La coopération entre écoles et bibliothèques

entre résolutions et indécisions

Jean-Marie Privat

Une enquête récente, menée pour le compte de la Fédération française de coopération entre bibliothèques, auprès de plusieurs centaines de bibliothèques publiques et de plus de 3 000 établissements scolaires (de l’école maternelle au lycée), permet de prendre acte d’un engouement certes déclaré pour la coopération et de réussites intéressantes, mais aussi de souligner les limites ou les difficultés de cette collaboration : discontinuité dans les actions en partenariat, effacement progressif des relations de coopération en collège et surtout dans les lycées, accent mis sur la pratique cultivée plus que sur l’accompagnement didactique de pratiques culturelles diversifiées, tensions critiques entre partenaires sur l’efficacité – sinon la légitime compétence – de l’autre...

A recent survey conducted on behalf of the Fédération française de coopération entre bibliothèques in several hundred public libraries and over three thousand schools (from kindergarten to secondary school) revealed that there was a genuine infatuation for cooperation, as well as some achievements, but also emphasized the limits or difficulties of the cooperation : common actions are discontinuous, cooperation tends to disappear from the secondary school, especially in sixth form colleges, cultural content is stressed more than the didactic accompaniment of diversified cultural practices, partners tend to be critical of each other’s efficiency – not to mention competence.

Eine vor kurzem im Auftrag der Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB : französischer Bund für die Zusammenarbeit der Bibliotheken) unter mehreren Hunderten öffentlicher Büchereien und mehr als 3 000 Schulanstalten (vom Kindergarten bis zum Gymnasium) durchgeführte Untersuchung hat zwar eine ausdrückliche Neigung zur Zusammenarbeit und deren günstige Ergebnisse feststellen lassen, aber auch die Grenzen und Schwiergkeiten dieser Mitarbeit ans Licht gebracht : Unterbrechungen im Verlauf der gemeinen Unternehmen, steigende Zurückgezogenheit der Mitarbeitsverbindungen im Kollegium und besonders un den Gymnasien, der gebildeten Praxis gegebener Vorzug vor der didaktischen Begleitung verschiedener kultureller Umgänge, kritische Spannungen zwischen den Partnern, sobald die Wirksamkeit des anderen - oder dessen brechtigte Zuständigkeit - in Frage kommt...

En 1993, la Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB) m'a confié la responsabilité scientifique d'une enquête par questionnaires visant à cerner la nature et les enjeux de la coopération entre l'Éducation nationale – écoles primaires, collèges et lycées – et les bibliothèques publiques – bibliothèques municipales (BM) et bibliothèques départementales de prêt (BDP) 1. Les questionnaires comportaient une quarantaine de questions fermées portant sur les caractéristiques administratives et techniques des établissements concernés, les modalités réelles ou souhaitées de la coopération, l'évaluation des effets de la coopération et enfin les attentes des partenaires. Cet article propose une réflexion sur quelques points particulièrement significatifs que les résultats de ce travail d'enquête permettent d'établir.

Des intentions consensuelles

Dans la coopération entre monde scolaire et bibliothèques municipales, 80 à 90 % des partenaires estiment à titre personnel que la coopération est ou serait « intéressante ». Cet engouement déclaré s'explique sans doute par la légitimité culturelle de la coopération entre partenaires du livre, par le développement des politiques territoriales et des projets éducatifs locaux, enfin par la recherche obstinée de solutions nouvelles au déclin présumé de la lecture chez les jeunes.

Cet intérêt proclamé n'est pas... sans intérêt dans la mesure où l'école a longtemps méconnu le livre, non sa valeur certes, mais son usage habile et diversifié, les codes d'accès à ses lieux de présence, ses fonctions plurielles, et tout simplement, son actualité.

La coopération pourrait alors permettre, d'une part de dépasser la conception scolaire de la lecture comme acte essentiellement privé et uniquement cognitif, d'autre part de reconnaître les médiations sociales, culturelles et symboliques qui structurent le champ d'une pratique et socialisent le lecteur. Cette ardente obligation de la coopération entre partenaires du livre bute cependant sur deux réalités, aux dires mêmes des « enquêtés » :

– les maîtres du primaire, par exemple, ne déclarent que dans 5 % des cas être à « l'initiative » de la coopération et concèdent que, dans 35 % des cas, leur institution est en fait « réservée » (les pourcentages sont respectivement de 4 % et de 37 % chez les enseignants des collèges et lycées) ;

– le taux de coopération réelle des établissements scolaires ne dépasse pas 20 % actuellement.

