L'information branchée sur les barricades

la France et les États-Unis face au grand public

Jack Kessler

L’auteur présente ses réflexions sur les mutations technologiques en cours. Il met en relation ces évolutions avec des inventions passées, qui ont eu elles aussi des effets sur le marché commercial et les pratiques des usagers. L’accélération quotidienne des usages et des potentiels d’Internet est au centre de ses réflexions. Comment penser l’avenir du réseau ? Comment vont évoluer les produits proposés, leur mode de création et de fabrication ? Quelles sont les potentialités, mais aussi les effets pervers du multimédia ? Que deviendra l’hypertexte ? La maîtrise d’un certain type de fonctionnement des réseaux est un impératif majeur pour tous ceux qui, chercheurs, éditeurs, bibliothécaires, ne souhaitent pas les voir être sous peu dominés par l’industrie du divertissement.

This paper presents some of the author’s considerations on technological revolution. He compares these changes to some others in the past, which already had consequences on commercial market and users’habits. The incredible rapidity of Internet evolutions is at the core of his considerations. How can we think the future of networked information ? Which kind of products will be presented on the network ? How will change the ways of creating, producing, consulting the data offered on Internet ? Which are the possibilities, but also the negative effects of multimedia ? What will become hypertext ? How the publishers will use its capacities ? Scientists, publishers, librarians have to stay in the running if they don’t want to see the network be dominated by entertainment industry.

Der Verfasser legt seine Nachdenken über die laufenden technologischen Veränderungen aus. Er setzt diese Entwicklungen in Verhältnis mit vergangenen Erfindungen, die auch Einfluß auf den Absatzmarkt und das Benehmen der Benutzer ausübten. Die tagtägliche Beschleunigung der Gebräuche und der Möglichkeiten des Internet befindet sich in der Mitte dieser Überlegungen. Wie kann man die Zukunft des Netzes überdenken ? In welche Richtung müssen sich die vorgeschlagenen Produkte entwickeln, sowie deren Gestaltungs- und Herstellungsweisen ? Was für Möglichkeiten, was für verdorbene Wirkungen kann das Multimediale mitbringen ? Wohin führt der Hypertext ? Eine besondere Arbeitsweise dieser allgemeinen Netze muß dringend gemeistert werden von all denen, Forschern, Verlegern, Bibliothekaren, die deren Beschlagnahme zugunsten der Belustigungsindustrie vermeiden mögen.

« Il n'y a rien sur terre de plus exquis qu'un joli livre, aux colonnes agréablement disposées, entourées de filets, aux lettres écrites d'une encre bien noire, aux illustrations habilement mises en pages. Mais aujourd'hui, au lieu de regarder les livres, les gens les lisent. Un livre n'est plus rien qu'une commande de bacon ou de blé.. »
The Earl of Warwick, selon G. B. Shaw 1 un des plus anciens collectionneurs de livres français

Bien que les arguments en faveur des technologies de l'information soient différents aux Etats-Unis et en France, les résultats obtenus sont les mêmes. Ces deux pays ont à subir les mêmes effets des technologies de pointe que sont la numérisation, l'informatisation, et, de plus en plus, le problème de la surabondance d'information. Des efforts sont faits dans ces deux pays pour prédire et, d'une certaine façon, déterminer l'avenir. Dans certains domaines, ce sont les Américains qui sont en avance, et dans d'autres les Français.

La France est en avance par l'accès grand public de son Minitel, accès que l'Internet américain aimerait désormais beaucoup développer 2. Le gouvernement des Etats-Unis s'est déjà efforcé d'exercer un contrôle sur le programme « NII / National Information Infrastructure » 3, que le tout récent Rapport Théry 4 prévoit également pour la France : on trouve donc dans le domaine de l'information des « superhighways » ou des « autoroutes de l'information ». Dans les deux pays, beaucoup de bibliothèques ont des services en ligne. En France, les bibliothèques municipales offrent presque toutes des Minitels. Aux Etats-Unis, ce sont surtout les bibliothèques universitaires qui ont des services en ligne 5. Les Français utilisent le jargon des réseaux américains ; les Américains essaient de résoudre les problèmes des accès multilingues, alors que ce sont des problèmes anciens pour les Français. Tout le monde, des deux côtés de l'Océan atlantique, utilise les mêmes ordinateurs américains, qui sont de plus en plus fabriqués exclusivement en Asie.

Tout cela s'inscrit dans une explication historique, permet des bases de comparaison, de coopération et d'échange. Ces deux pays – la France et les Etats-Unis – sont les plus avancés, sinon dans la mise en réseau de l'information en général, du moins en tant que leaders des mondes anglophone et non anglophone dans ce domaine. Chacun peut tirer profit de ce que l'autre fait et ce serait gaspiller ses ressources que de ne pas en tirer avantage. Cet article décrit l'état actuel des réseaux électroniques et la diffusion de l'information aux Etats-Unis – avec notamment Internet – et s'accompagne de quelques réflexions sur l'exemple français.

Deux aspects sont particulièrement étudiés : les apports de la technologie d'une part, les bouleversements causés à l'information traditionnelle, d'autre part.

Ne serait-ce que pour élargir le débat, quelques caractéristiques communes de ce qui semble émerger sont décrites : la majorité d'entre elles concerne les Etats-Unis, certaines s'intéressent à la part non négligeable et, notons-le, croissante, de la France. Certains des problèmes posés et des perspectives proposées sont nouveaux, d'autres anciens et rappellent les préoccupations et les difficultés qu'ont les collectionneurs de livres à séparer la forme du fond.

