Évaluation des périodiques économiques

Christian Brouwer

Pour les bibliothèques universitaires, la gestion des collections de périodiques soulève actuellement d’épineux problèmes. En effet, la multiplication des publications, la croissance des coûts d’acquisition et leur caractère récurrent imposent au budget des bibliothèques des charges de plus en plus lourdes. Il s’avère désormais qu’une institution isolée ne peut plus prétendre à l’exhaustivité de la documentation périodique dans quelque domaine que ce soit. Pour optimiser la qualité des collections, il faut pouvoir coordonner les acquisitions antre plusieurs institutions.

En Belgique francophone, cet objectif n’est encore envisagé qu’à long terme. Mais des initiatives sont prises pour préparer une telle évolution. En particulier, le Conseil Interuniversitaire de la Communauté française de Belgique (CIUF), qui réunit des représentants des universités et des facultés francophones du pays (recteurs, bibliothécaires en chef…) a lancé une série de projets exploratoires dans ce sens. La phase actuelle consiste en des expériences d’inventaire et d’évaluation des collections de périodiques par discipline. La présente étude s’inscrit dans ce cadre. Le domaine scientifique des sciences économiques a été choisi parce qu’il concerne la plupart des universités et facultés francophones 1 et qu’il permet d’expérimenter largement une méthode d’évaluation. Une deuxième expérience en cours dans le domaine de l’histoire de l’art suit une méthode équivalente à celle décrite ci-dessous 2.

L’instrument d’évaluation

La méthode d’évaluation élaborée s’inspire librement du conspectus américain 3. On sait que cet outil de dévéloppement des collections, né aux Etats-Unis, donne une vue d’ensemble des niveaux de collections dans une série d’institutions par segment de la classification de la Library of Congress (LC) et répartit des responsabilités d’acquisition sous forme de niveau à maintenir ou à atteindre.

Notre méthode s’apparente aux verification studies du conspectus, procédures de contrôle des niveaux de collection attribués. Pour obtenir les résultats les plus objectifs, l’élément quantitatif doit y être prépondérant. Il s’agit d’abord de constituer une liste de périodiques de référence et ensuite de déterminer la proportion des périodiques de la liste détenus en collection courante par les institutions évaluées.

Constitution de la liste de référence

La référence doit être, autant que possible, extérieure aux collections évaluées. La liste ne pouvait donc être établie à partir des collections existantes dans les institutions couvertes par l’enquête. Il a donc été décidé de recenser les périodiques les plus cités dans les bibliographies courantes de base. Ainsi, la bibliographie du Journal of Economic Literature disponible sur le CD-Rom EconLit, présente l’avantage de comporter un index des revues, mais sa documentation est fortement centrée sur les publications anglo-saxonnes. Par contre, l’International Bibliography of Social Sciences-Economics (IBSS) couvre un champ beaucoup plus large, mais ne comporte pas d’index des revues mentionnant le nombre de citations. Le Bulletin signalétique du CNRS, disponible sur le CD-Rom Francis, ne présente pas d’index des revues et son champ « économie » est assez restreint. Nous avons donc décidé d’effectuer une première sélection sur le CD-Rom EconLit (sur une base d’un minimum de 100 occurrences) et de compter le nombre de citations des périodiques recensés par IBSS dans Francis (minimum 10 occurrences) 4.

Le résultat est une liste de 362 titres (290 d’après EconLit et 72 d’après francis), où la prépondérance des titres anglo-saxons est quelque peu contrebalancée par la sélection dans Francis.

Mais, dans le souci d’adapter l’instrument de référence au champ de l’évaluation, une attention particulière devait encore être apportée aux périodiques belges. En l’absence de bibliographie courante spécifique à la Belgique dans le domaine considéré, il a fallu recourir à une sélection d’après les statistiques de consultation du Fonds Quételet, seule bibliothèque principalement consacrée aux sciences économiques. Cette procédure est la seule entorse à la règle d’extériorité des références par rapport au champ d’évaluation. Elle a permis de sélectionner 16 nouveaux périodiques. La liste définitive comprend donc 378 titres de périodiques.

