gagner. Pour la première fois se tient hors de l’hexagone le congrès annuel de l’ADBU (Association des directeurs de bibliothèques universitaires), sous le signe de la francophonie et de l’ouverture au monde. Échanges Nord-Sud, échanges Nord-Nord, échanges associatifs, échanges traditionnels entre ministère et bibliothécaires, retrouvailles entre « anciens » des Antilles-Guyane, complicités entre professionnels et commerciaux ont trouvé là un lieu d’élection. L’accueil attentif et chaleureux de nos collègues antillais, les couleurs de la mer dès l’aurore comme celles du ti punch, la nuit venue, dégageaient pour quelques jours les heureux participants de leurs soucis quotidiens et leur laissaient tout loisir de se consacrer aux débats.
Car si chacun était prêt à s’accorder sur quelques préalables, il ne manquait pas de sujets d’interrogation, sinon d’inquiétude : quel bibliothécaire ne saurait être heureux d’entendre son directeur au ministère assurer que les bibliothèques universitaires sont par nature et par définition « la mémoire de l’Université et son pôle de modernité » ? Mais les mêmes fronts se plissaient à l’évocation de directeurs « forts, compétents, de plus en plus exposés et, pourquoi pas... nommés pour cinq ans sur objectifs ». Qui ne se réjouirait de voir réaffirmer la volonté du ministère de soutenir les extensions de bibliothèques dans le cadre des contrats Plan État/Régions ? Mais comment ne pas s’inquiéter devant les seules vingt-cinq créations d’emploi, tous corps confondus, pour l’année 1995 ? Comment ne pas adhérer aux principes de collaboration francophone dans le cadre des associations comme des autoroutes de l’information ? Mais comment échapper aux difficultés induites par les querelles de chapelles, la misère économique et les contraintes politiques ?
La journée d’étude organisée conjointement par l’ADBU et l’ABCDEF (Association des responsables de bibliothèques et centres de documentation universitaires et de recherche d’expression française), auxquelles s’était jointe l’ACURIL (Associations of Caribbean University and Research Institute Libraries), était en elle-même une gageure. Réunissant des acteurs très diversifiés de la francophonie, elle leur permettait de se retrouver pour faire le point : du questionnement sur le concept même, à la reconnaissance unanime d’une indispensable solidarité, on vit défiler et illustrer quelques thèmes récurrents.
Une notion ambiguë mais incontournable
L’exposé magistral de Jean Bernabé posait d’emblée, une fois admise l’existence d’une constellation francophone, la difficulté à situer le lien d’où celle-ci opère : au centre ou à la frontière de la francophonie ? Dénonçant l’universalisme, lecture globalisante du monde au profit de l’Un dans ses rapports avec l’Autre, il plaidait pour la créolisation, à travers les chemins sinueux du multi- et du poly-, diversité juxtapositive ou intégrative, et la distinction fondamentale entre le matériau culture et le matériau langue, entre la francophonie institutionnelle et celle du terrain.
Jean-Pierre Devroey lui faisait écho l’après-midi et plaidait pour un français ouvert contre un français standard, pour l’échange dans la connaissance de nos expériences diverses et l’appréciation de la diversité des réponses. Selon le souhait de Michel Guillou (recteur de l’UREF-Université des réseaux d’expression française et directeur général de l’AUPELF-Association des universités partiellement ou entièrement de langue française), chacun s’accordait à appréhender la francophonie comme possibilité de « construction d’un espace de solidarité privilégiée entre les pays qui ont en commun le français en partage » (cité par Françoise Montbrun).
Espace géopolitique, espace socioculturel, la francophonie, assurait Leïla Rezk, n’existerait pas sans la France, mais la France ne pourrait plus survivre sans la francophonie. L’objectif repris par tous est de mettre au monde et consolider un espace francophone scientifique et universitaire dans un même combat, combat de la diversité, du respect de l’identité de chacun.
