La lecture publique à Paris

Martine Poulain

Heureuse initiative de la part de la ville de Paris fut l’organisation d’une journée d’étude consacrée à la situation de l’offre de bibliothèques dans une ville qui ne ressemble à aucune autre : la capitale 1. Situation complexe s’il en est, puisque l’offre n’y est pas régie par les seules autorités municipales, loin s’en faut, les principaux établissements nationaux étant situés dans Paris.

Une situation particulière

Cette atypie fut au centre de l’intervention de Michel Melot. La moitié du potentiel documentaire français se situe en Ile-de-France : la Bibliothèque nationale, la BPI (Bibliothèque publique d’information), les grandes bibliothèques universitaires ou spécialisées sont à Paris. La demande, étudiante notamment, excède pourtant considérablement l’offre, nombre de bibliothèques, y compris de lecture publique, devant faire face à une présence massive d’étudiants. Dans un tel contexte, comment penser la lecture publique dans la capitale ? Comment irriguer la ville, en tenant compte par exemple, de la migration constante des populations, donc du renouvellement particulièrement fort des inscrits ? Faut-il une bibliothèque centrale ? Faut-il, aux côtés des bibliothèques de proximité, une logique de spécialisation ? Comment penser la tension propre à la lecture publique à Paris ? Une question difficile : « La ville de Paris est un merveilleux terrain d’expérience, mais le succès y est plus cher qu’ailleurs ».

Viviane Le Guennec, chef du Bureau des bibliothèques de la Ville, a fait part de quelques-unes des options du nouveau schéma directeur, actuellement en discussion. La Ville accueille dans ses différentes bibliothèques 20 000 personnes chaque jour ; les prêts annuels représentent 9,1 millions ; 11 % de la population est inscrite ; 12 % des usagers fréquentant les bibliothèques ne sont pas inscrits ; les enfants représentent 25 % des emprunteurs. Le taux de non-renouvellement annuel des inscriptions atteint 40 %. Le nouveau schéma directeur estime le réseau actuel trop dispersé : il faut donc resserrer sans perdre l’offre de proximité. D’où deux idées conjointes : diminuer le nombre de bibliothèques, construire ou transformer certaines d’entre elles en de grandes médiathèques, pôles d’excellence, et proposer des « points-prêts », par exemple dans les grandes artères, les nœuds de circulation humaine, etc. Cette dernière proposition sembla quelque peu paupériste à certains. Enfin, l’amélioration du réseau passe par celle du service rendu : catalogue sur minitel en 1996, réservation, emprunt ou retour des livres de n’importe quelle bibliothèque du réseau ; l’extension des horaires est envisagée.

Les missions au quotidien

Jean-Claude Utard s’est joliment essayé à exposer ses réflexions sur les tensions suscitées dans l’exercice quotidien par la multiplicité des missions que se donne la bibiothèque auprès de ses différents publics.

Si l’on résume les missions à trois grandes notions : loisirs/divertissement, culture/patrimoine, éducation/formation, on peut penser qu’elles créent des contraintes diverses sur la vie de la bibliothèque. Les besoins en loisirs, qui se focalisent souvent sur le roman, sont assez faciles à satisfaire : une personne qui ne trouve pas le titre qu’elle souhaite se laisse en général conduire vers un autre. Les besoins culturels ou patrimoniaux ne suscitent pas non plus de difficultés majeures. Les personnes trouvent à la bibliothèque les sources et documents qui leur conviennent ou peuvent être orientées vers d’autres bibliothèques ou vers la librairie proche. Jean-Claude Utard souligne la qualité de bien des demandes, la bibliothèque jouant alors son rôle de « contre-feu à la culture marchande », contribuant à la remise en question des savoirs. Nombre d’ouvrages réputés difficiles sont très consultés dans certaines bibliothèques publiques. Le souhait des bibliothécaires serait que ce type de public soit encore plus nombreux.