Il est vrai cependant que dans la majorité des cas – BDP exceptées – l'intensité des relations de coopération tend au minimum à se maintenir, souvent à s'intensifier.

Dans cette propension franchement affichée (sinon concrétisée) à coopérer, les bibliothèques municipales sont particulièrement volontaristes : 90 % d'entre elles marquent clairement leur intérêt à la coopération avec le monde scolaire, une sur deux y consacre un temps important, 57 % estiment que le travail avec l'école tend à s'intensifier, près de 40 % déclarent être à l'initiative de la collaboration.

Une coopération souvent sans lendemain

Il est important de savoir toutefois si ce travail mené en collaboration avec les partenaires est suivi ou en archipel et qui il concerne. Certes, une école primaire sur deux, plus d'un collège ou lycée sur deux et six bibliothèques municipales sur dix se déclarent favorables à ce que leur « projet d'établissement » ou leur « cahier des charges » comportent obligatoirement un « volet coopération ». Néanmoins c'est la discontinuité actuelle des modalités de coopération qui est frappante.

Il était demandé par exemple si les actions conjointes font l'objet :

a) d'un suivi d'une année sur l'autre avec les mêmes élèves,

b) d'un suivi d'une année sur l'autre avec les mêmes enseignants,

c) d'une programmation pluriannuelle.

Les écoles primaires ne répondent positivement à l'item a qu'à proportion de 11 %, de 19 % pour le b, de 3 % pour le c. Les établissements du secondaire ont des scores comparables, mais encore inférieurs et les bibliothécaires reconnaissent que, dans 50 % des cas, c'est davantage avec les enseignants qu'avec leurs élèves que les relations sont suivies.

Autrement dit, la familiarisation culturelle, qui est l'un des enjeux que les partenaires assignent volontiers à la coopération, ne se construit que rarement sur la longue durée avec les mêmes jeunes lecteurs 2 ; de plus, il est rare qu'un même établissement (telle école primaire par exemple, ou tel collège) développe, d'une classe à l'autre (cours préparatoire, cours élémentaire 1, cours élémentaire 2...) et d'un niveau à l'autre (cycle d'observation et cycle d'orientation), une coopération régulière avec une bibliothèque publique.

Une seconde caractéristique importante de cette inconstance des relations de coopération est leur distribution en courbe décroissante tout au long du cursus. La situation se résume très simplement : l'école primaire coopère près d'une fois sur trois, les collèges à peine une fois sur cinq, les lycées moins d'une fois sur dix. Autrement dit, une fois les premiers apprentissages techniques et culturels installés (ou réputés tels), les liens de coopération sont plus précaires. Ce ne sont d'ailleurs pas nécessairement les plus « démunis » culturellement qui bénéficient des fruits de la coopération entre partenaires du livre (les lycées techniques et professionnels coopèrent extrêmement peu) et il faut beaucoup d'optimisme culturel pour estimer que même les lycéens de l'enseignement général ont une pratique autonome et performante du monde de la culture écrite, de ses lieux, de ses langages et de ses enjeux.

Il faut dire toutefois que si l'école ne se trouve pas dans la situation des BDP à qui il a été officiellement demandé de ne plus scolariser leurs actions 3, les enseignants doivent manifester beaucoup d'opportunité et de constance pédagogiques pour se saisir des rares et somme toute très récentes « recommandations » qui font explicitement état du monde des livres et des pratiques sociales des lecteurs.

Initier à la convivialité culturelle

Que le principe de la coopération soit très largement accepté (voire hautement revendiqué par la plupart des BM) et mis en œuvre (de façon épisodique) par les partenaires est un fait. Encore faut-il se demander quels sont les contenus et objectifs fondamentaux de ce travail en coopération. Une série de réponses permet par exemple de cerner le mode dominant d'intervention des bibliothèques publiques dans les établissements scolaires – bibliothèques centres documentaires (BCD) ou bibliothèques d'école en primaire, centres de documentation et d'information (CDI) dans le secondaire (cf. tableau 1).

L'opportunité et/ou le besoin de disposer d'une offre de livres plus abondante ou plus variée prime sur les autres services attendus des bibliothèques publiques. Le prêt (l'emprunt) est donc l'objet dominant de la coopération. Les autres modalités directes sont assez rares pour les établissements scolaires ; les fêtes du livre et, à un moindre degré, les différents « concours-lecture » sont notés par les bibliothèques municipales comme des occasions de collaboration.

