L'iFLA à Cuba

Martine Poulain

L'IFLA semble décidément ces dernières années avoir quelque vocation à organiser ses congrès dans des pays agités par de graves crises politiques et sociales : Moscou en 1991 où la conférence a croisé le putsch et les chars, Cuba cette année alors que des milliers de balseros quittent un pays en proie à des difficultés de tous ordres.

Comme chaque année, nous proposons aux lecteurs du BBF de connaître un peu mieux à cette occasion la situation des bibliothèques de la région d'accueil. Voici donc un aperçu des projets et développements dans différents pays des Caraibes et de l'Amérique latine.

Les enfants et les livres à Cuba

La première revue consacrée à l'enfance à Cuba, La Edad de Oro, est née en 1889, mais c'est seulement en 1940 qu'une littérature consacrée spécifiquement aux jeunes voit le jour et qu'est créée la première bibliothèque pour enfants. Les principaux auteurs cubains pour la jeunesse sont, soulignent deux collègues de la Bibliothèque nationale, outre José Marti lui-même (nul ne peut quitter Cuba sans avoir compris la place du nom de José Marti dans la construction des référents intellectuels du pouvoir castriste), Nicolas Guillen, Jorge Cardoso, Nersys Felipe, Anisia Miranda, Renée Mendez Capote, par exemple. Place est aussi faite à des traductions des contes d'Andersen, de Perrault, des frères Grimm, de Jules Verne, ou encore à Collodi/Pinocchio, Mark Twain, Stevenson, etc.

Les auteurs de cette contribution citent trois principaux éditeurs : Gente Nueva, José Marti, Abril, toutes éditions d'Etat bien sûr.

Le réseau de lecture publique à Cuba est constitué de 369 bibliothèques (13 bibliothèques provinciales, 155 municipales, 201 annexes dans les zones urbaines ou rurales isolées, 9 bibliobus). La révolution cubaine avait dès 1961 fait porter l'effort sur l'alphabétisation de masse et l'éducation. En 1959 est fondé à la Bibliothèque nationale José Marti un département jeunesse, auquel mission est donnée de développer la lecture chez les jeunes, de former des bibliothécaires jeunesse, d'encourager l'édition pour enfants. Adrian Guerra Pensado en a rappelé les grands principes. L'espace dédié aux 5-9 ans, dont le fonds est organisé thématiquement, s'efforce de donner le goût de la lecture aux enfants ; y sont aussi prévus des jeux pour les plus jeunes ; la plupart des livres peuvent être empruntés ; un espace destiné aux 10-14 ans offre des documents de référence et d'information. On joint à ces propositions traditionnelles certaines activités d'animation, telles des projections de films, des ateliers, l'heure du conte, des cours de peinture, etc. Malheureusement, comme le souligne Adrian Guerra Pensado, les problèmes économiques actuels de Cuba ont considérablement réduit ces initiatives et les moyens manquent pour y intégrer les technologies modernes.

Catalogage et classification

Tout commence en 1901 par la création de la Bibliothèque nationale, qui met en œuvre en 1910 son catalogue général. En 1938, est entreprise la classification des fonds selon la classification Dewey. En 1942 et 1943, paraissent le premier manuel de bibliothéconomie et le premier manuel de catalogage et d'indexation. En 1979, la Bibliothèque nationale entreprend la mise au point de normes nationales, conformes aux normes ISBD(M). En émane en 1981 la norme cubaine de description bibliographique des livres et périodiques. Dans la décennie 80, avec l'aide de l'UNESCO, commence l'implantation de bases de données bibliographiques, avec le système MICROISIS, et le format CEPAL. C'est ce choix que fait la Bibliothèque nationale pour informatiser sa base bibliographique.

Bibliothèques colombiennes

José Gonzalo Mosquero Leon, directeur de la Bibliothèque du ministère de l'Agriculture de Colombie, a présenté la situation de quelques grandes bibliothèques dans son pays. Les quinze ministères du gouvernement colombien ont tous une bibliothèque ou un centre de documentation spécialisé, ouvert au public, participant au prêt entre bibliothèques, qui reçoit en moyenne 50 personnes par jour, pour l'essentiel des étudiants et des chercheurs. Ces centres de documentation cherchent à s'informatiser depuis 1989-90, mais les résultats ne sont pour l'instant pas probants.

La Bibliothèque nationale de Colombie, sous tutelle du ministère de la Culture, a été fondée en 1777. Ses collections s'élèvent à environ 800 000 livres. La loi de 1982 concernant le dépôt légal prévoit le dépôt de deux exemplaires à la Bibliothèque nationale, un à la Bibliothèque universitaire nationale, un à la Bibliothèque du Congrès et un à l'Institut Caro y Cuervo. La Bibliothèque nationale a commencé récemment son informatisation et participe au Catalogue collectif des fonds anciens des bibliothèques nationales d'Amérique latine. Elle cherche à promouvoir la création de bibliothèques patrimoniales départementales, chargées de collecter et valoriser les publications régionales et d'« attirer l'attention des citoyens sur la valeur historique des petites et moyennes publications ». On pense aussi à ces structures pour décentraliser la conservation des collections.