La mission éducative ou de formation est source, elle, de davantage de tensions. Le poids des scolaires et des étudiants pose problème. Les étudiants attendraient de la bibliothèque qu’elle lui offre tous les manuels et collections universitaires dont il a besoin. Les cohortes de scolaires apprécient les espaces de la bibliothèque qu’ils envahissent pour faire leurs devoirs. D’où des tensions avec les autres usagers. D’où des demandes, parfois bien difficiles à satisfaire. « Allez-donc faire comprendre à un élève que vous n’avez pas de document sur le porte-clé électronique, exposé qui lui a été demandé par un de ses professeurs », s’interroge Jean-Claude Utard. Autre public en formation, passionnant mais difficile, les jeunes à très bas niveau scolaire, en BEP ou inscrits à l’ANPE. Ils se dirigent vers le sport, les bandes dessinées, certains romans. Ils trouvent souvent les livres trop difficiles, l’organisation de la bibliothèque incompréhensible. Quelques-uns reviennent après les séances collectives, mais les inscriptions individuelles sont rares.

Comment répondre à cette pression éducative ? se demande Jean-Claude Utard. La place du pédagogique dans les collections doit-elle être révisée à la hausse ? Les bibliothécaires doivent-ils recevoir une formation spéciale ? Faut-il embaucher des pédagogues dans les bibliothèques ? Enfin, peut-on tout faire dans le même espace ?

Un peu d’histoire

Luc Passion avait, en début de journée, brossé un vivant tableau de la lecture à Paris au XIXe siècle. Ce sont les enjeux de toute l’époque qui formèrent la toile de fond de cette évocation. La question de la liberté de la presse et de l’édition, par exemple, récurrente pendant toute la Restauration. La question des mutations, gigantesques, du marché et des centres d’intérêt des lecteurs. La question des « progrès de l’instruction » ou des sentiments, mitigés, que provoque cette explosion des « nouveaux lecteurs ». Le taux d’analphabètes continue à décroître. Les bibliothèques populaires se développent dans la seconde moitié du siècle. Comment ne pas citer la très intéressante Bibliothèque des amis de l’instruction ? Les bibliothèques municipales se développent elles aussi : elles sont au nombre de huit en 1879. Elles offrent des livres de vulgarisation et des romans, dont la place sera importante à la fin du siècle. Leurs commissions de surveillance resteront pourtant très attentives à la lecture populaire que ne doit « souiller aucune pensée déshonnête ».

Vous avez dit réseau ?

Cette journée, conclue par Jean-Jacques Aillagon, directeur des Affaires culturelles de la Ville, fut aussi une illustration de la difficulté de la tâche. Comment penser et mettre en œuvre un réseau dans un espace où la richesse de l’offre trouve ses limites dans les appartenances statutaires diverses des « poids lourds », invités l’après-midi à présenter leur offre ou leurs actions ? La BPI, la Bibliothèque nationale de France, la Villette, la Direction du livre et de la lecture et la Direction régionale des affaires culturelles, les bibliothèques universitaires ont chacune des urgences, des cohérences identitaires, des liens institutionnels prégnants. Leur coprésence dans cette journée en fut l’illustration évidente : plus qu’à un dialogue, à une recherche commune de solutions, c’est à une succession de monologues que chacune se livra. Certes, certaines propositions furent évoquées : la coordination des horaires d’ouverture, l’explicitation et la publicité des politiques d’acquisition afin que le paysage documentaire soit plus lisible par le public, l’harmonisation des politiques tarifaires. On évoqua aussi l’éternelle question des étudiants qui « chassent » les publics des lieux qu’ils envahissent et un court débat s’engagea sur l’opportunité d’ouvrir dans Paris des salles d’étude.

Ne serait-il pas possible qu’un véritable groupe de travail inter établissements se mette en place et cherche, par des rencontres régulières, à proposer des coordinations au moins partielles ?

  1. (retour)↑  La lecture publique à Paris : colloque organisé par la Direction des affaires culturelles de la Mairie de Paris le 8 novembre 1994.