Lecteurs en campagne
les ruraux lisent-ils autrement ?
Raymonde Ladefroux
Michèle Petit
Claude-Michèle Gardien
ISBN 2-902706-67-7 : 155 F
Paris : L'Harmattan, 1993. -236 p. ; 21 cm.
ISBN 2-7384-2370-1
Les statistiques issues de la grande enquête sur les pratiques culturelles nous permettent de savoir combien de « ruraux » lisent (ou écoutent de la musique, ou vont au cinéma...), mais ces seules données ont tendance à nous faire croire que l'espace rural est un espace homogène, aux pratiques de lecture similaires, et où la différence constatée entre ville et campagne ne serait due qu'aux différences d'âges et de catégories socioprofessionnelles qui existent entre les deux populations, et à une offre culturelle insuffisante dans les campagnes...
Quant à la banlieue, les données générales sont plus difficiles à collecter, et nous avons terriblement tendance à la voir à travers les images médiatisées qui en partent en terme de désert culturel, voire comme des espaces où ne règnent que problèmes et tensions. Paradoxalement proche de la ville, la banlieue n'est vue qu'en terme de distance sociale et culturelle.
Les deux ouvrages dont il est question ici, résultent donc de ces constats, et d'enquêtes commandées pour dépasser ces clichés ou connaissances vagues.
Le premier résulte d'une commande de la Direction du livre et de la lecture à une équipe du laboratoire Strates de l'Université de Paris I, équipe associant sociologue, anthropologue, géographe et cartographe. L'enquête a porté sur des régions fort différentes : deux groupes de villages de l'Yonne, des communes du pays de Caux, d'autres de la Drôme, un village viticole de l'Hérault, une localité bretonne, en pays bigouden. Le travail de terrain a mêlé questionnaires fermés (environ 500) et entretiens approfondis auprès d'une cinquantaine de personnes, complétés par d'autres entretiens avec les professionnels locaux du livre et avec les responsables des pouvoirs locaux.
Au terme de l'enquête, il apparaît une situation très contrastée : bien sûr il existe quelques constantes, mais cet espace n'est pas uniformisé et on peut dire que l'on constate autant de situations socioculturelles que de « pays »
Constantes et singularités
Du côté des constantes, on retrouve le faible enthousiasme des jeunes pour la lecture : cela ne suffit plus pour être à la page, et la valorisation d'une culture technique ou sportive l'emporte sur les qualités littéraires. Seules les filles échappent à ce modèle, lequel n'est d'ailleurs pas spécifiquement rural... Autre similitude : le fait que la lecture a représenté, pour nombre de ruraux, une sorte de transgression vis-à-vis d'un contrôle social étroit, ainsi que d'un certain sentiment de culpabilité. La lecture n'était pas encouragée, son utilité n'apparaissait pas comme évidente aux yeux du groupe. Attitude qui, en fait, est très proche de ce que l'on retrouve dans les milieux populaires des villes...
Mais les singularités locales viennent vite nuancer et corriger ces données très générales : si le village languedocien se caractérise par une convivialité sportive et festive qui laisse peu de place à la lecture, les localités drômoises de la région des Baronnies se distinguent par une présence de nombreux grands lecteurs et un goût de la lecture bien ancré et fort ancien qui semble remonter dès avant la Révolution. Si les Cauchois n'ont pas idée de faire les quelques kilomètres qui les séparent d'une librairie ou d'une bibliothèque, la lecture se développe dans nos villages du Tonnerrois, grâce à la présence d'une médiatrice culturelle active et enthousiaste, qui a monté une petite bibliothèque et entrepris des tournées pour diffuser livres et lectures.
Les inégalités géographiques du développement de la lecture sont donc fonction d'un ensemble de variables singularisant chaque espace et on ne peut conclure sur un facteur privilégié qui en rendrait compte à lui seul. Il suffit parfois de la présence d'un animateur, ou plutôt d'une animatrice, pour modifier des attitudes, mais inversement, dans telle autre région, une offre culturelle n'implique pas forcément une augmentation de la pratique... Là encore, offre et demande sont dans un jeu complexe dont les résultats sont souvent très divers.
Une « micro-enquête »
Quant au second ouvrage, il résulte d'une commande de la municipalité de Nanterre, via le directeur de la bibliothèque, aux étudiants et enseignants du DESS « consultant culturel » de l'université de Paris X, et il correspondait à un désir d'évaluation de l'activité de la bibliothèque.
Si l'enquête et sa méthodologie sont intéressantes, on peut regretter cependant que les résultats nous en soient livrés sous la forme d'un rapport, ou d'un mémoire de maîtrise si l'on veut, avec toutes ses circonvolutions et détails, bref, que, pour l'édition, ce livre n'ait pas été réécrit...
Les résultats sont donc un peu éparpillés, leur interprétation délicate. Disons cependant que la bibliothèque n'apparaît pas comme un espace unique et défini : il se construit à travers une dynamique, celle des acteurs sociaux et celle de leurs échanges avec l'objet. On repère donc une population jeune, 14-19 ans, pour qui la bibliothèque n'est que le prolongement du CES ou du lycée, un lieu de travail en groupe ; une population d'âge mûr, 30-54 ans, qui ne vient que pour emprunter ; et une population plus âgée qui, elle, emprunte, lit sur place, participe aux animations... On y apprend également que la conception de la bibliothèque pour ses usagers se situerait entre passé et modernité puisque d'un côté son espace est construit sur les présupposés des années 60, encourageant une lecture individuelle, et que de l'autre des jeunes usagers rêveraient de distributeurs automatiques de livres, donc de technologies de distribution plus rapides et plus modernes...
En quoi ces constatations sont-elles propres à la banlieue ? Ne pourrait-on les faire dans une médiathèque d'une grande ville, ou dans une petite bibliothèque située au cœur d'une zone rurale ? Il n'en demeure pas moins que les Nanterrois sont attachés à leur bibliothèque municipale, qu'elle fait partie de leur fierté urbaine, quand bien même ils ne la fréquentent que peu ou pas...
Après le temps des grandes enquêtes globales, il semble donc que nous en venions aux enquêtes de terrains particuliers, aux micro-enquêtes, dont les résultats à la fois confirment et infirment les jugements généraux. Soyons patients : même si leurs avancées théoriques semblent faibles, c'est là que nous saisissons réellement la complexité du réel et c'est de là que jailliront de nouvelles questions plus générales.