Le déterminisme technologique

Peu de changements sociaux ont si fortement et si souvent découlé des bouleversements technologiques, que ceux qu'entraîne la révolution de l'information. Deux points de vue se font jour, celui du grand public et celui des professionnels : « Il y eut d'abord les machines, puis vint leur utilisation », c'est-à-dire qu'il y eut d'abord l'ordinateur, puis ses applications ; les premiers fils et câbles, puis l'information y circulant ; Internet, puis les réseaux électroniques de diffusion de l'information. La tendance qui consiste à comprendre tout d'abord en quoi les nouvelles technologies ont été à la base de ces bouleversements se fait sentir un peu partout, chez les politiques, les informaticiens, et même les journalistes anti-ordinateurs, à Singapour, à Delhi ou à Séville, ainsi qu'à Paris et Berkeley. Prenons quelques exemples dans les technologies les plus récentes, avec certaines des caractéristiques et des voies propres aux Etats-Unis et à la France.

Le téléphone

Le domaine des télécommunications est quelque peu en crise aux Etats-Unis, faute de recommandations et de définition. La dissolution du monopole AT&T, il y a quelques années, et son éclatement en diverses entreprises – quelques « Baby Bell » avec succès, d'autres avec un succès moindre – a privé les réformateurs et les détracteurs de la téléphonie américaine d'une cible unique et unifiée. Celle-ci est ainsi devenue une hydre à plusieurs têtes, difficile à atteindre.

La nécessité d'une réforme générale de la téléphonie n'a pas été envisagée lors de son démantèlement, il y a deux décennies. A l'époque, la téléphonie américaine était de loin en avance sur les télécommunications françaises, et sur d'autres systèmes eux aussi dépassés ; l'idée d'utiliser des systèmes téléphoniques pour un transfert en masse des fichiers bibliographiques, et plus encore des images fixes ou animées et de la télévision interactive, n'était pas même encore imaginable. Aujourd'hui, les responsables politiques ont des difficultés à mettre en oeuvre d'une manière cohérente les mutations vers des techniques nouvelles, comme l'ISDN Integrated Services Digital Networks équivalent du Réseau numérique à intégration de services français, RNIS, ou l'ATM (Asynchronous Transfer Mode), ou à s'orienter vers des coûts calculés au volume plutôt qu'à la distance, car c'est justement une telle politique centralisée que la dissolution de l'AT&T avait cherché à éviter.

Les télécommunications sont considérées aujourd'hui comme un acteur important dans le développement de l'information en réseau. Mais ce n'est qu'une technologie parmi de nombreuses autres qui peuvent remplir ces mêmes fonctions. Les grandes sociétés de téléphone américaines sont encore des pachydermes, considérées par les marchés de l'investissement comme incapables d'innover et manquant de la flexibilité nécessaire au développement de ces réseaux électroniques.

La télévision

La crise de la télévision est encore plus forte aux Etats-Unis, car, contrairement à l'industrie du téléphone, la télévision n'en a même pas conscience. La perception générale de l'industrie télévisuelle est, semble-t-il, que la télévision occupe une place immuable dans les foyers et dans l'esprit des Américains, que c'est un phénomène culturel sans aucun concurrent sérieux. Les concurrents qui risquent d'apparaître sont surveillés avec inquiétude, et parfois rachetés. Les acheteurs arrivistes sont éconduits. Cette attitude défensive d'une industrie maintenant un peu dépassée s'oppose aux attitudes offensives, non conformistes, et parfois avides des Sarnoffs et des Paleys 6, qui ont participé à son édification. L'industrie de la télévision est à son apogée, avec comme seule perspective la régression. Mais elle n'est, tout comme le téléphone, qu'une technologie, que des techniques nouvelles, comme peut-être l'ordinateur, pourraient désormais remplacer.

Le plus grand avantage actuel de la télévision, comme du téléphone d'ailleurs, n'est en fait pas technique,. C'est sa très grande pénétration du marché : il y a au moins une télévision dans presque tous les foyers américains, beaucoup plus qu'il n'y a d'ordinateurs. C'est un avantage d'une très grande importance dans un marché commercial aussi important et compliqué, non régulé, que celui des Etats-Unis. Ainsi, beaucoup d'investisseurs dans les secteurs des gros ordinateurs, des gros systèmes, et des réseaux, parient lourdement sur la technologie de la télévision, comme devant être la première à introduire l'information en réseau auprès du grand public américain. Il devrait s'agir de la télévision numérique à 500 chaînes, de la télévision interactive, et de la vidéo à la demande, plutôt que de la téléphonie.

Les ordinateurs

L'industrie américaine des ordinateurs – par opposition aux industries de la télévision et de la téléphonie, qui se trouvent littéralement prises à la gorge – traverse une fois encore une période de profonde transition.

Lors des précédentes mutations, comme le passage du gros au mini-ordinateur, puis aux logiciels, aux systèmes d'exploitation et aux applications, on pouvait être confronté soit à des désagréments, soit à de nouvelles ouvertures : un chômage important et des crises financières pour des sociétés comme IBM, DEC et Thinking Machines, qui n'arrivaient pas à se maintenir, et de nouvelles offres pour des sociétés comme Novell, Oracle, Sun et surtout Microsoft, capables de saisir la balle au bond.

La dernière évolution – l'ouverture actuelle vers le grand public, combattue par certains, adoptée et exploitée par d'autres – promet une nouvelle série de difficultés et de possibilités. Certaines sociétés, qui ne produisent que des systèmes conçus pour un petit nombre d'utilisateurs, ont des problèmes, tandis qu'une société comme Compaq, développant un produit destiné au grand public, a récemment supplanté ses rivaux IBM et Apple, en devenant le plus grand producteur américain d'ordinateurs individuels.

Le concept global de l'ordinateur individuel est maintenant à l'étude. A l'origine, l'ordinateur individuel n'était qu'une image marketing des capacités des grands ordinateurs, assemblées pour les revendre au grand public, comme l'ont fait IBM PC et Apple Mac.

La miniaturisation a progressé de telle façon que, de plus en plus, on peut tenir dans la main ou glisser dans sa poche ces objets individuels, ou – ce qui est plus significatif pour la concurrence commerciale des fabricants d'ordinateurs – on trouve cette miniaturisation électronique dans d'autres appareils, comme les téléphones, les téléviseurs, les thermostats des systèmes de chauffage, les jeux vidéo et les jouets. L'extension de cette capacité informatique aux géants de l'électronique grand public et aux industries du jouet – où la domination des producteurs asiatiques est totale – n'est pas le moindre des intérêts de cette révolution qui secoue actuellement le marché et déchire les fabricants d'ordinateurs.

