De l'être au paraître et du paraître à l'être

quand les bibliothécaires se forment à l'accueil

Marie-Hélène Kœnig

Marie-Christine Choquet

À la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie, trois années durant, une bibliothécaire responsable de formation, et un consultant extérieur ont conçu une action de formation à l’accueil du public pour des médiathécaires. Avec la réalisation et les ajustements successifs de cette formation, sont présentés les caractéristiques de la formation, son évolution dans le temps, les éléments significatifs qui ont permis la réussite de cette action ainsi que les résultats obtenus et les conditions de sa transférabilité.

During three years, in the médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie (Paris), a librarian in charge of the training and an external consultant have conceived an action of training to the reception of the public for the librarians. With the realizations and the successive adjustments of this training, are presented the characteristic features of this training, its evolution, the significant elements which have allowed the success of this action and the results and conditions of its « transferability ».

In der Mediothek der Cité des Sciences et de l'Industrie haben drei Jahre lang eine für Ausbildung verantwortliche Bibliothekarin und ein äußerlicher Berater einen Bildungsvorgang zugunsten der Mediothekare vorgesehen für den Empfang des Publikums. Nach der Gestaltung und den fortwährenden Verbessrungen dieser Ausbildung werden deren Eigenschaften und Entwicklungen vorgestellt, sowie die Hauptelemente, die deren Erfolg gestattet haben, die gezeitigten Ergebnisse und die Bedingungen, unter denen diese Ausbildung übertragen werden kann.

Professionnaliser l'accueil dans les bibliothèques, voilà qui peut à la fois relever de l'évidence et du non-sens. Évidence du point de vue du public dont les exigences augmentent avec le développement de cette notion dans le secteur purement commercial, et qui peut se mettre à en attendre autant du secteur public, même culturel. Non-sens (voire injure ou blasphème...) pour les bibliothécaires qui ont longtemps pensé que l'accueil était chose évidente et naturelle dans leurs fonctions. Les représentations du métier dans la littérature, le cinéma, la télévision les rappellent à l'ordre en présentant les bibliothécaires conformément à un cliché, celui d'individus introvertis et peu portés à communiquer 1. Cette image heureusement change avec la réalité, avec l'arrivée d'une nouvelle génération de professionnels ayant intégré au cours de leur formation le métissage des fonctions documentaires et bibliothéconomiques. Elle est cependant révélatrice d'attitudes qu'il est possible de faire évoluer.

Il nous a semblé important, en tant que responsable de formation et consultant de faire connaître cette expérience de trois années. Le choix a été fait de décrire les caractéristiques de cette formation et son évolution dans le temps, de dégager les éléments significatifs qui ont permis la réussite de cette action, de faire le point sur les résultats obtenus, et de définir les conditions de sa transférabilité. Pour avoir travaillé l'une et l'autre avec d'autres formateurs et d'autres bibliothèques, nous témoignons de cette expérience commune, réussie, semble-t-il, à bien des égards. Les propos qui suivent en sont le reflet.

L'histoire des formations à l'accueil à la médiathèque de la Villette est riche d'enseignements de nature diverse. Un premier volet de formation à l'accueil a eu lieu en 1986, à l'ouverture de la Cité des sciences et de l'industrie (CSI). La plupart des bibliothécaires n'en ont pas gardé un bon souvenir pour des raisons diverses : « L'accueil en bibliothèque, on sait faire », d'une part ; les méthodes pédagogiques et le manque de compréhension mutuelle avec les intervenants, d'autre part.

Le directeur de la médiathèque avait fixé l'accueil du public comme l'une des priorités du plan de formation de 1991. Dans un premier temps sont intervenus deux cabinets de formation, responsables de deux modules différents d'une durée totale de cinq journées et demi : l'accueil en face à face et l'accueil téléphonique. Le bilan de cette première session a conduit à confier l'ensemble de la formation à un seul cabinet, MCC Consultants. La durée de la formation a par ailleurs été réduite à quatre jours (2 jours + 2 jours, après six semaines de mise en pratique). Les participants ont souhaité que la dénomination du module de formation fasse clairement référence au concept de « communication interpersonnelle », cœur de la formation, et le titre en a été changé.

