Publish and perish
François Lapèlerie
Depuis quelques années, les bibliothécaires des sections scientifiques n'ont pas pu ne pas être surpris par l'augmentation du prix des périodiques, sans parler de la parution de titres nouveaux qui inondent littéralement le marché 1.
Des augmentations de 60 à 70 % sur les 5 dernières années sont banales. Developmental Genetics fait mieux : 55 % d'augmentation en 1995 par rapport à 1994. Dans certains cas, ces augmentations sont injustifiées. Dans d'autres cas, très nombreux, elles sont justifiées par l'augmentation du nombre de pages publiées. Quelles qu'en soient les raisons, ces augmentations mettent en danger les budgets et les acquisitions des sections scientifiques : la part des périodiques dépassait pratiquement toujours 70 % des dépenses documentaires de ces bibliothèques en 1991, atteignant même 85,60 % dans un cas (2, tabl. 6).
Une crise généralisée
Certes, nous ne sommes pas les seuls à pâtir de cette situation, mais cela n'est pas une consolation. Les bibliothèques américaines, dont les budgets ne connaissent plus les mêmes augmentations que par le passé, sont obligées de supprimer de très nombreux abonnements.
Quelques exemples (3) : en 3 ans, plus de 200 titres ont été supprimés à la Berkeley Biosciences Library. L'Université d'Hawaï va supprimer environ 600 abonnements à des revues scientifiques. Globalement, l'Université de Berkeley a supprimé pour 350 000$d'abonnements depuis 1991, et en 1994 pas loin de 200 000$seront encore économisés par des suppressions nouvelles. A la North Carolina State University, le budget de périodiques a été gelé depuis 1987 : 500 000$d'abonnements ont été supprimés depuis cette date et 300 à 400 000$de plus vont l'être si l'Etat de Caroline du Nord ne se décide pas à aider plus activement son université : soit au total 30 % des abonnements 2. Une étude en cours à l'University of Arizona a pour but d'identifier les suppressions nécessaires : leur montant a été fixé à 700 000$. Cette somme donnera un répit de deux ans à l'Université pour trouver des solutions alternatives.
Au sein de l'ARL 3, les évaluation annuelles de suppressions se sont élevées de 3 millions de$en 1990, à 6 millions en 1991, pour atteindre 12 millions en 1992. La liste des « super cancellers » (ou super-annulateurs ou super-supprimeurs) établie par l'ARL, c'est-à-dire des établissements qui annulent pour plus de 200 000$d'abonnements, regroupe 27 des 108 bibliothèques de l'ARL. En tête vient l'University of British Columbia avec... 1 million de$. Une étude récente a également révélé que tout en souscrivant 5 % de titres en moins qu'en 1986, les bibliothèques de l'ARL dépensent presque le double de dollars pour leurs abonnements 4.
La situation est cependant moins dramatique pour les bibliothèques américaines que pour les nôtres. Partant d'une situation d'abondance relative, des suppressions mêmes importantes en nombre de titres et en dollars, laissent des restes que nous serions enchantés d'avoir dans nos bibliothèques : la moins bien lotie des bibliothèques de l'ARL a largement plus de 10 000 abonnements en cours ; plusieurs dizaines de milliers d'abonnements sont chose courante. Cependant, comme l'étude faite en Arizona le soulignait, si cela continue sur cette lancée, dans deux ans ce sera le désastre.
En France, nous n'aurons pas à attendre deux ans avant de connaître le même désastre. Notre situation n'est pas enviable. Les augmentations récentes de budget n'avaient même pas suffi à reconstituer des collections dignes de ce nom. Les augmentations de prix vont laminer les faibles progrès péniblement obtenus : non seulement il ne sera plus possible de souscrire de nouveaux périodiques, mais on va à nouveau connaître l'ère des suppressions. Après les avoir différées en réduisant le budget d'acquisitions de livres 5.
Un paradoxe coûteux
En 1989, John B. Merriman, responsable alors de la division périodiques chez Blackwell, écrivait ces mots, qui sont encore plus d'actualité aujourd'hui : « Un des grands mystères commerciaux des années 1980 est la production de périodiques scientifiques de plus en plus nombreux pour des marchés qui ont de moins en moins la capacité de les payer. Il y a quelque chose qui ne va pas. Les budgets des bibliothèques (...) n'ont pas suivi le rythme de prolifération des nouveaux titres et des augmentations de prix, et les éditeurs semblent courir de plus en plus vite simplement par habitude » (4).
