Les bibliothèques municipales

acteurs et enjeux

par André-Pierre Syren

Anne-Marie Bertrand

avec la participation d'Hélène Richard.
Paris : Cercle de la librairie, 1994. - 160 p. ; 24 cm. - (Bibliothèques)
ISBN 2-7654-0552-2 : 160 F

Alors que même le développement des bibliothèques municipales depuis une douzaine d'années est remarquablement avéré, on observe une curieuse dichotomie entre les écrits qui en proposent le commentaire : la presse non spécialisée titre volontiers sur la bibliothèque « dépoussiérée », « en mutation », « rénovée », etc., quand les professionnels sont « à la recherche » de bibliothèque (médiathèque) « incertaine », « questionnée »...

Le livre d'Anne-Marie Bertrand est à cet égard exemplaire. Exemplaire d'abord par sa clarté et sa concision : c'est un tour de force que d'avoir fait entrer autant de notions et d'analyses dans un si court ouvrage ; nous avons là simultanément une introduction au sujet et une synthèse sur l'état de la recherche que nul, étudiant ou bibliothécaire confirmé, ne pourra ignorer. Exemplaire par son équilibre, aucun des dix chapitres n'a été négligemment écrit, le fil rouge étant le thème de l'appropriation culturelle de la bibliothèque ; la seule lacune conceme l'interprofession du livre, à l'heure où des propos vifs, voire acerbes, colonisent les médias, une tentative d'analyse de la place des bibliothèques dans la chaîne économique du livre n'aurait pas été inutile. Exemplaire enfin par la méthode, le texte enchâsse les travaux d'autres auteurs avec une grande probité et la bibliographie est remarquable, malheureusement pas analytique comme le reste de l'ouvrage.

Un trouble non dissimulé

Mais cet essai est aussi caractéristique par le trouble que l'auteur ne cherche pas à dissimuler à son lecteur. Autant les analyses sont précises et leur enchaînement ferme, autant la légitime prudence de plume cède bizarrement la place à une incertitude quasi-ontologique. L'accroche du prière d'insérer en est un signe : « Qu'est-ce qu'une bibliothèque municipale aujourd'hui ? », reprise un peu hâtivement dans les annonces car elle donne l'impression que le livre foumira une réponse définitive... Un autre témoin est l'emploi du mot « hypothèse » qui est utilisé au début... comme à la fin de l'ouvrage. Le meilleur exemple reste le florilège lexical déployé dans l'analyse du « jeu d'influences et d'interactions entre [les] acteurs et leurs valeurs [qui] construit et déconstruit l'identité de la bibliothèque municipale » : hétérogénéité, multipolaire, sans certitude, paradoxe, parmi d'autres...

Etudier un objet à la seule lumière des forces dynamiques qui s'exercent sur lui comporte en effet un risque : chaque vecteur suppose son contraire qui, pour reprendre un terme cher à l'auteur, n'est pas moins légitime que lui. Du coup, les prises de position d'Anne-Marie Bertrand sont réduites au minimum, elle insiste surtout sur le rôle civique de la bibliothèque comme garde-fou contre les inégalités sociales ou les disparités culturelles. Elle porte peu d'avis : « la scission de la DBLP fut une bonne chose », ou dénonce « l'erreur » que fut autrefois la méfiance à l'égard des élus communaux, décochant de rares piques au présent, par exemple à « l'artisanat dérisoire » du prêt entre bibliothèques. La conclusion traite des enjeux pour l'avenir, on peut y regretter l'absence de proposition un peu corrosive, ou même de modestes souhaits...

Des pistes circulaires et périphériques

Cette circonspection continuelle conduit la réflexion dans des pistes circulaires et parfois périphériques, ainsi de la légitimité des loisirs ou des usages aux antipodes du doute sur la valeur scientifique qui peut opposer démarche-marketing et service public. De même la défense du service municipal et la démonstration du cadre législatif suranné. De même pour le rappel des démarches d'appauvrissement de l'offre qu'Eliséo Véron a mises en évidence chez nombre de lecteurs et de l'enrichissement informatique croissant de l'offre bibliographique. De même pour les « revendications techniciennes voire technicistes des professionnels » et des analyses sociologiques des pratiques des usagers. En réduisant ainsi le sujet aux interactions complémentaires mais contradictoires qu'il entretient avec son environnement, on perd de vue son existence spécifique. A cet égard, on observera que si la ville française est considérée « comme une communauté et non un empilement de communautés », la bibliothèque municipale demeure quant à elle ressentie comme « constituée par un empilage des bibliothèques, précieuse, savante et populaire ». On peut tenir au minimum la bibliothèque municipale comme « lieu de résistance », mais ne gagnerait-on pas à mieux définir son unité et sa mission caractéristique, essentiellement documentaire ? Par exemple, préciser un caractère intellectuel, point d'équilibre local entre des politiques spécifiques : culturelles, sociales et éducatives ?

Particularismes

Au-delà de l'analyse détaillée des possibles champs d'action des bibliothèques municipales, étudions leurs particularismes. Si chaque établissement est sous l'influence de « lois » générales, ces lois sont en effet relativisées au sein de tout environnement particulier, et déterminent des structures et des caractères distincts. Connaître les bibliothèques dans leur niche serait une judicieuse approche préalable au travail d'évaluation dont le développement est réclamé à la fin du livre.

Créditer chaque bibliothèque de sa vie propre serait in fine la conclusion du brillant exposé d'Anne-Marie Bertrand. A vrai dire, cette individualisation perce, au moins la couverture du livre : Les bibliothèques municipales. Qu'est-ce qu'une bibliothèque municipale ? Pour que tous les possibles soient vrais, ils ne doivent pas l'être en même temps partout. Observer les bibliothèques avec un regard d'éthologue amènerait à comprendre pourquoi elles peuvent réagir différemment à des stimuli similaires, ainsi des publics spécifiques ou de l'organisation bibliographique. Ce serait confirmer, dans la voie ouverte par ce livre, que la seule mécanique bibliothéconomique ne pourra jamais tout régler. Devient alors nécessaire le discours plus large d'une véritable « bibliothécologie ».

Si une bibliothèque municipale ne peut modifier son temps ni prédire son avenir, elle est fondée à organiser ses choix, par le truchement des bibliothécaires, sans attendre que des analyses toujours plus fines lui en indiquent le sens. C'est une nouvelle théorie que réclame cette indispensable synthèse...