Des réseaux indispensables
Si tous les intervenants, conscients du tissu francophone, s’accordent sur une communauté de langue et de culture, sur une communauté de cœur, ils ressentent tous aussi l’extrême urgence à resserrer les liens trop fragiles de la coopération, à améliorer les mécanismes d’échanges, à relancer une logique de réseaux. Réseaux intellectuels, réseaux institutionnels, réseaux de communication, réseaux de vie, au Canada, en Europe, en Afrique ou dans les Caraïbes, ils sont la base et l’avenir, ils apparaissent et se fortifient.
L’exemple canadien
Il faut connaître la vaste étendue du Canada, l’isolement dans certaines régions du pays de groupuscules francophones pour comprendre l’impérieuse nécessité de la coopération sur ce territoire comme levier de développement. Par le biais du sous-comité des bibliothèques de la CREPUC (Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec), puis la création de l’ABCDEF Canada, plusieurs réalisations marquent ces dernières années :
– le réseau Pebuquill (Prêt entre bibliothèques des universités du Québec/Quebec Universities Inter Library Loan), service de livraison quotidien de documents sur le territoire du Québec et de l’Ontario, qui permet aux chercheurs, à partir de leur localité même, l’accès gratuit à la documentation universitaire ;
– un protocole d’accès et d’emprunt réciproques aux bibliothèques et centres de documentation membres de l’ABCDEF ;
– un protocole d’entente relatif à l’échange de personnel et à la tenue de stages professionnels ;
– un répertoire de quelque 550 journaux et périodiques de langue française qui paraissent dans les provinces canadiennes autres que le Québec.
L’ABCDEF Canada garde en second lieu pour objectif de faciliter et d’intensifier la coopération avec les bibliothèques et centres de documentation de l’hémisphère Nord et celles des pays du Sud.
Contrastant avec l’exposé d’Albert Levesque, directeur de l’Université de Moncton (Nouveau Brunswick), Jean Germain, directeur de la bibliothèque générale et de sciences humaines de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, déplorait l’insuffisance de perspectives transversales en Europe malgré de nombreuses convergences, malgré la similitude des contextes, des situations et des moyens en France, Suisse et Belgique. Pour renforcer la concertation, dit-il, pourquoi ne pas ouvrir les réunions ADBU aux collègues suisses et belges, pourquoi ne pas développer des rencontres informelles sur le modèle hollandais/flamand, pourquoi ne pas mettre en place des jumelages, etc. ? Les frontières politiques restent de redoutables frontières mentales et il nous importe d’y remédier.
Les pays du Sud
Il semble bien que ce soit dans les pays du Sud que la mise en place de réseaux a montré avec le plus d’évidence sa force, son effet de solidarité et d’apprentissage, son dynamisme. Poussés par l’inexistence de politique et de programmes de développement de l’IST (information scientifique et technique) dans les universités, confrontés à des difficultés financières considérables, à une situation de crise et de perturbations parfois chronique, les directeurs des bibliothèques universitaires africaines ont très tôt recherché vers les pays du Nord, dans le cadre de programmes de coopération bilatéraux ou multilatéraux, les moyens de faire face : achats de livres ou de matériel, bourses pour la formation, assistance technique. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que démarre une coopération documentaire Sud-Sud. Aidés essentiellement par l’AUPELF, mais aussi par l’Unesco, les responsables de bibliothèques universitaires ont pu assurer une meilleure coordination de leurs activités tant au niveau national que régional grâce à la création d’organismes relais, de réunions périodiques, de programmes précis (répertoire des thèses et catalogue collectif des périodiques de l’Afrique de l’Ouest, séminaires sur l’automatisation, liste d’autorités des noms d’auteurs, etc.). Cette dynamique trouvait tout naturellement sa place au sein de l’ABCDEF et faisait sienne cette déclaration de l’AUPELF-UREF : « Qui tient l’information tient le pouvoir et l’IST est le levain du développement ».
L’AUPELF-UREF reste et demeure aussi le partenaire le plus sûr et le plus régulier d’Haïti par le biais de ses programmes (« Bibliothèque minimale », « Un livre par étudiant », etc.) et la diffusion gratuite de ses publications. Mais face à la situation dramatique décrite avec rigueur et pudeur par Jean-Wilfrid Bertrand, directeur des Archives nationales et responsable de la bibliothèque de l’Université Quisqueya à Haïti, le réseau régional ACURIL, avec son instance francophone, offre une valeur de soutien inestimable. ACURIL est pour la Caraïbe, selon la définition de Marie-Françoise Bernabé, à qui l’on doit l’organisation de ces journées, « le lieu où l’on peut toucher du doigt les besoins et les résultats des activités coopératives, en terme de partage des ressources et d’échanges d’information ». Un exemple réussi de coopération.