La course va-t-elle continuer jusqu'à disparition des protagonistes ? En effet, si les bibliothèques sont touchées de plein fouet, les autres acteurs ne peuvent pas ne pas l'être.
On connaît la fameuse maxime « publish or perish ». Le fonctionnement actuel de la recherche scientifique (en dehors de la recherche faite par l'industrie) en est la cause. La titularisation (ou tenure, aux Etats-Unis) ainsi que la promotion des chercheurs ou des enseignants sont fonction du nombre de publications et de l'indice de citation des revues où ils ont publié. Cette maxime pousse les chercheurs toujours plus nombreux 6 à publier toujours plus. Constatation qui pousse les éditeurs à augmenter le nombre de pages des revues et/ou à créer de nouvelles revues de plus en plus spécialisées. Donc ayant un lectorat international potentiel de plus en plus réduit. Donc coûtant de plus en plus cher.
Les bibliothèques, clientèle habituelle et captive, n'ont d'autre solution que de suivre la course. Et, de plus, la crise est aujourd'hui internationale. Les bibliothèques ont annulé et vont annuler toujours plus de titres sans pour autant s'abonner à des titres nouveaux. Certains titres, ou trop chers ou trop spécialisées ou les deux à la fois, vont probablement ne pas pouvoir survivre. Et viendra le jour où certains chercheurs ne sauront plus où publier (ou même simplement soumettre un manuscrit). Le système pousse donc à publier toujours plus d'articles dans des revues de plus en plus chères, qui seront de moins en moins lues. Une sorte de machine infernale semble en route dont pâtiront chercheurs, éditeurs et bibliothèques.
Autre conséquence non négligeable également dans un domaine connexe : la surproduction d'articles - ou croissance exponentielle, nous dit-on - est telle qu'il a fallu créer d'immenses bases de données informatisées - très coûteuses - pour permettre aux chercheurs d'accéder à l'information d'une façon plus aisée qu'avec le papier. Les bases bibliographiques de plusieurs millions de références ne sont plus rares. Dans quel but, puisque que l'on sait que 50 % des articles publiés ne seront jamais cités et sans doute jamais lus que par leur(s) auteur(s) ?
Pour trier le bon grain de l'ivraie, on est obligé d'inventer des systèmes d'interrogation de plus en plus complexes et de plus en plus coûteux, qui généralement nécessitent d'avoir recours à un professionnel de l'information... qu'il faut payer - même chichement -, ce qui ajoute un coût supplémentaire à l'information.
Ces bases, d'autre part, correspondent de moins en moins aux besoins des chercheurs, de sorte que l'on s'achemine, à grands frais également, vers la création de bases de connaissances - et non plus simplement bibliographiques - sectorielles spécialisées. La situation devient absurde : l'obligation de produire toujours plus entraîne la nécessité de créer de vastes corpus difficilement utilisables et par conséquent, à développer de coûteux outils de sélection de l'information destinés à éliminer précisément ce que le système contraint à produire.
Des solutions
Y aurait-il une ou des solutions - utopiques ou moins utopiques ? On peut en examiner quelques-unes.
Le boycott
Les bibliothèques n'ont aucun pouvoir sur ces processus de production de l'information. Elles sont en quelque sorte un actionnaire sans droit de vote : on leur demande de souscrire des augmentations de capital - très coûteuses -, sans participer à la gestion du système ni même donner leur avis. Certains bibliothécaires américains cependant s'y sont essayés. Ne pouvant raisonnablement pas demander encore plus de crédits, ils ont proposé le boycott des périodiques pratiquant des prix prohibitifs. Ce qui n'est pas une solution : il n'y a pas en effet de produit de substitution - pour le moment.
Plus d'argent
En France, le seul moyen serait une augmentation du budget des bibliothèques scientifiques, à proportion de l'augmentation du coût de la documentation. La dotation « unité fonctionnelle » que le Ministère attribue aux bibliothèques scientifiques est sans rapport avec l'étendue et le coût réel de la documentation de recherche - et c'est la seule dotation où ce coût est théoriquement pris en compte. Si on ne veut pas voir les bibliothèques péricliter rapidement, une politique plus réaliste consisterait d'une part à déterminer, d'après l'offre, les besoins de base d'une section scientifique, dans toutes les disciplines. Ensuite à chiffrer et réviser le coût de cette documentation de base tous les ans, à partir des conclusions d'un observatoire du coût de la documentation 7. Cette solution relève aujourd'hui plutôt de l'utopie. De plus, elle reviendrait à demander chaque année toujours plus, sans pour autant satisfaire les utilisateurs. Encore plus grave, elle serait un encouragement à la survie du système 8.