Les méthodes pédagogiques font alterner les apports théoriques, exposés méthodologiques, échanges d'expérience et d'exercices pratiques, à deux et en groupe. Les situations analysées pendant la formation sont issues d'exemples pris dans la vie quotidienne de la médiathèque. L'enregistrement au magnétophone, dans la deuxième partie de la formation, permet de compléter les nouvelles compétences acquises au niveau des comportements et du contenu de la réponse documentaire.

Communication interpersonnelle et accueil du public

La formation-action est centrée sur le métier de bibliothécaire et appliquée à la culture spécifique de la médiathèque de la Villette et à son public. Pour des bibliothécaires qui accueillent des lecteurs au quotidien depuis des années, une telle proposition de formation est souvent ressentie comme un affront et suscite pour le moins réticence et réserves, sur le mode : « Qu'est-ce que je vais bien pouvoir apprendre sur l'accueil du public ? », « Je vais être sûrement filmé(e) au magnétoscope et ensuite critiqué(e) par un formateur de l'extérieur, qui, lui, saura ce qu'il faut faire et ne pas faire, dire et ne pas dire ! ».

Les participants des premiers groupes venaient ainsi pour une bonne part d'entre eux contraints, méfiants et donc peu motivés. Leur curiosité intellectuelle, leur ouverture d'esprit, leur intérêt pour les outils enseignés ont permis de dissiper ces préjugés bien compréhensibles.

La première partie de la formation, « L'art de la relation », est la découverte des mécanismes à l'œuvre dans la communication, de la grammaire de la communication au sens de Paul Watzlawick. Pour ce théoricien de l'école de Palo Alto : « De même qu'il est possible de parler une langue correctement et couramment et de n'avoir pourtant aucune idée de sa grammaire, nous obéissons en permanence aux règles de la communication, mais les règles elles-mêmes, la grammaire de la communication sont quelque chose dont nous sommes inconscients » 2. En privilégiant l'objet de la réponse documentaire, les bibliothécaires semblent penser que la transmission de l'information va de soi, et qu'une transaction réussie avec le public se mesure essentiellement à la réponse en termes de contenu. Dans ce moment initial de la formation, l'une des « découvertes » des participants est celle de l'importance de la forme de la communication par rapport à son contenu. En effet, après ces deux jours de découverte des outils, méthodes et mécanismes dans la communication, les participants évoquent une ouverture : c'est « un nouveau regard sur ma pratique quotidienne », une « nouvelle perception de ce que je faisais inconsciemment ». Ils expriment « l'envie d'en savoir plus et d'expérimenter sur le terrain », satisfaits d'avoir trouvé « des points de repère pour comprendre et maîtriser la transaction avec le public », qu'ils pourront réutiliser dans des situations délicates.

A l'intérêt professionnel s'ajoute en outre une motivation plus personnelle : ces nouveaux outils, ces nouvelles techniques leur paraissent satisfaire leur curiosité intellectuelle et répondre également à un besoin de rigueur et de rationalité, critères que l'on retrouve chez la plupart des bibliothécaires de la CSI.

La deuxième partie, après six semaines d'expérimentation sur le terrain, consiste en une application des principes théoriques précédemment exposés sur des cas rencontrés au quotidien. A partir de la deuxième année du déroulement de cette formation, les exemples choisis ont été retenus par un groupe de bibliothécaires et de chefs de service ayant déjà suivi la formation et révisés d'un groupe à l'autre. Les participants ont pu reconnaître que la réussite de l'accueil passe par l'harmonisation et l'équilibre entre la forme de la transaction avec le public et le contenu de la réponse documentaire, sans privilégier l'un de ces éléments au détriment de l'autre. A partir de 1993, deux groupes d'employés du prêt et employés de la médiathèque ont suivi à leur tour la formation, avec le plus vif intérêt.