Les besoins en formation
A travers cette polyphonie de descriptions variées, un leitmotiv revient : le besoin en formation, initiale et continue. Partout se retrouve et s’affirme la nécessité d’échanges de personnel (Canada), de stages professionnels régionaux (Afrique), d’apprentissages de base (Caraïbes), de formations diplômantes.
La BUAG (Bibliothèque universitaire d’Antilles-Guyane) a mené dans ce domaine une action particulièrement suivie et exemplaire. L’aventure de la préparation au CAFB (Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire), retracée par Marie-France Grouvel, a permis de constituer un vivier d’environ 120 professionnels et a très sensiblement modifié la carte documentaire de la région en jetant les bases d’un partenariat actif. Plus tard la mise sur pied d’une formation initiale de base « Propebib » en neuf mois et d’un Deust (diplôme d’études universitaires de sciences et techniques) « gestion et exploitation de médiathèque » prennent le relais, avec l’aide de Médiadix et de l’Université de Toulouse-Le Mirail. Non seulement la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane en profitent, mais aussi Haïti dont les besoins, faute d’aucune possibilité sur place, sont énormes. Une ouverture sur l’Amérique latine et la Caraïbe est prévue.
Les autoroutes de l’information
Les journées d’études réalisées pas l’ABCDEF à Villeurbanne en octobre 1990 avaient déjà pour thème : adapter la bibliothèque universitaire fondamentale à deux révolutions, celle de la pédagogie et celle de la technologie.
En 1994, comme le souligne Laurent Gomis, directeur de la bibliothèque et du point SYFED (Système francophone pour l’édition et la diffusion) de l’Université Senghor d’Alexandrie (Egypte), l’économie se caractérise de plus en plus par sa dématérialisation et sa délocalisation, amplifiée par les nouvelles technologies et la multiplication des services et les nouveaux marchés. Dès lors, la détention, la maîtrise comme la circulation de l’information deviennent décisives : les autoroutes de l’information constituent le nouveau défi du siècle finissant. Aussi est-il plus que jamais impératif de fédérer les contenus francophones pour arriver à la masse critique nécessaire.
« Le partenariat, le multilatéral et la modernité » forment la clé de voûte d’une coopération mettant l’accent sur des projet concrets intégrant la formation, la recherche et le développement. Outre la multiplication des centres SYFED institués par l’AUPELF-UREF, l’opération Bibliothèque de la CIDMEF (Conférence internationale des doyens des facultés de médecine d’expression française) en témoigne depuis dix ans. La bibliothèque Xavier Bichat (Université de Paris VII), centre de répartition d’envoi des documents vers les destinataires, participe également aux actions de formation professionnelle qui relèvent de cette opération.
Pays du Nord, pays du Sud, tous ont compris que concertation et coopération n’étaient effectives qu’à condition de déboucher sur la création d’outils : réalisation d’ouvrages, répertoires, catalogues collectifs, listes d’autorités, création de fichiers, organisation de la mobilité, séminaires, journées d’études, évaluation, jumelage ou parrainage.
Améliorer les mécanismes de coopération permet d’éviter les ghettos, de conforter une cohérence à partir d’expériences diverses et de problèmes communs, de repenser une solidarité Nord-Sud, de s’enrichir de sensibilités et d’expertises autres. « La coopération internationale ne doit pas être pour les bibliothèques universitaires françaises un simple thème de réflexion, mais une action permanente, ouverte à tous nos partenaires francophones » : c’est en ces termes que Marie-Hélène Bournat présentait le guide pratique conçu par la Commission de l’ABDU sur les relations internationales et la francophonie.
À l’issue de ce colloque, Marie-Dominique Heusse fut élue nouvelle présidente de l’association.