Autre possibilité qu'il serait plus facile à mettre en œuvre : prévoir qu'une part des crédits de recherche soit obligatoirement investie en documentation destinée à la bibliothèque universitaire. En effet le cycle de production de la connaissance scientifique ne s'arrête pas à la paillasse du chercheur. Il se poursuit par la publication et la diffusion des résultats de la recherche sous forme d'articles : cette publication et cette diffusion font partie intégrante du cycle. Lorsque le Ministère attribue des crédits de recherche aux universités, par exemple dans le cadre des plans quadriennaux, il contribue très directement à la production de connaissance scientifique, donc à l'augmentation de la production d'articles scientifiques. Mais son intervention s'arrête là : il ne participe pas au dernier échelon du cycle, l'édition et la diffusion des publications qu'il a créées. Les coûts induits de la recherche ne sont pas pris en compte. C'est se décharger à peu de frais sur les bibliothèques d'une part financière importante de la recherche scientifique. On répondra que les universités peuvent, si elles le veulent, attribuer, une partie du Bonus Qualité Recherche (BQR) aux bibliothèques. Cela est vrai, mais n'est malheureusement pas le cas, comme l'indique le Rapport Laissus (2, p. 34).
Des publications sans but lucratif
Selon certains, les éditeurs commerciaux seraient les principaux responsables de cet état de fait. Les bibliothécaires américains les vilipendent fréquemment : surproduction, surévaluation des tarifs et profit excessif sont les griefs les plus fréquents. On y ajoute la concentration de plus en plus visible de l'édition scientifique aux mains de quelques grands groupes qui monopolisent le marché et tiendraient les auteurs en otages 9.
Les chercheurs ou les universités pourraient-ils créer des revues sans but lucratif ? Les mathématiciens ont donné l'exemple : de très nombreuses revues de mathématiques, de renom international et d'un coût abordable, sont publiées par des universités ou des institutions sans but lucratif. Mais cela n'est pas forcément valable pour toutes les disciplines : dans la plupart d'entre elles et particulièrement en biologie, une illustration et un papier de qualité sont essentiels et coûtent très cher, quel que soit l'éditeur. Enfin Merriman, dans l'étude déjà citée, arrive à la conclusion, preuves à l'appui, que les deux types d'édition ont finalement, toutes choses égales, quasiment les mêmes prix de revient.
Le CD-Rom
De nombreuses revues sont déjà disponibles sur CD-Rom. En particulier le consortium Adonis propose un service très complet. Cependant, malgré Adonis, le stockage du texte intégral de revues sur CD-Rom semble viser plus une clientèle de chercheurs individuels que de bibliothèques (5) : l'abondance de CD-Rom créés par des sociétés savantes tendrait à le prouver (American chemical society, American society for microbiology, etc.). Enfin, cette solution ne s'attaque qu'à la diffusion et pas au mode de production.
L'édition électronique
L'édition électronique serait-elle une alternative ? S'il s'agit pour les éditeurs commerciaux de mettre à disposition du public sous forme électronique ce qu'ils diffusent déjà sous forme de papier, il ne faut pas se faire d'illusion : le prix à payer sera le même, peut-être plus élevé.
Raison pour laquelle les bibliothécaires américains et les presses d'universités ont tenté de coopérer. Ces presses sont très nombreuses aux Etats-Unis et ont une production importante : l'Association of American University Presses (AAUP) compte plus de 70 membres. L'âge d'or où « les professeurs écrivaient, les éditeurs choisissaient et les bibliothèques achetaient tout ce qui était sur le marché » est fini, comme le dit Wilcox, directeur des Presses de l'université du Massachusetts. Le National Enquiry into Scholarly Communication (NESC) écrivait déjà dans un rapport en 1979 : « (La communication scientifique connaît) des problèmes persistants et difficiles à gérer, qui sont capables, si on les laisse en l'état, de produire une maladie chronique dévastatrice ». Le NESC continuait en demandant de trouver des solutions intelligentes entre personnes intelligentes, sans attendre que des considérations économiques ou technologiques n'imposent leurs contraintes. Malgré cet avertissement, rien n'a été fait à temps.
