Bibliothèques gourmandes

Sophie Danis

Les 20 et 29 octobre derniers, se tenait à Dijon le premier congrès organisé par l’Association Bibliothèques gourmandes 1, intitulé Livres et recettes de cuisine en Europe, du XIVe au milieu du XIXe siècle.

Devant une assistance dont la diversité professionnelle illustrait l’intérêt pluridisciplinaire de l’art culinaire, les orateurs s’attachèrent tout d’abord à examiner les modes de création et de transmission des recettes. Parallèlement à la circulation des hommes et des substances alimentaires, on discerne les « lignées » qui vont des manuscrits aux imprimés, d’un pays à un autre, de l’écrit privé à la publication, et aussi des branches sans postérité : c’est le cas par exemple de la cuisine anglo-normande évoquée par Robin Jones (Université de l’Ontario) à travers deux manuscrits du XIVe siècle. A l’inverse, comme le montrait Mary Hyman (Conseil national des arts culinaires), la continuité est établie entre des ouvrages comme le Ménagier de Paris (1393), traité d’économie domestique où les remèdes et les astuces ménagères voisinent avec les recettes, les livres « de confiture » déjà plus spécialisés, et enfin « les livres d’office », véritables manuels consacrés au dessert, utilisés par ces professionnels du service que sont les chefs d’office aux XVIIe et XVIIIe siècles.

C’est au XVIIe siècle que la production d’ouvrages culinaires à part entière se développe ; bien que le nombre de titres soit assez restreint (Philip Hyman en recense 51 pour la France entre 1480 et 1800), les rééditions se chiffrent souvent par dizaines, par exemple pour ces deux best sellers que sont le Cuisinier françois de La Varenne (1651) et plus tard la Cuisinière bourgeoise de Menon. Les traductions circulent alors dans toute l’Europe, assurant l’influence de la cuisine française qui vient se marier aux habitudes alimentaires nationales. Silvano Serventi évoquait notamment deux traductions italiennes inspirées d’un même ouvrage, l’une se bornant au texte d’origine et proposant des recettes irréalisables mais conformes à la mode et surtout destinées à faire rêver son lecteur, l’autre accommodant la cuisine française aux coutumes piémontaises et ajoutant des explications : deux façons d’adapter que l’on retrouve dans l’édition culinaire actuelle.

Le milieu ecclésiastique

Décor italien également pour l’exposé d’Allen J. Grieco (Harvard University Center) qui montra l’importance du milieu ecclésiastique de la Renaissance en matière de rituels de table, à travers la production de livres de cuisine dédicacés à des cardinaux par leurs auteurs, cuisiniers dans telle cour cardinalice ou papale. Les codes sociaux liés à l’alimentation se discernent dans la comparaison entre les mets recommandés au pape et les recettes publiées à l’attention des prostituées vénitiennes…

Malgré la relative abondance de l’édition culinaire sous l’Ancien Régime, il reste des zones d’incertitude sur l’usage et le statut réel du livre de cuisine à cette époque. Ainsi l’on est surpris d’apprendre par Dominique Varry (ENSSIB) qu’il n’y a qu’un très petit nombre de livres de cuisine indiqués dans les inventaires de saisies révolutionnaires, ainsi que dans les inventaires de libraires et de particuliers en Franche-Comté, étudiés par Michel Vernus (Université de Franche-Comté). Probablement la cuisine relève t-elle alors le plus souvent d’une transmission d’usages, et les cuisiniers eux-mêmes, situés en haut de l’échelle des salaires dans la domesticité, se doivent de disposer, sans le recours livresque, d’un savoir qui justifie leurs appointements. D’autre part la cuisine a certainement été l’un des premiers lieux de l’affirmation – voire de la résistance – identitaire de certaines régions françaises à l’encontre de l’impérialisme parisien, comme le confirmait Julia Csergo (Ecole des hautes études en sciences sociales) à propos de l’Alsace et de la Provence, dès la première moitié du XIXe siècle, au moment où Brillat-Savarin édicte les règles de la gastronomie.

On ne saurait rapporter ici toutes les communications d’un congrès fort « nutritif », émaillé de discussions passionnées 2. Il est à souhaiter que de telles pistes soient suivies par la bibliologie contemporaine. Le livre de cuisine, livre pratique, vecteur de traditions culturelles, de représentations sociales et d’imaginaire, est au confluent exact des mots et des choses.

Mis en appétit par deux jours d’explorations souvent alléchantes, les congressistes ont pu d’ailleurs joindre le geste à la parole au cours du dîner de clôture spécialement composé par le chef Jean-Pierre Billoux d’après le Cuisinier françois de La Varenne.