Bibliothécaire : quel métier ?
Marie-Hélène Kœnig
Ce thème d'actualité a inspiré 360 participants lors du préséminaire de Clermont-Ferrand et plus de 550 à Vichy lors du congrès annuel de l'Association des bibliothécaires français (ABF), du 10 au 13 juin, couplé à un salon professionnel. Un des quatre carrefours * « Evolution des missions et du métier » était animé par Martine Blanc-Montmayeur, directrice de la Bibliothèque publique d'information (BPI), qui, dans son introduction, a rappelé les changements intervenus ces dernières années. Quelle que soit l'institution dans laquelle les bibliothécaires évoluent professionnellement, ce ne sont plus eux qui décident seulsde ce qu'ils ont à faire. L'environnement en mutation induit de nouveaux rôles, en de nouvelles dimensions, nationale, mondiale, ni forcément choisis, ni prévus. Que sont, dans ces conditions, les points de vue des bibliothèques publiques, citadines ou rurales, et des bibliothèques universitaires ?
Jacques Faule (Direction du livre et de la lecture), sur la base de son expérience de la BPI, part de deux oppositions : celle, traditionnelle, entre bibliothécaires et documentalistes (« les sœurs siamoises ») qui voient s'amalgamer leurs compétences, et celle entre bibliothécaires patrimoniaux et ceux qui œuvrent dans la communication et l'information. La polyvalence documentaire pourrait s'appuyer sur la rotation des tâches (mobilité des emplois) et la micro-informatique en tant qu'outil de travail commun. Dans l'opposition patrimoniaux/informateurs, les bibliothécaires pourraient jouer le rôle de découvreurs et de révélateurs, en particulier dans la mise en perspective des fonds, sans restreindre, selon les termes de M. Blanc-Montmayeur, une discipline à son actualité.
Les évolutions techniques
Monique Schindelmann (Bibliothèque interuniversitaire de Jussieu) dresse quant à elle un panorama des évolutions qu'ont connues les bibliothèques ces vingt dernières années, insistant en particulier sur la façon dont les nouveaux médias, se caractérisant par leur autonomie d'utilisation, ont modifié les attitudes des publics. La « vraie » révolution a eu lieu quand les micro-ordinateurs ont pu être couplés avec les télécommunications. La tendance est à la dématérialisation de la bibliothèque - les informations ne sont même plus tangibles par leurs supports, puisque ceux-ci disparaissent -, et à la réversibilité des rôles entre émetteurs d'information et récepteurs. La toile de fond est celle des enjeux matériels et financiers considérables pour l'ensemble des acteurs de l'information (producteurs, diffuseurs, et fabricants de matériels).
Dans le débat qui a suivi, est soulevée la question de la bibliothèque virtuelle et du rôle et du devenir des bibliothécaires - des « cyberthécaires », pour reprendre l'expression d'Hervé Le Crosnier. Est évoqué le risque d'une deuxième exclusion par la technologie.
Une crise de l'ordre du livre
Patrick Bazin (Bibliothèque municipale de Lyon-Part-Dieu) a parlé de l'action et du rôle culturel de la bibliothèque, une série de questions jalonnant son propos. Sachant que la documentation se développe ailleurs que dans la bibliothèque, que deviennent la fonction et le rôle du bibliothécaire dans la cité ? La période actuelle se caractérise par une crise de l'ordre du livre, ordre du livre qui faisait de la bibliothèque un lieu de stabilité. La sophistication de l'outil rapprocherait-elle le bibliothécaire du contenu du document ? Les nouvelles technologies favoriseraient une approche constructiviste et modélisante du réel, on se mettrait à « décrypter » le livre. Patrick Bazin défend le rôle d'un bibliothécaire « ancré » dans un savoir, un bibliothécaire érudit, apte à comprendre, ayant sa place entre l'auteur et le lecteur, avec un rôle éducatif. Si l'on peut parler de contagion des modes de lecture (texte/image), on peut craindre les dérives de l'hypertextuel favorisant la prolifération de tribus culturelles, intellectuelles et de savoir. Peut-être va-t-on vers l'ère des consensus par recoupements, selon l'expression du philosophe américain John Rose : la diversité des points de vue pourrait être ramenée à une vue commune. Malgré ces changements radicaux, le travail du bibliothécaire resterait le même : (ré)aménager des espaces de stabilité active, d'apprentissage des outils et des lieux de convivialité. Un échange avec la salle a permis de voir que la difficulté provenait de la gestion de l'hybridation des supports d'information. Aujourd'hui se caractérise non plus par « l'explosion documentaire » d'il y a 30 ans, mais par celle des accès à l'information.