Le rôle que ces ordinateurs vont jouer dans la diffusion électronique de l'information, devient chaque jour plus problématique. L'appareil lui-même, ou ce que l'utilisateur en voit, c'est-à-dire les écrans, les claviers, la souris, la manette, et des textes, des dessins, des couleurs de plus en plus agréables à l'oeil et de plus en plus simples, se rapproche petit à petit davantage de la télévision que de tout ce qui était précédemment connu sous le nom d'ordinateur, ou de téléphone.

Internet

Les technologies propres d'Internet, comme celles de l'ordinateur, changent elles aussi rapidement. Les modems sont plus rapides, moins chers, moins « visibles » : le coffret externe à 300 bps (bits par seconde) à 500 dollars, sonore et mystérieux, a fait place aux puces à 14 400 et 28 800 bps, moins coûteuses, petites et invisibles, dont l'utilisateur n'a pas à se soucier. Le marché s'ouvre peu à peu à des vitesses allant de 56 000 à 64 000 bps, des ISDN – tel Numéris pour la France – et au prix de Numéris, soit 50 à 60 dollars par mois. Le bruit et les interférences diminuent, bien que les encombrements croissent : le téléchargement et le déchargement fonctionnent mieux qu'auparavant, mais les délais de connexion aux serveurs par téléphone, et par email/ftp/telnet, s'allongent – il y a déjà des embouteillages sur ces autoroutes de l'information.

Le plus important, c'est qu'on connaît maintenant Internet. Voici seulement deux ans, il était peu connu en dehors des grandes universités, qui en étaient encore au stade des essais ; actuellement, on trouve des articles sur Internet et les autoroutes de l'information dans chaque numéro du New York Times. De 213 ordinateurs « hôtes » en août 1981, Internet est passé à 727 000 en octobre 1991, et à 3 864 000 en octobre 1994 7. Les terminaux sont plus simples d'utilisation. Les vitesses de transmission et les modems se sont accrus, les appareils de routage sont plus perfectionnés, le câblage par fibre optique se développe de plus en plus, les serveurs, plus conviviaux, se multiplient.

Une autoroute, cependant, n'est pas plus large que la partie la plus étroite de son goulet d'étranglement, et certains de ces goulets bien notoires croissent. Le plus critique d'entre eux se développe à l'endroit le plus crucial de la connexion du système, celui des aides à l'indexation et à la recherche d'information. Aussi rapidement qu'elles se soient multipliées, il n'en reste pas moins que la capacité des utilisateurs à les connaître et à les utiliser s'est dégradée du fait de leur sur-utilisation. L'attente pour l'accès à certains fichiers peut être de plusieurs minutes et atteindre plusieurs heures, aux heures de pointe. Les vendredis après-midi, les lundis matin, en périodes d'examen dans les universités, l'utilisateur obtient en permanence des messages du genre « système indisponible ».

Le câble, le sans fil et le multimédia...

Par ailleurs, les plus lourds fardeaux de cette technologie électronique, déjà bien accablée, sont encore à venir. Par-delà les usages courants d'Internet – un volumineux courrier électronique, Telnet en continu, et des transferts occasionnels de fichiers FTP – se profilent le câble, le sans fil, et, plus menaçant que tout, les applications multimédia, qui promettent de solliciter les autoroutes de l'information bien au-delà de leurs capacités actuelles.

MBONE, par exemple – le Multicasting backBONE – est une application qui transmet la vidéo sur les mêmes réseaux que ceux utilisés principalement par le courrier électronique. Les transmissions MBONE utilisent à outrance la largeur de bande et les autres canaux qui servent actuellement au courrier électronique 8.

Néanmoins la logique qui se cache derrière la croissance de MBONE paraît inexorable : une culture dominée par la télévision, comme celle des Etats-Unis, va sûrement renforcer ce mouvement. On peut alors se demander dans quelle mesure l'Internet actuel et les autres réseaux électroniques, comme le Minitel, vont pouvoir s'adapter et avoir la puissance nécessaire pour répondre aux besoins d'applications non prévues, comme le multimédia et MBONE ; ou encore dans quelle mesure les technologies actuelles vont être entièrement supplantées par d'autres, qui offrent ces fonctionnalités, apparemment désirées, aux utilisateurs ? Les paris en faveur d'Internet sont nombreux, ceux en faveur de quelque chose d'autre – la télévision câblée interactive transmise par des lignes de sociétés comme EDF, les transmissions sans fil, les 500 chaînes de télévision numérique, les visiophones intelligents (cf. le Rapport Théry) – augmentent. Le débat et, de plus en plus, la compétition réelle, s'enflamment.

Quel est le rôle réel joué par toutes ces technologies ? Le défaut de ce déterminisme technologique ? L'écrivain Lewis Mumford a pris part à ce vieux débat sur l'histoire des sciences 9, qui cherche à résoudre le problème de la poule et de l'oeuf : qui est apparu en premier, les réseaux ou l'information ? Mumford a une préférence pour cette dernière, son argument étant que les Pyramides n'ont pas créé les Egyptiens, mais que ce sont les Egyptiens qui ont créé les Pyramides.

Selon l'optique de Mumford, on peut considérer qu'une grande part de la maîtrise par la technologie du progrès constaté dans la diffusion électronique de l'information n'est due qu'aux outils : les conditions sociales ont été mises en place – la presse libre, la démocratie, l'instruction pour tous, la paix mondiale – et les outils de la technologie s'insèrent purement et simplement aux bons endroits. Le point de vue peut être optimiste ou pessimiste. Du moins peut-il éclairer les difficultés qu'éprouvent les réseaux électroniques et la technologie à considérer que les institutions humaines traditionnelles ont un rôle à jouer, quelles que puissent être les possibilités et les limites des outils techniques.

