Les besoins des communautés à desservir
Analyses et expériences européennes
Isabelle Masse
Le 16 septembre dernier, se tenait à la BPI (Bibliothèque publique d'information) une journée d'étude intitulée Comment analyser les besoins des communautés à desservir ? 1 : expériences précises d'analyses des publics et de leurs applications réalisées en Angleterre et en Allemagne, et études des situations en Espagne et en France.
Outre-Manche
Après une courte présentation de Sunderland et de sa région (Nord-Est de l'Angleterre), David Tonks décrivait les méthodes d'approche et d'analyse des publics à desservir pratiquées par la bibliothèque municipale où il est conservateur. Tracer un profil de la communauté 2 - tous les dix ans et à partir des résultats du recensement national - est en donner une image impartiale et la plus fidèle possible, de façon à mieux adapter, ou à modifier, les services aux besoins et aux demandes du public. Clarté des objectifs, priorité aux informations les plus appropriées, et bonne planification sont nécessaires et obligatoires. A Sunderland, les données « récoltées » sont source d'information dans toutes discussions concernant, par exemple, l'extension des bâtiments ou l'installation de nouveaux arrêts de bibliobus ; elles sont utilisées aussi comme outil de calcul des subventions allouées aux différentes bibliothèques pour les achats d'ouvrages, ou dans la décision d'installer ou non des ordinateurs destinés au public dans telle ou telle bibliothèque.
Enquête, définition de la zone concernée sur plan et répartition en districts, rassemblement et analyse des données de recensements applicables à cette zone, description de la communauté par des observations sur le terrain 3, établissement des profils, et enfin détermination des conséquences pour la bibliothèque, sont les principales étapes, le dernier point étant la partie la plus importante et la plus difficile ; il faut en effet placer les résultats dans le contexte et que les effets s'en fassent sentir sur l'organisation de la bibliothèque, et par exemple, sur ses collections, services ou horaires d'ouverture.
Outre-Rhin
Peter Borchardt, de l'Amerika Gedenkbibliothek (Berlin), présentait l'introduction d'une nouvelle technique de gestion dans les bibliothèques, technique plutôt utilisée dans les entreprises privées, le marketing 4.
Les bibliothèques allemandes sont financées par les autorités locales. La crise économique actuelle ayant entraîné l'augmentation des aides sociales des communes - passée de 5-10 % des budgets à 50-70 % -, 4 % du budget total des communes est aujourd'hui dévolu à la culture ; et sur ces 4 %, 15 seulement vont aux bibliothèques publiques. D'où des impératifs de rationalisation de la gestion. En outre, la société allemande a changé : évolution démographique, pyramide des âges, temps libre, conception de la culture, usage des médias, etc. Des tentatives de réactions - donner une meilleure image de la bibliothèque, développer les relations publiques - sont apparues.
Il s'agit d'une conception de gestion, influençant structure, services, méthodes de travail, administration et gestion de la bibliothèque. Comme les entreprises commerciales, les bibliothèques ont des « marchés » à identifier, des groupes d'utilisateurs à définir et une action à diriger vers la satisfaction des besoins et des désirs des « consommateurs », appelés aussi « clients ». L'offre est développée par la connaissance des besoins du public 5. En concertation avec les autorités politiques et le personnel, et avec la constitution de groupes de travail, ont été réalisées des enquêtes sur les utilisateurs, les non-utilisateurs, le personnel : descriptions des communautés, interprétation des données, amélioration des méthodes d'évaluation des résultats, analyse des points forts et des points faibles, sur la toujours difficile communication interne, les objectifs et les missions de la bibliothèque. Des obstacles sont apparus, surmontés par la suite.
Mentaux d'abord : opposition, méfiance parmi environ 20 % des bibliothécaires. Indifférence pour 70 %, les 10 % restant étant les activistes, piliers de l'action, exigeants, impatients. Une direction compétente s'avère donc indispensable pour intégrer toutes les personnes volontaires et à tous les niveaux. Administratifs ensuite : des règlements surannés et démodés, sources de blocage, surtout dans la gestion des budgets ; des investissements financiers à prévoir qui font reculer les bonnes volontés, un manque flagrant de flexibilité.
Mais l'amélioration de l'organisation interne du travail, l'utilisation optimale des ressources disponibles, la visibilité des performances de la bibliothèque, la justification des dépenses, la nouvelle image de la bibliothèque dans le public, la meilleure connaissance des utilisateurs et non-utilisateurs, et le changement profond de la bibliothèque et de son personnel ont été tels, au fur et à mesure de la mise en place de cette nouvelle « façon de faire », qu'élus et administrateurs locaux ont été finalement impressionnés par la position d'avant-garde des bibliothèques dans l'administration locale.