La bibliothèque Luis Angel Arango fut fondée en 1932. Elle offre aujourd'hui 50 000 livres, 11 000 titres de revues et 1 200 titres de périodiques. Elle s'est spécialisée récemment dans les domaines scientifiques et technologiques. Elle offre de nombreux services à ses utilisateurs : catalogue en ligne (CEBRA), collections de microfiches sur la presse colombienne depuis 1920 et sur les fonds de plusieurs institutions, etc.

Projets caribéens

Bel exemple de coopération : le projet de Caribbean Books in Print, Livres disponibles aux Caraïbes, dont la première réalisation a vu le jour, avec le Jamaïcan Books in Print de mai 1993. Le projet, précise Samuel B. Bandara, de la bibliothèque de l'Université de West Indies à la Jamaïque, inclut : les livres publiés dans les Caraïbes, sur les Caraïbes ou par des auteurs caribéens. Certaines autres extensions sont en discussion. En effet, bien qu'il existe quelques bibliographies nationales dans la région, les lacunes sont certaines : « Le manque d'informations est à la fois une cause et un symptôme de la faiblesse de l'industrie du livre dans la région », alors que la littérature caribéenne, elle, est riche et ses auteurs prolixes : mais ils sont publiés ailleurs. Le projet a commencé par la publication, entre 1991 et 1993, de la Caribbean Review of Books, prise en charge par l'Université de West Indies. Certes, la couverture ne dépassait pas 30 % de la production totale de livres ; la majeure partie du recensement concernait des titres en langue anglaise. L'UNESCO estime à 4 600 titres la production annuelle de la région (dont la moitié était produite par Cuba). En évaluant la production extérieure à 14 400 titres annuels, et en appliquant un ratio correspondant à une durée moyenne de disponibilité des livres, le Caribbean Books in Print devrait inclure 21 600 titres en moyenne.

Livres rares en Amérique latine

Laurence Hallewell a présenté une contribution remarquable sur l'histoire des collections de livres en Amérique latine. Une histoire qui symbolise à elle seule le lien profond des bibliothèques avec les aléas politiques et sociaux d'un continent. Les soubresauts qui n'ont cessé d'agiter le continent sud-américain ont en effet durablement marqué ses bibliothèques.

Citons quelques exemples : les Espagnols anéantissent les cultures indigènes et avec elles, les quelques livres qui en étaient porteurs ; soit en les détruisant, soit en les envoyant en Europe. Et Laurence Hallewell de rappeler le périple infini du Codex de Mendoza, qui passa de l'Espagne au Saint-Empire et à la France, des corsaires aux princes, avant d'aboutir dans la bibliothèque bodléienne d'Oxford.

La première presse locale fut fondée en 1539 par les Cromberger à Mexico. Les imprimeurs espagnols avaient rapidement compris l'importance du marché que le continent pouvait représenter. Les livres font l'objet de contrebande, changent de mains lors des attaques de pirates ou des conflits entre les puissances. La place des collections religieuses, jésuites, dominicaines ou franciscaines, est évidemment centrale : collections souvent détruites ou dispersées, lors de l'expulsion des jésuites, par exemple.

Ces bibliothèques furent plus tard souvent saisies et « attribuées à la nation », selon la tradition révolutionnaire française. Ainsi s'expliquent les richesses de certaines bibliothèques nationales : 185 incunables au Brésil, 87 au Chili, par exemple. Le XIXe et le XXe siècles n'ont pas manqué, eux non plus, de bouleverser l'histoire des bibliothèques en bouleversant les régimes politiques : « Quand l'armée chilienne prit Lima en 1881, ce qui avait été la plus grande bibliothèque nationale, riche de plus de 150 000 volumes, fut saccagé, 8 790 des exemplaires les plus précieux étant saisis par les vainqueurs et rapportés à leur propre Bibliothèque nationale à Santiago du Chili ». C'est au XIXe siècle aussi que l'on doit un certain nombre de tentatives : construction de bibliothèques nationales dans des pays qui en étaient encore dépourvus, nouvelles saisies, volontés éducatrices des nouveaux gouvernements.

Mais l'instabilité historique du continent a eu de lourdes conséquences sur ses bibliothèques en général et sur ses livres rares en particulier : « Le concept même d'un département spécifique pour les livres rares est relativement récent ». Le premier exemple en a sans doute été la Sala de Medina à la Bibliothèque nationale de Santiago du Chili en 1925. La section des livres rares de la Bibliothèque nationale du Brésil ouvrit en 1946. Ces services se heurtent tous aux problèmes de conservation si pressants aujourd'hui.

On signalera pour finir, et sans avoir rendu compte, loin s'en faut, de l'intégralité des contributions dédiées aux Amériques latine et centrale, l'intéressante étude de Nicole Simon sur « Cuba dans la bibliothèque et les publications de la Société géographique de Paris ». La présence de Cuba dans ce prestigieux fonds se manifeste par différentes publications, mais aussi par des articles parus dans le Bulletin de la Société de géographie, qui constituent des sources de première main sur l'identité socio-ethnologique et historique de ce pays.