Recensement des collections

Grâce à Antilope, catalogue collectif belge des périodiques, disponible en ligne, le recensement d’états de collections sur l’ensemble des universités belges est possible dans un délai raisonnable 5. En effet, la quasi-totalité des institutions universitaires francophones y participent. C’est donc sur cette base que, pour chaque titre de la liste de référence, les états de collections courantes ont été relevés. Dans le même temps, l’existence d’une collection courante dans les bibliothèques flamandes était notée. Mais les informations qu’Antilope fournit ne correspondent pas exactement aux collections détenues par les universités. Certains titres reçus par dons et échanges n’y figurent pas et, en fonction du délai de mise à jour des universités, Antilope ne tient pas compte des abonnements récemment arrêtés ou nouvellement pris.

Il a donc été nécessaire de vérifier les informations auprès des différentes bibliothèques, en leur envoyant les états de collections figurant dans Antilope et en leur demandant de les corriger sur leurs fichiers propres.

À l’issue de cette opération, nous disposions d’états de collections exacts et à jour. Un des objectifs de l’enquête était d’ores et déjà atteint, puisqu’un inventaire portant sur une liste étendue de périodiques représentatifs était établi. Globalement, les bibliothèques universitaires de Belgique francophone disposent des trois quarts environ des titres de la liste de référence (74 %), ce qui peut être considéré comme une situation favorable. En effet, après avoir dressé un classement des titres par nombre de collections courantes dans le champ considéré, on a pu repérer une proportion importante de titres « fragiles » (unica titres représentés par deux ou trois collections), dont la suppression de l’abonnement constituerait une perte documentaire pour les universités francophones de Belgique.

L’évaluation des collections

Par rapport au conspectus américain qui attribue des niveaux de collections sur un segment précis de la classification LC 6, l’originalité de cette démarche est d’évaluer un domaine scientifique beaucoup plus large, d’utiliser une procédure de vérification pour l’attribution des niveaux de collections 7 et de limiter le champ de l’enquête aux périodiques. Dans cette perspective, trois des six niveaux de collection seulement sont pertinents. En effet, les niveaux 0 et 1 ne concernent pas les périodiques et le niveau 5, visant à l’exhaustivité, est hors de portée sur un domaine aussi vaste. Ont été retenus le niveau 2, comprenant les périodiques généraux dans le domaine, le niveau 3, où figure un choix de périodiques représentatifs utiles à l’enseignement universitaire, et le niveau 4, réunissant une très large collection de périodiques permettant la réalisation de travaux de recherche originaux.

Pour l’attribution des niveaux de collections, nous nous sommes inspirés d’une procédure de vérification, rapide et sûre, mise au point par le professeur Howard White 8. Celui-ci proposait d’établir une liste restreinte, mais représentative, de documents (10 monographies et périodiques) classés par niveau de conspectus. Un niveau est attribué à une institution si celle-ci détient plus de 50 % des documents côtés à ce niveau. Le test permet d’estimer si les documents les plus répandus sont aussi les plus spécialisés et de vérifier le caractère cumulatif des niveaux (une institution créditée d’un niveau 4 est supposée atteindre le niveau 3).

Cette procédure est plus longue, car il s’agissait d’évaluer une discipline vaste. Des chercheurs et des enseignants des universités ont coté les périodiques selon les niveaux pertinents. Une moyenne des cotes permet de distribuer les titres de la liste de référence par niveau. Il suffit alors de calculer le pourcentage de titres d’un niveau détenus par chaque université. S’il dépasse 50 %, l’université atteint ce niveau de collection.

Le principal problème rencontré est qu’un certain nombre de périodiques n’ont pas reçu de cotation. Il s’agissait en particulier des périodiques non disponibles dans les institutions évaluées. L’évaluation ne porte que sur les périodiques cotés, à savoir 281 titre sur un total de 372. Le résultat est une surévaluation par rapport à la liste totale. Il manifeste la difficulté de réaliser une évaluation entièrement objective. Les résultats peuvent être synthétisés par le tableau ci-contre.

Les institutions qui détiennent plus de 50 % des périodiques d’un niveau sont situées au-dessus du double trait. Par exemple, BU1 détient 73 titres courants sur 113 cotés au niveau 4, soit 64 %. Le caractère cumulatif des niveaux est démenti dans le cas de BU 3, qui atteint le niveau 3, mais pas le niveau 2, et dans la plupart des institutions, où le pourcentage de documents du niveau 2 est inférieur à celui des documents du niveau 3. La raison en est peut-être que les périodiques cotés au niveau 2 sont beaucoup moins nombreux et que l’évaluation à ce niveau est, de ce fait, plus aléatoire. Mais plus fondamentalement, il semble que les bibliothèques universitaires se préoccupent plus d’acquérir les périodiques spécialisés dans leurs domaines de pointe que d’asseoir les fondements documentaires d’un niveau de base. Là où la structure des niveaux de collection devrait être pyramidale, elle apparaît cylindrique, voire pyramidale inversée.

