Gérer les fonds patrimoniaux

Marie-Madeleine Saby

L'Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (ARALD), le Centre régional de formation aux métiers du livre et des bibliothèques (MÉDIAT) et la Direction régionale des Affaires culturelles Rhône-Alpes ont organisé, le 19 décembre 1994, une journée d'étude à Grenoble, sur le patrimoine des bibliothèques, avec le concours scientifique des bibliothèques municipales de Grenoble et Lyon.

De quoi le patrimoine écrit et graphique des bibliothèques est-il effectivement composé ? Où se trouve-t-il ? Dans quelles conditions traverse-t-il le temps ? Faut-il le valoriser, le diffuser et de quelle façon ?

Le paradoxe des bibliothèques françaises

Si l'on compare le patrimoine des musées ou des archives à celui des bibliothèques, on constate très vite, comme le fait remarquer Michel Melot, combien le patrimoine des bibliothèques échappe à toute définition classique, du fait de la diversité du nombre des documents enregistrés dans le fonds d'une bibliothèque.

Par ailleurs, les bibliothèques ne peuvent s'appuyer, pour préserver leur patrimoine, que sur la loi de domanialité, législation à la fois trop lourde et trop légère. Trop lourde pour des livres « de consommation courante », et trop légère pour des livres « rares et précieux ». Le droit des musées pourrait sans doute apporter des ébauches de solutions 1 à cette situation.

Les fonds patrimoniaux des bibliothèques sont, bien sûr, les collections des bibliothèques municipales classées, fonds qui ont pu être quelque peu délaissés dans les priorités de l'établissement et cela en faveur du développement de la lecture publique. Mais ce sont aussi des collections plus hétérogènes dans de petites villes, ou bien des fonds hautement spécialisés des Cadist (centres d’acquisition et de documentation en information scientifique et technique), ou encore des documents arrivés dans les dix-sept bibliothèques qui, en région, ont la responsabilité du dépôt légal imprimeur.

Les bibliothèques ayant un fonds patrimonial à gérer, notamment les petites unités, devraient pouvoir trouver une place dans les missions des bibliothèques municipales à vocation régionale ainsi que des bibliothèques départementales de prêt (BDP), ces dernières ayant une très bonne connaissance du terrain.

Enfin, le développement d'outils communs – bibliographies régionales, catalogues collectifs – doit permettre le renforcement du contrôle de la gestion du patrimoine.

Pour Michel Melot, le paradoxe des bibliothèques françaises réside dans la double mission qu'elles ont à mener de front : gérer un fonds patrimonial, hérité de l'histoire le plus souvent, et promouvoir la lecture publique 2. C'est peut-être chercher là la quadrature du cercle. Ce paradoxe appartient du moins à une tradition culturelle qu'il convient de ne pas bousculer et qui ne l'est d'ailleurs pas dans les projets les plus récents de conception de bibliothèques en France.

De l’oubli à la valorisation

Quelles sont les priorités pour le patrimoine écrit et graphique dans les bibliothèques françaises ? L'unanimité des participants s'est faite très vite : la valorisation de nos bibliothèques passe par une meilleure connaissance de leur patrimoine, par un inventaire des fonds. Nos bibliothèques ressemblent parfois par trop à des « bibliothèques oubliées » 3, à des « bibliothèques au bois dormant » ou encore à la soute d'un navire... Les professionnels ont besoin d'inventaires et, pour ce faire, de compétences et de temps, donc d'une place reconnue au patrimoine dans la politique des établissements. Or, rares sont les bibliothèques qui affichent une telle priorité.

La connaissance des fonds ayant été acquise, une valorisation peut alors être mise en œuvre. Comment et en direction de quels publics, avec quelles conséquences ? Les actions de mise en valeur du patrimoine des bibliothèques, et du patrimoine plus généralement, sont sans doute un levier pour sensibiliser les organismes de tutelle, notamment les tutelles locales : programmes d'exposition visant à montrer la richesse et l'originalité d'un fonds ; collaborations avec d'autres établissements de la ville, de la région ; le livre ancien peut, à travers certaines opérations, devenir un facteur de cohésion au sein d'un groupe d'élèves 4, un facteur d'intégration d'une catégorie de la population.

Le patrimoine et sa valorisation ne répondent que très rarement à une attente des publics, qui se laissent généralement surprendre. La recherche de nouveaux publics à travers cette valorisation suppose art et artifices : expositions ayant des qualités de scénographie – difficiles à mettre en œuvre dans les petites bibliothèques –, et surtout expositions ou opérations ayant des qualités pédagogiques, car le rôle du médiateur est déterminant pour la réussite de toute action de présentation du patrimoine écrit des bibliothèques à un large public. Une attention particulière doit être portée à l'utilisation des nouvelles technologies pour la valorisation et au développement d'initiatives en direction de l'image contenue dans les livres anciens ou conservée indépendamment.

Enfin, toute opération de connaissance et de valorisation du patrimoine comporte des conséquences sur sa fréquentation et sur sa conservation.