On notera le taux très élevé des sans réponses (on a observé assez régulièrement tout au long de l'enquête cette absence de clarté quant aux enjeux éducatifs précis) ; le degré de « transparence didactique » (autrement dit les enjeux culturels spécifiques de la coopération) est ainsi étonnamment faible, comme si la chaleur espérée de l'entre-soi culturel était une satisfaction légitime et suffisante, notamment du côté des établissements scolaires.

On a essayé complémentairement de savoir quelles étaient les principales activités des classes à la BM (cf. tableau 2).

Ici encore, les activités brèves et/ou ponctuelles (inscription, emprunt, visite, expositions) sont les plus fréquemment citées ; on trouve confirmation du rôle de « trésor » ou de « banque de ressources » que paraît jouer la bibliothèque municipale pour les établissements scolaires (lecture sur place pour le plaisir, emprunt). Les activités liées à la connaissance des lieux et des livres sont à entendre le plus souvent comme des moments rapides d'initiation élémentaire et « pratique »... ; de façon générale, les apprentissages liés aux techniques documentaires et à la recherche documentaire sont peu cités (notamment par les établissements scolaires).

Une question portait sur les autres partenaires habituels. Les résultats sont très souvent en poussière, ce qui autorise à affirmer que les relations autour du livre et de la lecture sont, du côté des établissements scolaires (et des BDP), massivement bilatérales et n'associent que rarement un tiers. En bibliothèques municipales toutefois, auteurs (45 %), directions régionales des affaires culturelles-DRAC (22 %), libraires (21 %), petite enfance (20 %), autres bibliothèques (20 %) témoignent d'un partenariat plus diversifié.

Peut-être y aurait-il là possibilité de faire travailler le « capital expérience » et le « capital relation » des bibliothèques municipales en leur demandant de jouer un rôle plus actif de mise en contact des divers partenaires potentiels.

On a cherché enfin à savoir quels sont ou pourraient être les objectifs généraux et prioritaires d'une politique concertée entre le monde scolaire et les bibliothèques publiques (cf. tableau 3) 4.

On voit qu'à l'école primaire les pourcentages élevés pour les sous-objectifs touchant au développement d'une compétence (éduquer) et d'un habitus culturel (habituer, construire) paraissent assez radicalement opposés au manque généralisé de suivi et aux contenus effectifs de la coopération. Il y a là, à notre avis, une inconséquence pratique dont les fondements théoriques peuvent fort bien rendre compte : en effet, selon le « mythe du contact charismatique » (Pierre Bourdieu), il faut et il suffit d'initier une bonne fois pour toutes et le légitime prestige des livres fera le reste...

On retrouve au niveau de l'enseignement secondaire les grandes tendances observées pour l'école primaire ; cependant, en collège et a fortiori en lycée, on considère qu'il est moins nécessaire de (ou souvent trop tard pour ?) travailler à développer le goût de lire (60 % contre 30 %), pour habituer à fréquenter la BM (26 % contre 9 %) et, à un degré moins sensible, pour développer une conduite de lecteur autonome (23 % contre 16 %) ou éduquer au choix (23 % contre 16 %).

Autrement dit, particulièrement en collèges et en lycées, il est clair que les moyens pratiques d'accès aux biens culturels tout comme les divers enjeux pragmatiques de la consommation culturelle sont très largement élidés : « Aller à la bibliothèque ou au CDI doit être une démarche libre » résume, en conclusion d'une question ouverte, un enseignant.

Notons encore une fois le taux très élevé des sans réponses (parmi ceux-là mêmes qui déclarent coopérer). Des stages communs de réflexion sur les objectifs et les contenus conséquents de la coopération seraient manifestement utiles. En effet, pour coopérer... il faut être au moins deux. Nous examinerons donc pour finir les enjeux que les bibliothèques publiques assignent à la coopération (cf. tableau 4).

On constate que les pourcentages les plus faibles sont homologues à ceux relevés en collèges et lycées. Il en va globalement de même pour les items les plus souvent cités ; toutefois l'enjeu de promotion de sa propre institution est logiquement massif (45 %), mais aussi tout ce qui concerne les conditions pratiques d'appropriation des biens culturels et la familiarisation personnelle avec les lieux de lecture.

En résumé, dans les établissements secondaires, les objectifs généraux et généreux priment les objectifs pratiques et opérationnels (centrage probable sur la maîtrise des textes), alors que, dans les bibliothèques publiques, objectifs culturels et « éducatifs » semblent souvent plus équilibrés.