Le séminaire

De plus, la formation a permis d'exprimer certaines difficultés de fonctionnement, notamment d'ordre organisationnel. A la suite de ces remarques, deux structures ont été mises en place au sein de la médiathèque :

– le comité d'exploitation, composé d'un représentant de chaque service, impliqué dans l'accueil du public, traite des problèmes matériels ;

– le Groupe de recherche et d'action pour le service public (GRASP), composé de trois membres de l'encadrement et de trois bibliothécaires, structure de « veille » sur l'accueil du public, constitue une force de propositions, de réflexions et d'actions. Dans cette dynamique d'évolution de la médiathèque, en 1993, le GRASP a proposé à la direction de la médiathèque un séminaire de réflexion sur le service public, avec les chefs de service et bibliothécaires déjà formés à l'accueil. Le séminaire « Mettre ensemble le service public au cœur de l'activité de la médiathèque » a été conçu et animé conjointement par le GRASP et par le cabinet MCC Consultants.

La hiérarchie a été fortement impliquée : la direction d'une part, et l'ensemble des chefs de service d'autre part, ont suivi un pré-séminaire de communication de trois jours appliqué à leur rôle et à leurs fonctions respectives, avec les mêmes concepts clés pour permettre aux vingt-sept participants de porter un langage commun. Ce séminaire inter-hiérarchique avait pour objectif de dresser un bilan de la médiathèque après sept ans d'activité en se focalisant sur cet axe prioritaire de leur activité et de leur professionnalisme.

Réfléchir ensemble sur la notion de service public et d'accueil a permis d'identifier des valeurs communes et de dégager un plan d'action à réaliser dans l'année. A l'issue du séminaire, des programmes de travail ont été mis en place sur différents thèmes relatifs aux moyens et outils du service public : évaluation, « service public volant », échanges entre services, planification globale. Il va sans dire que ceci participe du rapprochement entre travail et formation. Aujourd'hui, un an après, une journée est organisée pour faire un nouveau bilan et dégager de nouvelles perspectives d'actions. Le GRASP est dissous après avoir passé le relais à l'équipa d'encadrement, lors du bilan du séminaire.

Les clés de la réussite

Celles-ci sont multiples : techniques, éthiques, psychologiques. Parmi les facteurs qui y contribuent, signalons :

– l'utilisation d'outils et techniques de communication, sans application mécanique, dans un esprit de liberté et dans le respect des situations particulières, sans jamais y voir la panacée ou le produit « magique », et enfin dans le plus grand respect du style de chacun ;

– la notion de contrat de changement proposé par le consultant. Chacun des participants, individuellement, choisit de réaliser trois objectifs de changement dans sa pratique professionnelle quotidienne, à l'issue des deux parties de la formation ;

– les exigences de professionnalisme du consultant : maîtrise de l'implication affective, capacité à conserver un regard neuf et original sur chacun des groupes successifs qu'il a été amené à former. C'est en effet une condition essentielle pour éviter un effet d'usure bien connu des responsables de formation : fatigue, habitude, familiarité avec le personnel – même inconsciente – qui finit par émousser la vigilance du consultant qui pense que « c'est dans la poche ». Dans ce contexte-là, un groupe qui ne fonctionne pas peut discréditer d'un seul coup l'ensemble d'un dispositif de formation qui avait bien fonctionné jusqu'ici ;

– l'échange permanent d'informations entre le consultant et le responsable de formation : retours des stagiaires, informations actualisées sur la vie de la médiathèque permettant au consultant de s'adapter à l'évolution du contexte en tenant compte d'éléments nouveaux ;

– l'implication de la hiérarchie : à partir d'une « simple » commande de la hiérarchie en direction des bibliothécaires, l'accueil du public devient l'affaire de tous ;

– un travail dans le temps : un thème comme celui-ci touchant à des « savoir-être » n'est pas assimilable le seul temps d'un stage. Il doit s'accompagner d'une réflexion en continu, d'une adaptation des structures et de l'organisation du travail, en se donnant des échéances et en prévoyant les indicateurs quantitatifs et qualitatifs sur lesquels pourra se faire l'évaluation de l'accueil du public (il ne s'agit pas là de l'évaluation de la formation mais de ses effets) ;

– au fur et à mesure des actions dans le temps, le consultant accompagne le changement en se faisant de plus en plus discret dans ses interventions afin que les différents acteurs deviennent moteur de leur propre changement pour une réussite durable, une fois sa mission accomplie.

