Les français face à la culture

de l'exclusion à l'éclectisme

par Anne-Marie Bertrand

Olivier Donnat

Paris : La Découverte, 1994. - 368 p. ; 22 cm. - (Textes à l'appui : Sociologie).
ISBN 2-7071-2328-5 : 180 F

Olivier Donnat est, avec Denis Cogneau, l'auteur de Les Pratiques culturelles des Français 1973-1989 dont la parution en 1990 provoqua l'émotion tout en nuances dont on se souvient : « La pensée capitule » titrait Jérôme Garcin, alors que Bertrand Poirot-Delpech parlait d'« alerte à la barbarie » et qu'Alain Finkielkraut taxait cette enquête de « populisme, et de la pire espèce ». Ici, Olivier Donnat persiste, signe et tente d'apporter des explications complémentaires à ce constat somme toute décevant dans son paradoxe : alors que le niveau scolaire moyen ne cesse de s'élever et que le temps consacré aux loisirs augmente, les pratiques culturelles se diffusent peu et ne se démocratisent pas. L'auteur retient successivement deux approches pour éclairer ce paradoxe : l'étude des connaissances culturelles et celle des comportements.

Arts et culture

Dans la première partie, il analyse « la connaissance du monde des arts et de la culture ». A partir du taux de notoriété d'une liste d'artistes et du goût (ou du rejet) qu'ont pour eux les Français, Olivier Donnat met en évidence une corrélation étroite (et un brin tautologique) entre les niveaux de connaissance et les goûts. Sans doute plus nouveau et plus riche de développements ultérieurs, le dernier chapitre de cette partie évoque les mutations dans l'accès à l'information culturelle et dans les modes de consécration artistique. Si « la loi qui fait que les individus les mieux dotés en capital culturel manifestent des dispositions plus marquées pour la culture intellectuelle, alors que les moins bien dotés ont plutôt tendance à se situer vers le pôle du divertissement, se vérifie (...) », elle se complique aussi de l'affrontement entre deux attitudes différentes, l'une moderne et l'autre classique, entre deux « formes d'investissement culturel ». Le clivage semblerait être un phénomène générationnel. Les moins de 35 ans et surtout, parmi eux, les adolescents, présenteraient ainsi les signes concordants (moindre connaissance des artistes consacrés, anti-intellectualisme, capital informationnel diversifié) d'une rupture avec la culture consacrée : non seulement l'école ne jouerait plus son rôle de transmission d'une « culture héritée des humanités », mais « l'économie médiatico-publicitaire » aurait créé un nouveau pôle de référence et de distinction (starisation, segmentation des produits et des publics, modemité, droit au délassement...). Si cette analyse se vérifiait, nous aurions donc vécu la fin d'un certain modèle culturel, celui de la culture dite lettrée, cultivée ou consacrée - ou bien serait-ce, une fois encore, la polysémie du mot culture et le relativisme culturel qui seraient en cause (comme l'avançait naguère Alain Finkielkraut) ?

Comportements

La deuxième partie de l'ouvrage, « les comportements face à la culture », se consacre à trois domaines : les sorties culturelles (musée, cinéma, théâtre), la musique et la lecture. Dans chacun d'eux, Olivier Donnat établit une typologie des comportements, « une description synthétique des principales attitudes repérables à l'échelle de la population française ». En dehors de cet effort classificatoire, quelques points méritent d'être relevés.

Le premier est la différence entre « les pratiquants occasionnels et profanes et les pratiquants réguliers et avertis », différence qui paraît plus pertinente que celle qui est habituellement opérée entre public et non-public. Ainsi, les personnes qui vont au théâtre, au concert ou au musée ne le font pour la plupart d'entre eux (six à sept personnes sur dix) qu'une ou deux fois par an. Pour le musée, en particulier, il existe un décalage important entre l'idée que les professionnels se font du visiteur moyen (avec un rapport aux œuvres cultivé, individuel, érudit) et la réalité de visiteurs occasionnels qui vont au musée à l'occasion d'un événement particulier, d'un déplacement touristique, de la venue de parents ou d'amis... Par ailleurs, la baisse d'intensité des pratiques des « forts pratiquants » explique la diminution sensible de certaines données : la baisse du nombre de livres lus est d'abord due à une moindre pratique des fort lecteurs, la chute du nombre des entrées au cinéma s'explique d'abord par la diminution des pratiques de la minorité cinéphilique (12 % des Français totalisent 78 % des entrées). Olivier Donnat met ainsi en évidence « l'existence de deux démarches à l'égard de l'art et de la lecture », celle d'une minorité assidue et celle d'une majorité mue par une « logique de l'occasion et de l'exceptionnel ».

Cette distinction pose la question de la démocratisation culturelle, sur laquelle l'auteur est clair : l'ambition de démocratisation culturelle a rencontré « un relatif échec ». Ainsi, l'augmentation de la fréquentation des musées ne s'est pas accompagnée d'une réduction des écarts entre les catégories sociales qui les fréquentent : 27 % des Français sont allés au moins une fois au musée en 1973, 30 % en 1988, mais ces chiffres sont respectivement de 56 et 61 % pour les cadres supérieurs et de 26 et 23 % pour les ouvriers - « une augmentation des entrées ne signifie pas toujours un élargissement des publics ». Ce constat, qui peut sembler désolant et injuste, Olivier Donnat l'explique notamment par les contradictions internes qui sous-tendaient le projet de démocratisation culturelle : accroître le nombre de pratiquants, réduire les disparités entre catégories de population, faire des nouveaux conquis un public régulier.

La lecture

Dans ce cadre globalement morose, comment situer la lecture ? L'auteur présente ici aussi une analyse typologique : les non-lecteurs de livres, le rapport distant au livre, le goût exclusif de la fiction, les rapports ordinaires à la lecture, la lecture fréquente et utile, le livre roi. Cette présentation est précédée de réserves méthodologiques et d'une esquisse d'explication. Les réserves portent sur la signification des pratiques (qu'est-ce que lire ?), des supports (qu'est-ce qu'un livre ?) et des sondages (que veut dire le nombre de livres lus ?). Elles sont à la fois bienvenues et, pour une part, anachroniques : mesurer la lecture à l'aune de la lecture de livres sans comptabiliser la lecture de la presse (alors que la lecture de magazines progresse) n'est certes pas satisfaisant ; pour autant, étendre cette réserve à la lecture des médias électroniques n'est-il pas prématuré ? Il semble par contre plus pertinent de s'interroger sur les divers modes (fragmentaire, en diagonale, partiel cursif...) de la lecture scolaire et professionnelle, qu'il est bien difficile de prendre en compte dans les enquêtes sur la lecture .

Quant à la tentative d'explication (de la baisse de la lecture de livres), elle sera rejetée ou approuvée à raison du statut que chaque lecteur livre : Olivier Donnat cite ainsi comme facteurs explicatifs la non-extensibilité du temps de loisirs, le caractère scolaire de la lecture, l'injonction générale à lire (qui fait de la lecture un acte de soumission), la baisse du pouvoir distinctif du livre et, même, sa « ringardisation », terme dont il justifie l'emploi par le vieillissement et la féminisation du lectorat et par le déficit d'image du livre, « emblématique d'un monde révolu, celui qui a précédé la généralisation des nouvelles technologies et la diffusion des valeurs de rapidité, de convivialité et d'hédonisme qui leur sont liées ». Décidément, il est bien difficile de parler sans passion de ce parallélépipède de papier.