Au-delà des Pyrénées
Jordi Permanyer, de la Direction des bibliothèques publiques de Catalogne (Barcelone), présentait le rôle de la Diputacio de Barcelone dans l'analyse des besoins d'une communauté locale et la création de nouvelles bibliothèques.
Un réseau des bibliothèques populaires existe depuis longtemps en Catalogne qui a pour fonction d'assister les communes dans la création et l'aide aux bibliothèques. En 1993, une loi faisant obligation à toutes les communes de plus de 5 000 habitants d'offrir une bibliothèque publique est approuvée par le Parlement de Catalogne et une carte de la lecture publique est établie. Les communes ont un plus grand rôle à jouer dans l'installation d'équipements culturels, la Diputacio continuant à fournir assistance technique et personnel. Cependant, la crise économique touche aussi les communes catalanes, d'où la nécessité de rentabilisation, de rationalisation et d'adéquation des services aux populations à desservir dans une large politique culturelle globale (musée, théâtre, école de musique... et bibliothèques). Des accords de coopération ont été signés entre la Diputacio de Barcelone et les municipalités. La Diputacio accomplit un travail de structuration du territoire en réseau, et offre dans le même temps des services centralisés d'achat, de traitement de documents, d'automatisation. Des programmes considérant, d'un côté les équipements municipaux et de l'autre, la communauté à desservir, sont élaborés à partir de l'analyse des données démographiques, socio-économiques, urbaines, équipements éducatifs, culturels, bibliothèque, services socio-culturels, etc.
En deçà des Pyrénées
Anne-Marie Bertrand, du service Etudes et recherche de la BPI, proposait, dans « Communautés et publics », une réflexion sur la politique culturelle en France, sur ses fondements, sur les rapports entre l'offre et la demande et l'insertion des bibliothèques dans cette problématique.
L'organisation des bibliothèques en France est ancrée sur la notion de territoire - bibliothèques d'Etat pour la communauté nationale et bibliothèques territoriales pour la portion du territoire qui relève de leur tutelle. Ce qui explique que la politique d'équipements ait pris le pas sur la politique de services. Dans les communes, le réseau local est structuré en bibliothèques centrale et de quartier, indépendamment du profil de la population de ce quartier. En France, la notion de public est plus abstraite ; celle de service public en matière de bibliothèque et de lecture s'investit sur la communauté dans sa globalité, avec un refus de découper le public en segments.
Depuis les années 70, la politique privilégiée est celle de l'offre qui structure la demande ; une bibliothèque a d'abord pour objectif de répondre aux besoins de base de la population, besoins, attentes, souhaits du public ne s'exprimant que par rapport à une offre existante (horaires d'ouverture, nouveautés, places assises, etc.) ; et les bibliothécaires restent méfiants vis-à-vis de l'expression de certains besoins spécifiques, craignant l'émergence de demandes de groupes organisés, voire de groupes de pression.
Mais l'idée de diversité des publics fait son chemin et la politique de la demande commence à se substituer à celle de l'offre : en ce qui concerne l'accès à la bibliothèque pour les publics dits « empêchés » - personnes âgées, hospitalisées, détenus, et pour le public dit en formation, qui a du mal à « se retrouver » dans le dédale des catalogues ou des cotes ; et également, en ce qui concerne l'accès au livre et à la lecture qui, lui, pose des problèmes dépassant le cadre des bibliothèques - âge (bébés-lecteurs), handicap, obstacles socioculturels (géographiques, familiaux, professionnels, etc.) et donnant lieu à la création de services particuliers : espaces pour les tout-petits, dans la bibliothèque, ou hors de la bibliothèque (garderies, crèches, etc.), accès aux locaux facilité ; et enfin, attention particulière donnée au public en autoformation, qui exprime lui-même ses besoins en termes de collections ou d'accueil ; mais pas d'adaptation du contenu des collections à des publics particuliers.
Il n'y a donc pas de communautés à desservir, il y a des publics spécifiques ayant des besoins propres, mais tenus éloignés du livre et de la bibliothèque. Les bibliothèques ont pour objectif de lever des obstacles, d'atténuer des contraintes et de supprimer des freins. L'effort de démocratisation culturelle est au cœur des missions des bibliothèques.
Notion de communauté(s), public(s) à desservir, politique de l'offre ou politique de la demande, mission éducative et rôle social de la bibliothèque, place des usagers dans les orientations et les décisions, et enfin pertinence des outils d'analyse du ou des publics, tels furent donc, pêle-mêle, les différents thèmes qui se sont dégagés de cette journée. Ont été mises en évidence les différences de pratiques selon les pays, les besoins des communautés étant pris en compte depuis plus longtemps en pays anglo-saxons qu'en pays latins.