Quand une nouvelle technique émerge, la tendance la plus naturelle consiste à copier ce qui se faisait avec les anciennes techniques. L'édition électronique n'y échappe pas. Les Presses de l'Université Johns Hopkins, dans le projet Muse, mettent sur Internet un système où leurs 40 revues seront accessibles, en duplication parfaite de l'édition papier 10.
Ce type de solution ne résoudra pas les problèmes financiers. En effet, Marie Hansen, chargée des publications à Johns Hopkins, a indiqué lors du dernier congrès de l'AAUP, en juin 1994, qu'au mieux la baisse du prix des abonnements serait de 10 % pour les bibliothèques qui souhaiteraient passer aux abonnements électroniques. Pas de quoi résoudre leur problème, d'autant que le coût de l'édition électronique pourrait augmenter. En effet, l'édition électronique déplacera sur l'éditeur les coûts de maintenance et de stockage, ce qui à long terme augmentera les frais généraux.
Il ne faut pas oublier non plus une source de dépenses supplémentaires pour les utilisateurs, qui n'existe pas avec l'édition papier : la nécessaire et permanente obligation d'adapter matériel et logiciel aux évolutions rapides de l'édition électronique et aux multiples plateformes utilisées sur le marché. Une normalisation serait a priori nécessaire. L'édition électronique permet aux abonnés un accès simultané et à partir de sites éloignés.
Certains chercheurs ont réussi à mettre au point un système de circulation rapide de l'information en dehors des canaux commerciaux. Les physiciens en donnent l'exemple parfait (6). Mais à quoi sert ce réseau si, par la suite, les physiciens publient leurs recherches chez les mêmes éditeurs commerciaux, dans les mêmes revues si coûteuses... Seul un premier pas a été fait.
En fait, même si elle est l'œuvre d'organismes universitaires sans but lucratif, ce type d'édition électronique ne semble pas devoir résoudre les problèmes financiers des bibliothèques, même si elles sont contraintes de passer d'une problématique d'achat à une problématique d'accès.
Les chercheurs
La vraie solution semble devoir venir des chercheurs eux-mêmes. Les chercheurs qui ne sont ni les créateurs ni les organisateurs du complexe « publish or perish » en sont devenus les victimes à titre personnel et collectif. En effet leur carrière personnelle (titularisation, promotion) en dépend et, collectivement, l'avenir des laboratoires (financement, etc.) en est fortement influencé 11. A un point tellement absurde, que certains en sont venus, hors de France, et même aux Etats-Unis, à remettre en cause le système. Ainsi John Maddox, éditeur de la revue Nature, plaidait-il très récemment pour « un affaiblissement du lien entre les succès personnels (du chercheur) et la publication » (7). « Le bénéfice que l'on pourrait en tirer serait immense et il faut commencer par cette pratique trop répandue de faux co-autorat » » (8). Plus radicalement encore, comme l'a dit un participant au dernier congrès de l'AAUP, « La communication de recherche devrait avoir en vue une dissémination plus démocratique de l'information et être totalement séparée du système de titularisation et de promotion » (9).
Outre leur efficacité à l'égard de la surproduction, les deux mesures préconisées par Maddox auraient d'autres conséquences bénéfiques. D'abord supprimer ou atténuer la course pour être toujours le premier à publier, quitte, de temps en temps, à avoir recours à des procédés douteux (conférence de presse, par exemple, pour annoncer des résultats prétendus scientifiques) ; ensuite, et plus important encore, ne plus donner prise à la tentation de fraude pure et simple que l'on constate de plus en plus souvent dans un monde qui ne devrait pas en être soupçonné (10).
Dans certaines institutions de l'Ivy League, la titularisation ne dépendrait déjà plus de ce système. Des solutions peuvent être trouvées pour éviter cette course à la publication et à la vitesse de publication, sur lesquelles les chercheurs et les administrations pourraient tomber d'accord. Et qui permettraient de préserver l'essentiel pour le chercheur, la priorité de la découverte (11).
Une fois ce principe admis, la forme même de la publication scientifique pourrait être modifiée pour créer des produits réellement nouveaux, accessibles électroniquement et à un coût inférieur. La revue scientifique telle que nous la connaissons pourrait sinon totalement disparaître, du moins subir des mutations profondes. En effet, la forme actuelle de la publication scientifique répond aux conditions imposées par le système en vigueur, à la fois aux chercheurs et aux éditeurs. Si ce système n'existait plus, la forme actuelle elle-même ne se justifierait plus.
La vraie solution est certainement là ; elle dépend des chercheurs.