Les traditions de l'information

Il y a beaucoup de choses nouvelles dans le débat sur la technologie. Il n'y a que dix ans que le Minitel est devenu véritablement disponible au grand public et Internet deux ans. La véritable explosion de l'utilisation des autoroutes de l'information date d'un an seulement, et le développement des capacités techniques à gérer une telle explosion n'a démarré qu'en 1994. Beaucoup d'efforts ont été faits pour aider la communauté universitaire à discipliner son utilisation de réseaux désordonnés, pendant les périodes d'essais universitaires ; mais 1994 est véritablement l'année où l'accès public et commercial à Internet a explosé, et où les logiciels clients de Mosaic, faciles à charger et à utiliser, ont été commercialisés.

L'information elle-même cependant n'est pas une chose nouvelle. On l'a traitée, elle a subi des bouleversements dans sa gestion tout au long de l'histoire. Des institutions spécifiques ont traditionnellement émergé dans ce but, des institutions qui se débattent maintenant, ou manoeuvrent pour avoir la meilleure place, s'efforçant de maîtriser ou de dominer les derniers-nés des outils technologiques.

Les bibliothèques

Les bibliothèques universitaires ont été l'un des leaders du développement de la diffusion électronique de l'information aux Etats-Unis. Internet était, au début, un projet universitaire, une expérience que le département de la Défense américaine a développée et testée grâce aux subventions de la National Science Foundation (NSF), dans les universités les plus importantes du pays. Les bibliothèques universitaires américaines, déjà plus riches que leurs homologues françaises, étaient donc plus proches des réseaux de l'information que ces dernières.

Les bibliothèques publiques américaines, par opposition, avaient du retard dans l'obtention et l'utilisation de l'accès aux réseaux. Alors qu'en France, la plus petite bibliothèque municipale a une interface Minitel accessible par téléphone 10, la plupart des bibliothèques publiques américaines n'ont toujours pas accès à Internet, sans parler de savoir l'utiliser efficacement.

Dans les deux cas cependant – en France comme aux Etats-Unis – l'organisation de l'information en ligne a bénéficié de l'expérience et des structures de coopération locale des bibliothèques. Certains des initiateurs des réseaux électroniques ont été, dans ces deux pays, des bibliothécaires.

Les éditeurs

Les éditeurs ont été plus lents que les bibliothèques à adopter l'information en réseau. Aux Etats-Unis, il leur a manqué une incitation financière. En tant qu'expérience universitaire, Internet n'a pas, du moins jusqu'à récemment, réussi à occuper le créneau commercial, et encore moins le secteur de l'édition, qui s'est senti directement menacé par les réseaux.

Actuellement cependant, parmi les utilisateurs les plus imaginatifs de l'information en réseau, on trouve de jeunes et nouveaux éditeurs. Citons par exemple sur le Minitel 11, à 3614, code LISIERE, la « poésie interactive », ou encore le service « HotWired » du journal imprimé Wired, à http://www.wired.com 12.

De plus en plus cependant, les gros éditeurs traditionnels – le courant dominant – font de premières tentatives. Elsevier et Springer se sont lancés dans de grands projets communs avec d'importantes bibliothèques universitaires. Springer, avec le projet « Red Sage » à l'université de Californie à San Francisco, offre de fournir et d'utiliser en ligne des journaux médicaux, en texte intégral et avec leurs illustrations, et Elsevier, avec le projet « Tulip », conçu pour l'université de Californie tout entière, offre ce même type de services pour des journaux scientifiques. Un nombre croissant de journaux américains comme le Wall Street Journal, le Time et Atlantic Monthly, peuvent être consultés sur les réseaux.

Il n'en demeure pas moins une résistance, ainsi que quelques obstacles techniques. En tête de ces derniers, figure la recherche par les Américains de procédures fiables de facturation en ligne – les agents comptables américains ayant des doutes sur la transmission des chiffres des cartes de crédit par commutation de paquets (comme si ces chiffres pouvaient être aisément dérobés en passant par un routeur éloigné). Un autre obstacle vient aussi du fait que la plupart des foyers américains n'ont toujours pas d'ordinateurs chez eux. Des changements se produisent néanmoins, et même rapidement.

L'enseignement et le Digital Access

On peut considérer que les universités et les établissements d'enseignement en général sont concernés, tout comme les éditeurs et les bibliothèques, par le domaine de l'information : par sa recherche, sa production, son utilisation et sa transmission. Les grandes universités américaines se sont, dès le début et avec beaucoup d'ardeur, impliquées dans cette nouvelle « révolution de l'information ». Comme dernier exemple de leur participation, les projets Digital Access : les groupements de personnel des universités sont intéressés par le développement de moyens intégrés dans leurs relations avec l'antenne locale des autoroutes de l'information. Le projet français Renater a son équivalent dans les universités américaines – avec la même façon d'aborder la mise en Oeuvre et la coordination, et provoquant sans doute les mêmes maux de tête. Les établissements d'enseignement secondaire et même primaire sont également impliqués, souvent avec l'aide de l'Etat et des administrations locales, ou encore avec le soutien et la participation des sociétés de télécommunications.

Dans l'enseignement, comme dans les bibliothèques et d'autres institutions, on a tendance à considérer la diffusion électronique de l'information comme la panacée contre les problèmes financiers, actuellement très importants. Les écoles et les bibliothèques, qui manquent fréquemment d'argent, voient trop souvent dans l'enseignement à distance et dans les services de renseignements par téléphone des substituts aux classes de cours, aux enseignants, aux collections de livres et de journaux, et aux autres ressources qu'ils n'ont plus les moyens d'offrir. Il reste à voir, comme la plupart de ces expériences sont encore trop nouvelles pour être évaluées, si le bébé va être jeté avec l'eau du bain, ou si les réseaux informatisés et la diffusion électronique de l'information vont vraiment améliorer les services qu'ils sont censés rendre dans ce cas.

La National Science Foundation et les Digital Libraries

Certaines tentatives audacieuses sont en cours, qui cherchent à concilier l'ancien et le nouveau. La National Science Foundation, qui parrainait officiellement Internet depuis un bon nombre d'années, a récemment financé une série de grands projets destinés à définir les bibliothèques numériques 13.