Transférer

Malgré la spécificité de la médiathèque (taille, effectifs, tutelles), c'est bien le même public qu'on accueille là et dans les bibliothèques publiques, avec leurs lots d'actifs et de retraités, de demandeurs d'emploi et d'étudiants, de grands et de tout-petits... Partant de ce postulat, cette démarche est transférable sur ce thème ou sur d'autres, en capitalisant cette expérience et en l'adaptant au contexte et à la culture spécifique d'un autre établissement, comme dans toute opération de gestion de projet. L'étape initiale est de faire l'analyse du problème : quel constat établit-on ? A quels résultats veut-on aboutir ? Le « on » désigne autant la direction de la bibliothèque que la totalité du personnel face au public dans la bibliothèque.

Les résultats étant identifiés, la formation est un des moyens d'action du changement individuel dans un premier temps, puis collectif dans un second, certainement pas le seul. Le séminaire, après la formation, a permis une conduite du changement et l'instauration d'un pilotage collectif. Dans ce type d'opération, c'est avec le consultant, son expertise et son savoir-faire que peuvent s'élaborer les éléments du dispositif choisi.

La conduite du changement

Ils sont autant d'ordre technique que managérial et concernent :

– la découverte d'outils de communication permettant de s'adapter à chaque interlocuteur, de résoudre des conflits ;

– l'enrichissement de la médiation, en intégrant à part entière la fonction accueil à la fonction documentaire ;

– la prise de conscience des problèmes organisationnels et la création d'instances ad hoc ;

– une culture commune et un langage commun, une complicité professionnelle et une capacité à « métacommuniquer » . En effet, s'est développée au fil du temps une capacité collective de régulation permettant de dissiper des malentendus, de prendre du recul, de désamorcer des situations bloquées, et de se recentrer sur l'objectif commun ;

– l'accueil, activité quotidienne du personnel, a été placé sous le feu des projecteurs, en particulier au moment du séminaire. Après coup, cette activité s'est trouvée enrichie, soutenue et reconnue. Comme si le sens du mot accueil avait changé dans les esprits et avait acquis ses lettres de noblesse. D'où les résultats concrets un an après, en termes de mobilisation générale lors de périodes d'affluence, de planification globale du service public et de réorganisation des outils d'information pour le public.

Une méthodologie adéquate est une pièce essentielle pour la réussite d'une telle démarche. Outre la conviction de la nécessité de la formation pour la direction de la bibliothèque, s'y ajoutent les compétences du consultant, sa bonne connaissance du milieu des bibliothèques d'une part et un savoir-faire en matière de formation continue de la part du responsable de formation ou du directeur. En ce sens, on n'insistera jamais assez sur la nécessaire formation initiale des professionnels en la matière, relative à la conduite de projet dans le domaine de la gestion de ressources humaines. Car c'est bien de management qu'il s'agit. Un changement d'état d'esprit se forge sur le long terme avec des étapes d'avancement significatif et de retours en arrière qui peuvent être autant de freins, avec des périodes de doute et de remise en cause. Il est indispensable de comprendre ce qui se passe, de respecter les temps de rupture momentanés sans s'y opposer, mais plutôt en les intégrant comme étape à part entière du changement.

L'exposé de certaines techniques actuelles de communication et de changement pourrait tenter certains d'y voir des recettes prometteuses mais illusoires, et des formes de manipulation bien étrangères au monde du savoir et de la culture dont les bibliothécaires se veulent les servants respectueux et exigeants... Le débat dans ce domaine n'est toutefois pas nouveau. Il n'est que de penser au dialogue platonicien qui opposait l'exigence de vérité à la seule maîtrise du langage que défendaient les sophistes. On peut noter que la pensée contemporaine donne un statut plus positif à la figure des sophistes, reconnaissant ainsi le rôle spécifique de la communication et ses exigences propres. Le paraître n'est pas seulement ce qui dissimule mais ce qui permet à l'être d'apparaître. Pourquoi n'en serait il pas ainsi collectivement pour les institutions séculaires ?

Octobre 1994

  1. (retour)↑  Anne-Marie CHAINTREAU, Renée LEMAITRE, Drôles de bibliothèques : le thème de la bibliothèque dans la littérature et le cinéma, 2e éd. rev. et augm., Paris, Cercle de la librairie, 1993, 416 p.
  2. (retour)↑  Paul WATZLAWICK, J. Helmick BEAVIN, D. D. JACKSON, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972.