Comment calculer la valeur de remplacement de collections détruites ?
Jean Goasguen
En l'espace de deux ans, de 1991 à 1993, quatre bibliothèques ont été détruites ou gravement endommagées par l'incendie : deux bibliothèques de quartier de grandes métropoles régionales, et les bibliothèques principales de deux villes moyennes. Dans l'une d'elles, c'est essentiellement le système informatique qui a été mis hors d'usage. Dans les trois autres établissements, les collections ont été détruites totalement ou partiellement.
Recherche d'une méthode
A P. (ville de 40 000 habitants de la région parisienne), le règlement des indemnités de sinistre a fait l'objet d'un litige important entre la ville et sa compagnie d'assurances. Après l'échec des premières démarches amiables, appel a été fait au tribunal de grande instance du département pour désignation d'un « tiers expert ». Cette mission a été confiée au signataire de ces lignes. Une telle affaire contentieuse a fait apparaître un intéressant problème de fond, celui de la base de calcul à retenir pour estimer la valeur de remplacement d'une collection de bibliothèque publique. En effet, pour un total de 25 000 volumes détruits (soit 84 % de la section adultes), la ville estimait le préjudice à 5 MF et la compagnie d'assurances l'estimait à 740 000 F, soit un prix moyen respectif de 200 F et 30 F. A l'évidence, les uns et les autres ne parlaient pas des mêmes choses, des mêmes « livres ». La ville s'était fondée sur un prix moyen de 170 F, mais pour 29 000 volumes, car elle n'avait pas initialement déduit de ce total général des collections les quelque 4 000 volumes empruntés par les lecteurs ou ayant pu être préservés. Il importe de préciser que la bibliothèque ne conservait pas de collection patrimoniale. Sa création datant de 20 ans environ, il s'agissait essentiellement de livres neufs ou relativement récents.
La compagnie d'assurances proposait un remboursement sur la base du marché du livre d'occasion, soit 20 F maximum par livre, plus une majoration pour frais de reliure de 10 F par livre maximum. La ville fondait son estimation sur la notion de « produit culturel à valeur ajoutée », selon laquelle le prix d'achat d'un livre acquis par une bibliothèque représente seulement 25 % du coût total, lequel inclut le coût des opérations intellectuelles, administratives et techniques précédant, accompagnant et suivant l'entrée du livre dans les collections et aboutissant à sa mise à la disposition du public.
Deux correctifs
C'est cette méthode de calcul qui a été retenue par l'expert. Toutefois, l'étude approfondie que celui-ci a été amené à conduire a apporté deux correctifs principaux : l'estimation globale calculée par la ville sur la base d'un prix moyen a été remplacée par une étude plus affinée par catégories (encyclopédies, ouvrages d'art, documentaires, romans, etc.) ; conformément au contrat d'assurance, a été appliqué un coefficient de vétusté à partir d'un an d'âge, selon une méthode dégressive. Ce coefficient doit être calculé cas par cas, et négocié, aucun barème n'étant fixé pour ce type de dédommagement. On peut en effet considérer que l'ouvrage est dévalorisé par l'usure, mais aussi bien qu'il peut être valorisé par la conservation s'il n'est plus disponible en librairie.
L'estimation finale (4 300 000 F, soit 172 F par volume) est néanmoins quasi identique à celle de la ville (dès lors que celle-ci admettait que le total était de 25 000 et non de 29 000 volumes). Il est surtout intéressant de souligner que la compagnie d'assurances s'est rangée au raisonnement de l'expert, renonçant à poursuivre l'action en justice.
Un précédent ?
Une solution apparemment aussi équitable pour la ville et pour sa bibliothèque peut-elle constituer un précédent, une référence ? A vrai dire, la présente note a son origine principale dans cette interrogation. Pour y répondre, il paraît logique de rechercher des éléments de comparaison. Cela a pu être fait à partir du dossier d'une des deux bibliothèques de quartier situées dans des métropoles régionales, et voici ce qui en ressort :
- tout d'abord une convergence importante : dans les deux cas, la collectivité victime du sinistre a calculé la valeur de remplacement sur la base d'un « produit à valeur ajoutée » ;
- à partir de ce principe général, la ville de P. a été indemnisée à un taux presque double de celui qu'a obtenu la grande ville pour son annexe de quartier ;
- les responsables de la bibliothèque de grande ville étaient néanmoins satisfaits, car ils s'étaient mis assez rapidement d'accord avec la compagnie d'assurances pour un taux « intermédiaire » : la sous-évaluation des collections était délibérée, pour obtenir une indemnisation rapide et éviter un contentieux. Démarche différente, donc, de celle de P., où le contentieux a duré plus de dix-huit mois ;
- cela dit, les collections des deux bibliothèques étaient de valeur sensiblement différente. Par exemple, dans la bibliothèque de quartier, il y avait de nombreux livres pour enfants, dont beaucoup usagés, faisant tomber assez bas le prix moyen. A l'inverse, à P., les collections détruites se composaient exclusivement de livres pour adultes, parmi lesquels de nombreuses acquisitions récentes de livres d'art, d'encyclopédies, d'ouvrages scientifiques... ;
- autre différence importante : dans la grande ville, le calcul de la valeur ajoutée s'est limité aux coûts de catalogage et d'équipement et, d'autre part, l'annexe appartenant à un réseau, ces coûts sont extrêmement bas. Coût du catalogage : 9,22 F par document (à P. : 80,05 F pour le catalogage et la cotation). Coût de l'équipement : 7,11 F par document plastifié, 46,98 F par document relié (à P. : prix moyen de 70,97 F incluant reliure de 40 % des collections, fournitures, équipement antivol, main-d'œuvre).
On voit donc que si certains principes généraux peuvent faire « jurisprudence » (notions de valeur ajoutée, de dépréciation par vétusté, de valorisation par rareté), les paramètres d'application peuvent varier considérablement selon la nature des collections, mais aussi selon le mode d'organisation de la bibliothèque.
C'est ainsi qu'une bibliothèque du même type, de la même région, de la même tranche démographique, etc., que celle de P., ne saurait se voir appliquer mécaniquement les mêmes taux. Dans son argumentation, l'expert a démontré, notamment, que la majorité des livres étaient récents et en bon état, parce que, d'une façon générale, la bibliothèque était bien tenue, parce que les acquisitions de livres neufs étaient importantes et en progression, et parce qu'une politique rigoureuse d'éliminations était pratiquée. La même démonstration n'aurait pu être faite partout à 100 %.
Souhaitons, en terminant, que les recommandations qui précèdent n'aient plus jamais à être mises en œuvre, que plus aucune bibliothèque ne soit détruite...