Le terme lui-même évoque le rapprochement entre une technique nouvelle – la numérisation – et une institution de type traditionnel – la bibliothèque. Cependant, la tâche peut être plus difficile qu'il n'y paraît. Il s'agit de définir, de façon entièrement nouvelle, la bibliothèque, et le document.

Six projets, chacun doté de 4 millions de dollars, disposent de quatre ans pour présenter des résultats. Il semble qu'un problème commun essentiel soit déjà apparu. Les chercheurs travaillant sur ces projets de bibliothèques numériques s'accordent peu quant à la signification exacte du terme « bibliothèque ». S'ils sont d'accord sur la signification de la technologie numérique, le mot « bibliothèque » signifie pour certains des livres, pour d'autres un bâtiment, pour d'autres encore des livres plus toutes les autres choses que les bibliothèques traditionnelles ont emmagasinées dans leurs bâtiments (estampes, archives, médailles, etc.), et pour d'autres encore, les systèmes qui permettent de gérer, de classer, de rechercher et de retrouver ces documents. Dans ces projets de bibliothèques numériques, le problème vient du fait que la définition du terme « bibliothèque » représente la partie pratique de leur tâche : si on demande de numériser quelque chose, on demande aussi pourquoi ? Il ne semble pas y avoir accord jusqu'à présent sur ce « pourquoi ? ».

Ces questions ne sont pas nouvelles pour les communautés de bibliothécaires et de documentalistes aux Etats-Unis, ni pour les bibliothécaires et documentalistes français. Mais elles le sont pour beaucoup d'informaticiens, et surtout pour les décideurs qui doivent maintenant surveiller la synthèse des techniques nouvelles et anciennes que l'objectif de bibliothèques numériques rend nécessaire. Les débats sont passionnants. On a parcouru un bon bout de chemin, et on est en train de réinventer le monde.

Le divertissement

Sans doute les plus puissantes institutions traditionnelles de l'information aux Etats-Unis impliquées dans la constitution des réseaux, certainement plus puissantes que les écoles, les universités ou les bibliothèques, sont les grandes industries du divertissement : « Hollywood », comme on dit aux Etats-Unis.

Quand le réseau était encore dans l'enfance – il y a de cela un an – sa technologie était d'un intérêt limité, et ce n'était pas suprêmement intéressant pour de grandes sociétés comme Walt Disney, qui ne vend que des films, de la marchandise, des parcs à thème (parfois !), des bandes dessinées, et pas de la technologie. Depuis l'automne 1994 cependant, même le PDG de Disney 14 a rejoint les autres « nababs » de l'industrie du divertissement américaine, en faisant preuve d'enthousiasme pour les produits de divertissement sur le réseau (cf. : http://bvp.wdp.com / – nouveau service en ligne de Walt Disney Productions / « wdp »).

Personne encore ne sait ce que cela impliquera réellement. Quelques essais récents concernant les arts du spectacle n'ont pas suscité beaucoup d'intérêt. Le très grand marché de la vidéo domotique paraît, jusqu'à présent, être marié solidement à l'industrie du câble : ainsi de la vidéo à la demande, de la télévision numérique à 500 chaînes, etc. Les considérations de largeur de bande paraissent interdire encore les applications les plus évidentes, que pourraient être les images et le son du cinéma, offerts aux consommateurs sur les réseaux.

Mais l'industrie prospère des disques optiques numériques propose, elle, des produits sur le réseau : les artistes imaginatifs de la musique rock, comme Peter Gabriel, introduisent le multimédia dans certains programmes intelligemment intégrés, sur CD-Rom. L'industrie croissante des jeux vidéo pousse même les musiciens de rock à faire un emploi novateur des techniques numérisées : des jeux à bas prix et forte vente, extrêmement sophistiqués, comme SimCity 15 et Myst 16 permettront peut-être à ces produits de pénétrer le marché des foyers des consommateurs américains. Ce serait facile alors, et d'un moindre coût pour le producteur, de proposer sur le réseau les produits de divertissement qui sont actuellement disponibles sur disquettes ou disques optiques numériques.

On pourrait certes considérer avec ironie le fait que l'industrie du divertissement devienne le moteur d'un accès massif des foyers américains au réseau. C'est pourtant la thèse de Johann Huizinga, pour qui l'homo ludens est la condition de l'homme apprenant, de l'apprentissage 17. Il y a sans doute des manières plus critiquables que le divertissement d'initier les populations au monde de la numérisation 18.

Ressources internes et externes

L'avenir est incertain, particulièrement sur un sujet aussi changeant. Toute prédiction fondée sur les tendances actuelles risque d'être erronée. La tendance actuelle la plus forte, et que certains peuvent déplorer, paraît être de fournir l'accès au réseau au grand public. Cette préoccupation est différente de celles qui l'ont précédée ; elle n'est le produit ni de la technologie ni des traditions de l'information, mais de sa fonction, du but vers lequel elle tend.

Le souci de fournir l'accès au réseau au grand public ne prend pas son origine dans des développements techniques nouveaux. Certains pensent que ces nouveaux développements conduisent, en fait, à une dégradation des capacités techniques actuelles, et à un détournement vers des objectifs plus banals. La fin et les objectifs financiers semblent compter plus que les moyens.

Les services d'information pour le grand public actuellement mis en œuvre devront être omniprésents (partout disponibles, comme le Minitel) ; invisibles (là encore comme le Minitel) ; multilingues ; bon marché ; simples ; réellement utiles. Sinon, ils ne se vendront pas et ne seront pas utilisés 19.

Toutes les offres d'information, cependant, qu'elles soient destinées ou non au grand public, manifestent des tendances communes, celles de se contenter de répondre aux besoins les plus courants. Toute proposition nouvelle se devrait pourtant de se demander si elle ne fait que conforter les systèmes anciens ou si elle apporte du neuf.