En l'absence de Michèle Gasc (Direction régionale des affaires culturelles du Limousin), Martine Blanc-Montmayeur intervenait ensuite pour donner lecture de sa contribution sur le rôle social du bibliothécaire en milieu rural. Une des idées-forces était que le bibliothécaire n'avait pas le monopole de la médiation, et que tout utilisateur était un médiateur potentiel.
L'image du bibliothécaire
Claudine Irles (BM Marseille) a rendu compte d'une étude en cours dans son établissement, à l'occasion de l'implantation d'un nouvel équipement, étude réalisée par des psychologues et des sociologues qui ont travaillé sur trois groupes de lecteurs (petits et moyens lecteurs, chercheurs). Chacun de ces groupes a exprimé sa représentation du bibliothécaire. Si les petits lecteurs en ont une image cliché (érudit, qui ne s'intéresse pas aux petits ou non-lecteurs), les moyens lecteurs, eux, l'identifient à un spécialiste du traitement documentaire. Dans tous les cas, on attend quelqu'un de passionné, qui doit pouvoir faire passer le contenu, et, en même temps, n'est pas loin de l'image de service social, voire de « dame patronnesse ». Les politiques, plus que les lecteurs, attendent du bibliothécaire un rôle encore plus fort en matière de social. L'échange qui a suivi a permis de positionner le bibliothécaire comme un acteur parmi d'autres dans le combat pour la lecture, aux côtés des associations locales.
Le lendemain, à Vichy, Winston Roberts, coordinateur professionnel de l'Ifla, articulait sa réflexion selon trois points. Métier ou profession : est notée une professionnalisation du métier, témoin l'inflation de diplômes professionnels dans le monde anglo-saxon depuis les années 70, qui se vérifie aussi en France. A la question : généraliste ou spécialiste ? W. Roberts répond de manière un peu provocatrice que c'est un faux débat, qu'on est toujours le généraliste de quelqu'un. Comme l'expérience, la spécialisation s'acquiert au cours de la carrière. Cette question masque en fait un « problème existentiel » : des différences plus fondamentales apparaissent entre les patrimoniaux et les informateurs, des solutions pouvant être apportées par la formation professionnelle. Enfin, W. Roberts voit dans la différence supposée entre les bibliothécaires et l'information plus une question de forme que de fond. Des associations professionnelles comme la Fédération internationale de documentation (FID) tentent de trouver des terrains communs entre les bibliothécaires, les documentalistes et les archivistes (comme le fait d'ailleurs en France l'interassociation ABCD), de manière à dépasser les rôles et responsabilités traditionnels. Dès lors se posent des questions communes d'amélioration et de contrôle de la qualité des activités, produits et denrées liés à l'information.
Origines et perspectives
En traitant de l'histoire et de l'évolution du métier, Denis Pallier avait choisi d'évoquer la naissance, l'unité, l'évolution et les perspectives du métier de bibliothécaire, au sens d'activité rémunérée et régulière, préparée par une formation et nécessitant un apprentissage. Dans les origines du métier, deux événements lui semblent marquants pour la professionnalisation : la création de l'Ecole des chartes et celle des bibliothèques universitaires. L'unité du métier doit beaucoup à l'action associative, en particulier avec l'ABF à partir de 1906. D'autre part, le rôle qu'a joué l'Etat dans la lecture publique a contribué à l'institutionnalisation de la profession. L'évolution du métier s'appuie sur le changement d'échelle des bibliothèques et les évolutions techniques, qui ont induit une évolution des compétences. Pour les perspectives, une voie a été tracée par la charte produite par le Conseil supérieur des bibliothèques. Par ailleurs, il est nécessaire de se pencher sur la division du travail et la question de l'encadrement. Deux interrogations demeurent cependant : quel peut réellement être le degré de spécialisation de petites bibliothèques ? Quelle unité du métier est possible en lecture publique et recherche ? La nature des demandes évolue, de même que l'allocation des ressources. Or les publics sont communs et les intérêts partagés...