Perspectives

Les instruments d’évaluation devraient être étendus à d’autres disciplines. Il faut cependant savoir que leur élaboration, pour arriver au niveau de précision et d’objectivité voulu, demande un investissement important en temps de travail. Elle ne peut donc être supportée par une institution isolée, et nécessite une coopération interuniversitaire, voire internationale. On peut imaginer que la constitution de listes de référence soit répartie entre un certain nombre d’institutions. Mais l’investissement ne sera rentable que si une politique effective de partage des acquisitions est programmée en même temps que l’évaluation.

Une telle politique suppose des moyens de télécommunications développés et un système de prêt interbibliothèques performant, pour que l’utilisateur n’encoure pas un délai de livraison trop important, nuisible à l’efficacité de sa recherche.

Prises entre la nécessité du partage des collections et les conditions de mise en place qu’il suppose, les bibliothèques universitaires belges continuent à expérimenter les moyens les plus efficaces pour valoriser leurs collections dans un contexte économique difficile.

  1. (retour)↑  Les institutions ayant participé sont : l’Université libre de Bruxelles (ULB), l’Université catholique de Louvain (UCL), l’Université de Liège (ULG), les facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur (FUNDP), les Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles (FUSL), la faculté universitaire catholique de Mons et l’Université de Mons-Hainaut (UMH). Deux institutions nationales bilingues y ont été ajoutées parce que leurs bibliothèques sont largement utilisées par les bibliothèques francophones : la Bibliothèque royale Albert 1er et le Fonds Quételet, bibliothèque du ministère des Affaires économiques.
  2. (retour)↑  Un projet pilote de conspectus a été réalisé dans les bibliothèques flamandes, cf. Jan Braeckman, « Collectievorming in overleg ; het Conspectus pilootproject », Bibliothek- en Archiefgids 69, 5, 1993, p. 235-241.
  3. (retour)↑  Pour tout ce qui concerne le conspectus, cf. les ouvrages de Jutta reed-Scott, Manual for the North American Inventory of research Library Collections, 1985 et d’Ariane van Compernolle, Le conspectus, un outil de gestion pour les bibliothèques, Bruxelles, CIUF, 1993 (Repères en sciences bibliothéconomiques ; 2), bibliogr. P. 65-66, à laquelle on peut ajouter Jutta Reed-Scott, « The Implications of the Conspectus for Western European Studies », Collection Management, 15, 1992, p. 509-515 et Henry Heaney, « Western European Interest in Conspectus », Libri, 40, 1990, p. 28-32.
  4. (retour)↑  Le taux est beaucoup plus bas parce que francis n’est pas spécialisé en sciences économiques comme EconLit.
  5. (retour)↑  D’abord catalogue anversois publié pour la première fois en 1973, Antilope devint en 1981 un catalogue national. Groupant aujourd’hui les collections de périodiques de la quasi-totalité des universités belges, ainsi que de nombreuses autres bibliothèques, et informatisé dans le système VUBIS, il est disponible en ligne sur le réseau Internet et sur le CD-Rom du catalogue collectif belge (CCB2) ; cf. Julien van Borm, Antilope 1991, Bruxelles, FNRS, 1991.
  6. (retour)↑  les niveaux de collections sont les suivants (version du conspectus canadien en français) : O : hors champ ; 1 : collection minimale ; 2 : collection de base ; 3 : collection d’appoint (plus volontiers appelée collection d’enseignement) ; 4 : collection de recherche ; 5 : collection complète. CF. Van Compernolle, op. Cit., p. 60.
  7. (retour)↑  Voir supra Verification studies, p. 2.
  8. (retour)↑  Howard D. White, « Evaluating subject collections », Annual review of OCLC Research, juillet 1987-juin 1988, p. 46-48. Sur les Verification studies, voir Ariane Van Compernolle, op. cit. p ; 13-14 et Jutta Reed-Scott, op. cit. p. 47-49.