Diffusion de l'information

Un des avantages premiers des autoroutes de l'information est l'immense amélioration qu'elles apportent à la diffusion.

C'est le rêve de tout publicitaire. Quelques frappes sur un clavier relié à Internet ou sur un terminal Minitel et le texte, les images, le son, tout « document », si l'on entend par document tout ce qui peut être numérisé selon la définition adoptée parXerox Parc 20, peuvent être transmis à des centaines de milliers de personnes, éparpillées à travers le globe. C'est ce qu'appelaient de leurs vœux des publicitaires comme Joseph Pulitzer, W. H. Smith, Louis Hachette, ou... Alde Manuce. Ces derniers s'étaient intéressés au format d'une Oeuvre, à sa présentation, sa mise en pages, mais leur problème commun était toujours la diffusion, la livraison des textes aux lecteurs.

Tout système moderne qui ne tire pas parti des avantages de la diffusion de l'information en réseau le fait à ses risques et périls. Si un journal imprimé ne réalise pas que son concurrent électronique peut atteindre un lectorat bien plus important que le sien, beaucoup plus rapidement et sans doute à un moindre coût, il risque d'en mourir. C'est ce qui arrive aujourd'hui à beaucoup de journaux imprimés.

Mais il ne suffit pas d'être présent sur le réseau. Trop de journaux électroniques ne sont que des répliques des périodiques imprimés. Ils sont numérisés, leurs textes sont sur écran, ils sont transportés sur des lignes de téléphone ou des ondes hertziennes dans des paquets d'octets. Mais ils conservent le format, le style, le prix du périodique imprimé, ignorant les vrais avantages que la numérisation peut procurer. Nombre de produits académiques et professionnels estiment plus prudent de continuer à fonctionner selon un système d'accréditation par les pairs, qui de plus implique de longs délais. Toutes ces notions et ces conceptions du temps n'ont plus cours avec le réseau.

Interaction

Un deuxième avantage du réseau, qu'une publication moderne ne peut ignorer, est l'interactivité.

La tension entre auteurs et lectorat ne change rien au travail créatif. Les auteurs passés, poètes et dramaturges, se sont débattus avec cette frontière. Bernard Shaw écrivait des instructions pour la mise en scène et des préfaces plus longues que ses pièces, T.S. Eliot plaidait passionnément pour la séparation entre son texte et le travail des acteurs. Le Living Theatre travaillait vigoureusement à supprimer les barrières. Comme la plupart des problèmes modernes, la question de l'interactivité des médias est une vieille histoire.

Mais le fait est que l'interactivité plus grande, marquée par l'aptitude des divers acteurs humains, l'auteur, l'éditeur, le rédacteur, l'imprimeur, l'illustrateur, le dessinateur, et l'utilisateur/lecteur à contribuer à la production et l'usage d'une œuvre, est une caractéristique fondamentale du réseau, qui le différencie de tous les médias qui l'ont précédé.

Il est extrêmement facile, en activant un pixel, un bit ou un octet, de copier un texte ou de l'employer dans un contexte non prévu par son auteur original. On voit surtout aujourd'hui le côté négatif de ces pratiques, qui contreviennent au droit d'auteur tel qu'il a été conçu par des sociétés plus anciennes. L'aspect positif est la participation potentielle beaucoup plus importante des utilisateurs. Bien sur, le texte peut simplement être mis sur le réseau dans son format imprimé original, ressembler à une page imprimée, être protégé par le droit d'auteur ancienne formule, être complété par des éditions variantes stockées quelque part et protégé contre toute forme de corruption textuelle.

Aujourd'hui, la discussion et l'échange entre lecteurs, éditeurs et auteurs, l'élaboration d'un écrit en coopération, l'intégration de différents points de vue dans un même texte sont possibles dans des proportions que n'ont jamais atteintes les médias traditionnels. Une bonne conférence électronique peut accepter les contributions de milliers de participants. Tout cela présente nombre d'avantages et contrevient quelque peu aux anciens modèles de la compétition.

Hyperaction

L'hypertexte constitue un troisième avantage de l'information en réseau. L'hypertexte rend possible l'abandon de la présentation linéaire traditionnelle du texte imprimé.

Dans un livre imprimé, le texte a un début, un milieu et une fin. Leur ordre est réglé par des auteurs et des rédacteurs, et sanctifié par des siècles de pratique. Les liaisons hypertexte permettent à un lecteur de naviguer, de passer d'un thème à l'autre, d'y revenir, de suivre sa pensée selon sa volonté, en dehors de toute nécessité imposée par la linéarité du texte. Cette caractéristique du texte électronique a fait l'objet de nombre de commentaires. Les penseurs, de Marshall McLuhan 21 à Ted Nelson 22 et aujourd'hui à Pierre Lévy 23 ont considéré ce phénomène comme fondateur.

Ce n'est pas toujours un avantage. Deux problèmes se posent. L'hypertexte peut plaire aux rebelles qui ne parvenaient pas à suivre les lignes ordonnées par l'instituteur ou par le texte. Mais d'autres peuvent simplement trouver l'hypertexte distrayant. La possibilité de sauter d'un sujet à un autre est merveilleuse pour certains, confondante pour d'autres : elle peut faire sens dans un texte d'histoire de l'art, mais pas vraiment dans un manuel d'assemblage de voiture.

L'hypertexte est un outil utile dans un contexte particulier. Comme tout autre, il peut être mal utilisé. Ainsi, on trouve dans WorldWideWeb des exemples particulièrement confus.

Il ne faut pas croire non plus que le nombre de liaisons dans l'hypertexte soit infini. Certaines frontières sont infranchissables, certains choix doivent être faits. Les pages d'accueil Mosaic ne peuvent être sans fin ; les liens ne peuvent pas exister pour chaque mot ; le chargement des images de grand format peut mettre à mal des systèmes entiers, même s'il est possible en théorie.

Mais l'hypertexte est une caractéristique du texte électronique que certains systèmes offriront, et dont on se doit d'observer les évolutions.