Dans une intervention commune, Jacques Guigues et Nadine Herman du Centre national de la fonction publique territoriale ont évoqué les réponses de la fonction publique territoriale aux attentes des employeurs. La décentralisation a eu pour effet d'obliger les collectivités à maîtriser la gestion des ressources humaines. En parallèle, il est nécessaire aujourd'hui d'optimiser les ressources internes, car la fuite en avant - les recrutements extérieurs -n'est plus possible. Trois conséquences : enrichir l'approche emploi et travail, réfléchir aux postes de travail, à la formation, aux descriptifs d'emplois, localiser les compétences et s'interroger sur la façon de les faire évoluer. Par ailleurs, côté organisation, la maîtrise du fonctionnement de l'organisation fera évoluer le profil des bibliothécaires.
Jean-Yves Marin, président du comité français de l'International Council of Museums (ICOM), venait témoigner sur le thème « Déontologie et missions : l'exemple des musées ». Les questions d'éthique sont un point de convergence des préoccupations de l'ensemble des personnels des musées, en référence aux textes de l'Unesco. Un document de référence a été élaboré, qui fait le point sur la déontologie et les institutions et les responsabilités personnelles.
Christine Girard, présidente de l'Association des directeurs de centres régionaux de formation, intervenait sur les savoir-faire professionnels et les compétences, notant une interpénétration des activités (« les » métiers des bibliothèques). Elle suggérait de repartir du noyau dur des activités des bibliothèques : le livre (le matériau, son histoire) et par extension les autres supports, la bibliothéconomie en tant qu'art d'organiser la bibliothèque, le service public en tant que principe d'adhésion à certaines valeurs. Les compétences à acquérir devraient se combiner dans un entraînement de base, où la motivation pourrait augmenter par l'intégration, au cours d'un stage, à l'environnement professionnel.
Formation initiale, formation continue
Jean-Louis Pastor, responsable de la formation à la Bibliothèque nationale de France, traitait pour sa part « Du métier au profil de poste ». La simultanéité de démarches « métiers » distinctes (ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, CNFPT) traduit une convergence des préoccupations. Ces démarches révèlent que les métiers réels ne correspondent pas forcément à la formation initiale suivie. Dans ce contexte, la formation continue apparaît comme une réponse aux besoins spécifiques des postes. Une des caractéristiques de l'activité des bibliothécaires est sa proximité avec le savoir. A la question : spécialiste ou généraliste, il faut vraisemblablement affirmer la spécificité et l'identité du métier par la formation initiale. Dès lors que les nomenclatures auront répertorié les métiers, ceux-ci pourront utilement être mis en regard d'un projet d'établissement. La description des postes nécessaires pour le mettre en oeuvre, en contribuant à une cartographie des compétences, dotera la bibliothèque d'un outil pérenne de gestion des ressources humaines, via un langage commun.
Dominique Lahary, directeur adjoint de la bibliothèque départementale de prêt du Val-d'Oise, rendait compte d'une étude de six mois d'offres d'emploi dans Livres Hebdo (177 postes). En conclusion d'un commentaire détaillé (et enlevé !), il ressort que le flou statutaire est entretenu, les spécialités traditionnelles pèsent dans l'identification des postes, et la demande est forte d'une formation préalable spécialisée. S'appuyant sur une analyse approfondie de la littérature de gestion des ressources humaines, D. Lahary a terminé son exposé en s'interrogeant sur l'identité professionnelle à l'œuvre, portée comme elle l'est actuellement par une catégorie de professionnels.