Co-former le lecteur : dissensus et consensus

A vrai dire, si le monde scolaire et les bibliothèques publiques se rencontrent parfois, ce n'est pas nécessairement dans la dynamique d'une même logique institutionnelle. Des réponses convergentes permettent de comprendre que, pour l'école, la coopération avec les partenaires est un supplément souhaitable mais facultatif à son action éducative, alors que, pour de nombreuses BM, la même coopération est plutôt de l'ordre du complément nécessaire à leur engagement dans des politiques de développement de la lecture. Cette ambition amène souvent les bibliothécaires à laisser entendre qu'il faut contribuer à changer l'image du livre et de la lecture scolaire et, plus généralement, à modifier le rapport des élèves aux différentes formes de culture, prétentions à la limite du coup de force symbolique. Cependant une certaine lucidité désabusée amène nombre de ces mêmes bibliothécaires à susurrer que, de toute façon, l'inertie du système scolaire est telle que l'efficacité réelle de ces actions en coopération reste trop souvent limitée...

Il est pourtant probable que les partenaires partagent la même définition, largement implicite sans doute, du jeune lecteur, du moins de l'enjeu essentiel de sa formation. On aura remarqué les scores massifs obtenus chez tous les partenaires par l'item « donner le goût de lire » et ceux quasi nuls réalisés par l'item « aider les élèves à réussir leurs études ». On peut se demander toutefois si cette mise à distance du rendement scolaire et professionnel – euphémisation si proche de cet intérêt désintéressé qui construit un rapport « légitime » à la culture cultivée – rencontre véritablement l'intérêt « intéressé » de la plupart des élèves et de bien des familles dans la fréquentation un peu intensive des livres. Cette mise entre parenthèses des enjeux diversifiés d'une pratique culturelle autonomise dangereusement la lecture par rapport à ses conditions ordinaires d'usage. D'ailleurs, la lecture pour la lecture est un « message » de moins en moins perçu, semble-t-il, sauf peut-être « dans les familles de cadres qui utilisent davantage la dénégation dans leurs stratégies éducatives » 5

Autrement dit, même si l'on peut accorder que « le hasard n'est pas le plus mauvais aux choses de la culture », le rapport libéralo-romantique aux livres ne nous paraît pas pouvoir véritablement conférer à tous les apprentis lecteurs la maîtrise pratique des valeurs et des usages socialement et culturellement institués.

Aussi conviendrait-il de ne pas dissocier, entre partenaires, la réflexion militante sur les obstacles « techniques » à la coopération (horaires, distance, personnel, coût, etc.) d'une réflexion plus engagée sur les conditions et objectifs socio-scolaires des apprentissages culturels.

Novembre 1994

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Tableau 1. Mode d'intervention des bibliothèques publiques*

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Tableau 2. Principales activités vues par chacun des partenaires*

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Tableau 3. Objectifs prioritaires d'une politique concertée*

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Tableau 4. Enjeux de la coopération*

  1. (retour)↑  Cinq académies témoins ont été retenues (Besançon, Créteil, Dijon, Montpellier, Toulouse). Ont été « enquêtés » le quart des établissements scolaires des académies concernées et la totalité des bibliothèques municipales et des bibliothèques départementales de prêt des régions concernées.
  2. (retour)↑  Sur la problématique de la durée dans l’appropriation culturelle en situation scolaire et non-scolaire, cf. Jean-Marie PRIVAT, « L’institution des lecteurs », Pratiques, n°80, décembre 1993, p. 7-34.
  3. (retour)↑  La circulaire ministérielle du 1er août 1985 toujours en vigueur redéfinit « les missions, moyens et fonctionnement des bibliothèques centrales de prêt » et « enjoint les services privilégiant la desserte des établissements scolaires de s’en dégager progressivement ».
  4. (retour)↑  Le lecteur trouvera l’ensemble des données et des analyses plus détaillées dans une publication du Centre régional de documentation pédagogique-Académie de Créteil-FFCB dans la collection Argos sous le titre Bibliothèque et école : quelles coopérations ?
  5. (retour)↑  François de SINGLY, « La lecture des livres pendant la jeunesse : statut et fonction », notamment « L’utilité scolaire de la lecture des livres », p. 145-149, in Martine Poulain, Lire en France aujourd’hui, Paris, Cercle de la Librairie, 1993.