Le multimédia

Il est vrai que le mélange, grâce au multimédia, des images, du son, et même du toucher, défient nos capacités actuelles à en imaginer les potentialités. Le multimédia défie aussi nos aptitudes à le mettre en œuvre : les capacités actuelles de gestion de données de nos logiciels sont insuffisantes. Déjà, les interfaces multimédia sur des réseaux comme Mosaic provoquent parfois des interruptions de systèmes entiers, pendant le temps où les utilisateurs recherchent et transfèrent des fichiers d'images beaucoup plus encombrants que ceux qui avaient été prévus à l'origine des systèmes.

Le multimédia offre des capacités créatrices importantes. Les auteurs peuvent charger texte, images et son de manière interactive sur les serveurs. Une norme VRML (Virtual Reality Markup Language) est en cours d'élaboration. Mais les risques d'étranglement des goulets sont importants : à l'heure actuelle, des images, qui nécessiteraient une capacité de 64 kbps d'ISDN, sont transférées en ayant recours à des modems d'une capacité de 9,6 kbps ; les disques durs sont pleins, les circuits de reroutage ralentis par la floraison de gophers et de veronicas, aptes à transporter des réseaux de vidéo MBONE.

Certains jours, on est émerveillé par les potentiels de ces machines. D'autres jours, la dégradation croissante et les lenteurs du fonctionnement des réseaux – erreurs dans le téléchargement, retards dans telnet, impossibilité absolue de se connecter sur un serveur veronica – font craindre une interruption et un crash généralisés...

Le multimédia mérite-t-il les louanges ou les critiques pour la dérégulation et les problèmes qu'il provoque sur les réseaux ? Cela peut être discuté. Quoi qu'il en soit, l'ère est bien révolue, qui associait l'écrit sur écran aux seules possibilités de l'ASCII. Ceci est aujourd'hui bien loin derrière nous.

Le partage social

Il est une question essentielle, que toute interrogation sur le monde des réseaux se doit de prendre en considération, c'est celle de leur partage social. Information et acculturation n'ont pas toujours été de pair. On le sait, l'information a toujours été inégalement partagée. Ce phénomène ne s'évanouit pas comme par enchantement à l'ère des réseaux. Au contraire, certains sauront utiliser l'information proposée, d'autres non. On retrouve la dichotomie entre ceux qui sont riches en information et ceux qui en sont pauvres 24. Les débats sur les autoroutes de l'information aux Etats-Unis commencent à poser ce problème. En France, Gérard Théry dans son rapport sur les autoroutes de l'information a exprimé cette préoccupation : « L'égalité de tous dans l'accès aux autoroutes de l'information... », est un des objectifs principaux du rapport 25.

L'analphabétisme était une grave menace sociale à l'époque des développements technologiques majeurs que représentait l'âge des machines ou l'âge de la révolution industrielle. Ceux qui ne savaient ni lire, ni écrire, purent tout de même avoir leur place dans les changements économiques, sociaux et politiques en cours. Ce problème serait plus grave encore à une époque non plus dominée par les machines ou l'industrie, mais par l'information, une ère déjà appelée l'âge de l'information.

L'institutionnalisation du changement

L'innovation la plus difficile et la chose la plus nécessaire finalement est l'institutionnalisation du changement.

L'un des tests de toute innovation concerne la capacité ou l'incapacité des institutions à être toujours en phase avec le changement. Beaucoup de bibliothèques, de producteurs de matériel, de concepteurs de logiciels, éditeurs, d'institutions gouvernementales se sont heurtés à ce problème massif et ont souvent échoué à intégrer l'innovation dans le fonctionnement institutionnel. Il existe en Amérique latine un parti politique qui contient dans son intitulé même la contradiction : le « Parti révolutionnaire institutionnel » ; il y a là une contradiction dans les termes mêmes : l'institutionnalisation de quelque chose qui ne peut être institutionnalisé, comme la révolution, ou tout du moins le changement permanent est la question à laquelle se heurtent aujourd'hui les institutions et les personnes s'essayant à maîtriser l'information en réseau 26.

C'est peut-être la nature intrinsèque de l'information en réseau que de changer si vite. Quoi qu'il en soit, ces évolutions technologiques ont été source d'intenses remises en cause, de ruptures, provoquant la fortune de quelques-uns, la ruine de quelques autres, la confusion et l'insécurité pour tous.

L'accès du grand public au réseau risque d'exacerber ces ruptures. Déjà, les cadres et les informaticiens sont déstabilisés par ces changements. Du côté du grand public, cette mutation pourrait provoquer des frustrations majeures. Elle est bien sûr aussi source de tous les possibles. Sans doute ces mutations, qui voient chacun pouvoir accéder au réseau et échanger librement avec tous, n'étaient pas imaginables même par les premiers concepteurs des technologies informatiques.

Le conte de Warwick serait troublé. Les livres ne sont plus chéris seulement pour leur couverture ou leur typographie. Ils sont lus, leurs textes sont de plus en plus consultés par le grand public, et davantage que pour simplement « des commandes de bacon ou de blé ».