Bénévoles et professionnels

L'action des bénévoles, qu'ils soient personnels-relais des BDP, membres de sociétés savantes, stagiaires, ou retraités des bibliothèques, revêt des formes variées, liées à la nature et à l'importance des fonds, ainsi qu'aux types d'intervention (sauvetage, expertise, conseils, ou gestion courante). La coopération entre bénévoles et professionnels, entre grandes BM et BDP, doit être formalisée pour ce qui concerne le patrimoine écrit. Cette coopération passe par la constitution d'outils informatiques de recensement 5 d'une part, par la formation des bénévoles qui dépend de la bonne formation des professionnels d'autre part.

Les remarques attendues concernant le bénévolat ont été formulées : les bénévoles sont souvent un moyen de pallier le manque de professionnels. Quelle peut être la pérennité de leurs actions ? actions, qui, par définition, ne sont pas systématiques et dépendent du bon vouloir des individus. Nombreux sont les sites, les communes ayant des fonds patrimoniaux à conserver, mais qui ne disposent pas de « bonnes volontés ». Là encore, sensibilisation et formation 6 semblent être les actions à privilégier.

Offre en formation et affirmation du patrimoine des bibliothèques

A tous les niveaux, qu'il s'agisse de la formation des conservateurs, de la formation moyenne ou de la formation continue, les programmes et l'offre de formation en matière de conservation et de gestion du patrimoine écrit sont insuffisants. L'enseignement supérieur, même au sein des écoles spécialisées (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, École nationale des Chartes) 7, n'est sans doute pas assez complet, notamment en ce qui concerne l'image et les autres supports. La prise de conscience du patrimoine des bibliothèques doit être claire dès la formation initiale des bibliothécaires. Ce n'est qu'ainsi que les professionnels penseront à associer le patrimoine aux priorités de leurs établissements et à l'imposer auprès des élus. Car la profession est certainement en partie responsable de la situation actuelle du patrimoine dans nos bibliothèques. De plus, les bibliothécaires, qui ont l'atout d'une double compétence, à la fois praticiens du livre et historiens, doivent être présents dans la recherche de haut niveau. Les bibliographies savantes, les bibliographies régionales et, plus largement, le sentiment d'érudition locale sont en perte de vitesse 8 et risquent en conséquence d'accélérer la relégation de l'idée de patrimoine écrit.

Pour ce qui est de la formation moyenne, la situation est particulièrement alarmante puisque le paysage est désertique, ou presque. Michel Melot considère qu'il y a quelque chose de terrible à constater que « dans un pays comme la France, il se révèle très difficile de recruter un bibliothécaire spécialiste de patrimoine ». Or, en 1994, les formations organisées par le Centre national de la fonction publique territoriale Rhône-Alpes ont été annulées faute de participants. Là encore, quelle est la responsabilité des bibliothécaires et notamment des directeurs de bibliothèques dans la manière dont le patrimoine est traité et dans la manière dont la formation des agents est assurée, ou non, en matière de patrimoine ?

Cette journée d'étude consacrée au patrimoine écrit et graphique des bibliothèques a largement dépassé le cadre régional pour poser des questions de fond : politique nationale, formation spécialisée, patrimoine et lecture publique... Des propositions sont faites, et des types d'actions, mais également de comportements proposés pour éviter, tout simplement, que dans quelques années les collections patrimoniales connues ou ignorées à ce jour ne soient plus gérées du tout, et que ne sombrent à jamais nos belles bibliothèques oubliées.

  1. (retour)↑  Jean CHATELAIN, Droit et administration des musées, Paris, La Documentation française-École du Louvre, 1993.
  2. (retour)↑  Michel Melot apporte des éléments de comparaison fondés sur les bibliothèques scandinaves, canadiennes ou britanniques : richesse en patrimoine des bibliothèques françaises par rapport au bibliothèques de ces pays, mais distance qui les sépare encore en lecture publique.
  3. (retour)↑  La formule appartient à un de nos collègues de la bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand, et elle fut commentée par Michel Melot lors de la synthèse de la journée.
  4. (retour)↑  L'exemple des classes de patrimoine écrit qui se déroulent dans la Loire, a été cité.
  5. (retour)↑  L'exemple du catalogue collectif des fonds locaux de la région Rhône-Alpes sur CD-Rom a été donné en séance.
  6. (retour)↑  L'Association des bibliothécaires français pourrait être la structure d'appui qui permettrait de proposer aux bénévoles un diplôme spécialisé en patrimoine et en livre ancien. Sur ce terrain, les BDP peuvent également dispenser des formations très adaptées aux sites.
  7. (retour)↑  L'École du patrimoine, bien qu'invitée, n'était pas représentée à cette journée d'étude et les participants n'ont pu que regretter de ne pas connaître les orientations de la formation initiale et continue dispensée par cet établissement concernant le patrimoine des bibliothèques.
  8. (retour)↑  Certes, quelques exceptions existent, telles les Alsatica.