L'enjeu culturel du multimédia
Martine Poulain
Lenjeu culturel du multimédia : tel était le beau titre donné par le ministère de la Culture et de la Francophonie aux rencontres qu'il avait organisées les 26 et 27 septembre derniers à l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts. Un nombre très important de professionnels ont répondu à l'appel et ont échangé leurs points de vue et leur savoir-faire au cours de six ateliers : livre et édition, musées, cinéma et audiovisuel, musique, patrimoine, formation.
De lourds enjeux
Dire que les débats furent placides serait rien moins qu'inexact. Ils furent passionnés, si ce n'est toujours passionnants. L'observateur attentif peut d'abord s'interroger sur les raisons réelles de cette passion, dont les origines sont multiples : état encore souvent sommaire des réalisations, générant des insatisfactions et questions diverses, complexité et multiplicité des problèmes qui s'enchevêtrent en couches hétérogènes, mettant en jeu des compétences techniques nouvelles, des savoir-faire dans des domaines multiples (texte-image-son), soulevant des problèmes juridiques nouveaux, s'adressant à un marché potentiel encore bien souvent flou, entraînant des repositionnements divers des habituels acteurs de la chaîne professionnelle (du photographe à l'éditeur en passant par les concepteurs, graphistes, informaticiens, etc.). Bref, la réalisation de produits multimédias révèle, comme d'habitude, des enjeux de tous ordres : économiques, politiques, corporatistes, juridiques, commerciaux. D'enjeu intellectuel et culturel, il ne fut, malheureusement que peu question.
Le multimédia en France
Selon le dossier distribué aux participants, le marché du multimédia est en pleine expansion : « Les revenus français du multimédia, qui étaient de 358 millions en 1993, représenteront près de 600 millions cette année ; les ventes de CD-Rom devraient dépasser les 70 000 en 1994 ; 50 titres de CD-Rom ou de CD-I étaient disponibles en France en 1991, il y en a aujourd'hui 6 500. Le taux de croissance prévu dans les cinq ans à venir est de 100 %. 50 % des micro-ordinateurs livrés en 1993 sont munis d'un lecteur de CD-Rom et d'une carte son intégrés ». Un phénomène déjà massivement développé aux Etats-Unis, où « 35 % des foyers sont équipés en micro-ordinateurs contre 15 % en France ». Curieusement, c'est à une position - déjà ! - défensive qu'appelle le ministère dans ce dossier, invitant la France à prendre toute sa part dans cette industrie en développement, certes, « afin de protéger son patrimoine, sa création, son indépendance culturelle » dans cette « bataille des images ».
Ces journées furent surtout l'occasion de présenter un certain nombre de réalisations françaises et parfois francophones : offre du ministère sur Internet, incluant le projet expérimental « le siècle des Lumières dans la peinture des musées de France » ; CD-Rom Rodin ; CD-Rom Vidéomuseum-Banques d'images sur les collections publiques d'art du XXe siècle ; CD-Rom Dictionnaire de géopolitique de Flammarion ; CD-Rom L'homme avant l'homme ; CD-Rom Dictionnaire multimédia de l'art moderne et contemporain ; présentation du réseau Ricochet-LJ : Réseau international de communication pour chercheurs travaillant en littérature de jeunesse, pour n'en citer que quelques-uns, dans les domaines des arts ou du livre. Tous ces produits sont bien sûr interactifs et autorisent les pratiques habituelles de l'hypertexte. Ils supposent un travail important de la part de ses concepteurs : mise au point d'une interface graphique, développement des index, détermination des liens hypertextes, identification et négociation des droits auprès d'interlocuteurs exerçant leur compétence dans des domaines aussi divers que l'image, le texte et le son, travail scientifique sur le texte, etc. Le produit - terme auquel beaucoup préfèrent le terme d'œuvre - est nécessairement une entreprise collective. D'où des coûts de production élevés, une bien souvent nécessaire aide de la puissance publique, par exemple dans le cadre des programmes IMPACT de la Communauté européenne.
Dans l'atelier consacré aux multimédias liés au domaine du livre, Régis Poubelle, président de l'Association française de l'édition électronique, pensait nécessaire plusieurs préalables à toute réalisation : une étude préliminaire et la constitution d'une équipe éditoriale dotée d'un conseil scientifique et dirigée par un chef de projet ; le règlement des problèmes de droit ; un financement suffisant ; une distribution adéquate ; un ciblage des publics réfléchi.
Le droit sans la loi
Le rapport demandé par le ministère à Pierre Sirinelli vient d'être rendu public *. Celui-ci estime nécessaire de « tordre le cou à une idée reçue selon laquelle le droit d'auteur ferait obstacle » au développement du multimédia. Il estime que l'œuvre multimédia comprend, au plan juridique trois zones : une zone sans droit, constituée de tous les éléments de libre parcours correspondant, en gros, au travail éditorial ; des zones textes auxquelles s'applique le droit d'auteur ; des zones composées d'oeuvres tombées dans le domaine public et où ne s'applique plus que le droit moral. Ce qui change avec le multimédia, c'est le nombre d'oeuvres concernées. Là gît la principale difficulté. L'idéal serait bien entendu une identification des oeuvres concernées sur les œuvres elles-mêmes, un marquage d'identification de l'oeuvre, qui faciliterait ultérieurement les recherches de droit. Si les droits d'auteur sont élevés dans les produits multimédias actuels, c'est, estime Pierre Sirinelli, que les auteurs n'ont pas compris les spécificités de ce nouveau support. Ce qui doit être résolu par le dialogue. C'est d'ailleurs à un dialogue développé entre les professionnels concernés qu'invite Pierre Sirinelli, estimant la rédaction d'une nouvelle loi inutile.
Enjeux culturels
Du droit, qui peut aussi cacher des enjeux corporatistes, il fut souvent question, de manière implicite ou explicite, au cours de ces journées. De faisabilité économique, de difficulté technique, d'insuffisance esthétique ou intellectuelle plus encore. Mais ce n'est que de manière détournée que les enjeux proprement culturels du multimédia furent abordés. Rares furent les voix qui, telle celle de Gérard Ermisse, de la Mission du patrimoine ethnologique, surent appeler à une véritable réflexion sur l'apport réel du multimédia aux missions spécifiques attendues des institutions et professions culturelles, quant à l'inventaire, à la recherche scientifique, à la création artistique ou à l'élaboration de produits destinés à un public déterminé. Quels produits ou quelles œuvres pour quel public ? Quelles pratiques et quels apports culturels pour ledit public ? Telles sont une fois de plus les questions, pas toujours explicites, mais lancinantes, qui s'imposent.