Décembre 1994

  1. (retour)↑  Bernard SHAW, Saint Joan, New-York, Penguin, 1951, p. 86, scène 4.
  2. (retour)↑  Jack KESSLER: « Networked Information in France, 1993: The Internet’s Future », Internet Research magazine, 1994, v. 4, n°1, Spring, 1994, p. 18-30, 1994: « Baby Bell Minitel? Internet Competition from the French Connection », Connections: the Interoperability Report, 1994, v. 8, n°4, April, p. 2-11; « Electronic Networks: A View from Europe », Bulletin of the American Society for Information Science, April-May 1994, v. 20, n°4, p. 26-27.
  3. (retour)↑  Malheureusement, la seule manière efficace de siuvre les développements des réseaux de l’information-comme la NII/National Information Infrastructure américain-passe, pour le moment, par les réseaux, c’est-à-dire que, pour obtenir les documents des débats sur la NII, il faut envoyer un message par courier électronique, à l’adresse électronique nii@ace.esusda.gov .
  4. (retour)↑  Les autoroutes de l’information : Rapport au Premier ministre, Gérard THERY, Paris, La Documentation Française, 1994, 127 p., (Collection des Rapports officiels). On peut l’obtenir par minitel : 36 16 DOCTEL en utilisant le numéro de référence 5-3424-2.
  5. (retour)↑  Les différences entre les bibliothèques publiques françaises et américaines sont historiques : cf. Jean HASSENFORDER, Développement comparé des bibliothèques publiques en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XIX siècle : 1850-1914, Paris, Ed. du Cercle de la Librairie, 1967.
  6. (retour)↑  Kenneth W. Bilby, David Sarnoff and the rise of the communications industry, New York, Harper & Row, 1986 ; Lewis J. Paper, Empire : William S. Paley and the making of CBS, New York, St. Martin’s Press, 1987 ; Thomas S. W. Lewis, Empire of the air : the men who made radio, New York, Edward Burlingame Books, 1991.
  7. (retour)↑  Selon le Network Wizards, consultable à l’adresse W3 / WorldWideWeb / Mosaic http://www.nw.com
  8. (retour)↑  Comme toujours (cf. note 3), il faut se joindre au mouvement : tous les renseignements sur le MBONE peuvent être consultés « en ligne » : par gopher – URL : gopher://naic.nasa.gov:70/11/internet-resources/mbone
  9. (retour)↑  Lewis Mumford, Technics and civilization, New York, Harcourt, Brace & World, 1963.
  10. (retour)↑  L’auteur a sa propre liste d’une centaine de bibliothèques françaises – en majorité municipales, c’est-à-dire publiques – que l’on peut consulter par Minitel : des « URL »s gopher://well.sf.ca.us/Authors, Books, Periodicals, Zines/FYIFrance/[Dec.15, 1994] ou gopher://infolib.berkeley.edu:72/ Electronic Journals/FYIFrance/1994/ [Dec.15, 1994] ou « A Resource List of French Materials Online », Revue de critique et de théorie littéraire, v. 13/14, 1993.
  11. (retour)↑  On peut accéder au Minitel presque partout dans le monde aujourd’hui : il y a des « POP / point of presence », c’est-à-dire des numéros de téléphone locaux, ou des services vidéotex affiliés, auxquels on peut accéder avec un modem, dans beaucoup de grandes villes. En Amérique du Nord, il suffit de composer au téléphone le 1-800-MINITEL, et de demander la disquette gratuite.
  12. (retour)↑  On accède à ces adresses – « http:.. », etc. – par le système « W3 / WorldWideWeb », et avec des interfaces « browsers » comme « lynx » ou « Mosaic ».
  13. (retour)↑  (Cf. note 12) http://www.grainger.uiuc.edu/dli/national.htm
  14. (retour)↑  Dow Jones et le Wall Street Journal, 11 novembre, 1994, « Story 317 » : telnet://djnr.dowjones.com (service payant).
  15. (retour)↑  SimCity : logiciel de la société Maxis, Inc.
  16. (retour)↑  Myst : logiciel de la société Broderbund Software, Inc.
  17. (retour)↑  Ohan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951.
  18. (retour)↑  Jack Kessler, « International Entertainment on the Internet ? : customer-needs-based networking », Bulletin of the American Society for Information Science, Oct/Nov. 1994, p. 12.
  19. (retour)↑  Jack Kessler, « Electronic Networks : A View from Europe », Bulletin of the American Society for Information Science, v. 20, n° 4, April / May 1994, p. 26-27 ; « Networking in Europe : Market(ing) Criteria for Reaching the ‘General Public’ in Europe, Asia, and the US », Palo Alto, XeroxPARC, Xerox Palo Alto Research Center, 1994, bande vidéo, présentation Forum et diffusion MBONE, Palo Alto, Californie, 9 juin, 1994 ; Jack Kessler, Dell Wilkinson, Information Networks : Internet Lessons from France’s Minitel ?, Menlo Park, California, SRI International, Business Intelligence Program, November-December 1994.
  20. (retour)↑  Cf. note 12 : http://www.xerox.com/PARC/dlbx/dstudies.html – Geoffrey Nunberg et David Levy font partie des principaux chercheurs du XeroxPARC, dans le domaine de la définition des documents.
  21. (retour)↑  Marshall McLuhan, The Gutenberg galaxy : the making of typographic man, Toronto, University of Toronto Press, 1962 ; Marshall McLuhan, Quentin Fiore, The medium is the message, New York, Random House, 1967 ; Understanding media : the extensions of man, New York, McGraw-Hill, 1964.
  22. (retour)↑  Theodor H. Nelson, Literary machines : the report on, and of, Project Xanadu concerning word processing, electronic publishing, hypertext, thinkertoys, tomorrow’s intellectual revolution, and certain other topics including..., Swarthmore, Theodor H. Nelson, 1987, Ed. 87.1.
  23. (retour)↑  Intéressants, provoquants, nombreux, les ouvrages de Pierre Lévy, La machine univers : création, cognition et culture informatique, Paris, La Découverte, 1987 ; Les technologies de l’intelligence : l’avenir de la pensée à l’ère informatique, Paris, La Découverte, 1990. ; L’idéographie dynamique : vers une imagination artificielle ?, Paris, La Découverte, 1991 ; De la programmation considérée comme un des beaux-arts, Paris, La Découverte, 1992.
  24. (retour)↑  Thomas Childers, The information-poor in America, Metuchen, Scarecrow Press, 1975.
  25. (retour)↑  Cf. note 4, p. 108.
  26. (retour)↑  François Bar : « Seule la flexibilité est vraiment stratégique », Télécoms magazine, n° 3, janvier-février 1991 ; Configuring the telecommunications infrastructure for the computer age : the economics of network control, Berkeley, Berkeley Round table on the International Economy, University of California Berkeley, Institute of International Studies, 1990 ; « Network Flexibility : a new Challenge for Telecom Policy », Communications & Strategies, IDATE, Montpellier, n°2, 1991.