Lecture à l'université
Anne-Marie Bertrand
La lecture étudiante, on le sait, est non seulement objet d'études mais aussi objet d'inquiétude. Les données fournies par la dernière étude Pratiques culturelles des Français (Donnat, Cogneau, 1990) mettent en effet en évidence une baisse du nombre des « gros lecteurs » au premier rang desquels figurent traditionnellement les étudiants. Ces résultats ont été critiqués, mis en doute, expliqués, relativisés mais ont surtout suscité l'intérêt et ont donc encouragé travaux complémentaires et initiatives nouvelles. C'est ainsi qu'est née en 1991 la mission lecture étudiante et qu'ont été organisées en 1992 à Royaumont des journées nationales de la lecture étudiante. L'ouvrage d'Emmanuel Fraisse * tire un premier bilan de ce nouveau terrain d'études. C'est dans ce contexte qu'eut lieu à Cergy-Pontoise les 9 et 10 mai derniers le colloque « Lecture à l'université », organisé conjointement par la Direction de l'information scientifique et technique et des bibliothèques (mission lecture étudiante) et par la Direction du livre et de la lecture. Son objectif affiché était de « faire se rencontrer et débattre les acteurs de la vie du livre dans les universités ». Au-delà des échanges d'informations et d'expériences, il eut surtout le mérite de mettre en valeur la complexité de cette question que ces deux réflexions de Francis Marcoin pourraient résumer : à l'université, « les arts de lire sont des arts de lire peu » ; le travail des enseignants est dual : « épargner de la lecture, pousser à la lecture ». De cette complexité, on pourrait relever quatre aspects : la diversité des étudiants, la diversité des lectures, la question de l'apprentissage et celle des finalités de la lecture.
Diversité des étudiants et diversité des lectures
Dans son intervention de cadrage, Emmanuel Fraisse s'est interrogé sur la réalité de l'existence d'un « milieu étudiant », tant les étudiants sont divers. Divers à cause de la massification universitaire : on estime le nombre actuel d'étudiants à deux millions, soit 40 fois plus qu'en 1945 et 7 fois plus qu'en 1960. Les 180 000 étudiants actuellement en troisième cycle sont aussi nombreux que la totalité des étudiants en 1957. Aujourd'hui, ces données chiffrées induisent aussi des modifications qualitatives : un rééquilibrage se produit entre hommes et femmes et entre provenances géographiques (Paris/province, villes de tradition universitaire/universités nouvelles). D'autres disparités apparaissent : entre filières courtes et longues, entre structures (le tiers des étudiants n'est pas à l'université), entre disciplines et, bien sûr, entre « héritiers » et « étudiants sans héritage ».
Ces disparités expliquent pour partie des rapports différents à la lecture. Non seulement différents entre une lecture finalisée et une lecture gratuite, mais aussi différents entre disciplines. Ainsi, à la question « Est-il important de lire beaucoup pour réussir ? », répondent oui, 64 % des littéraires mais seulement 47 % des juristes et 33 % des scientifiques. Inversement, les ateliers d'écriture rencontrent souvent l'enthousiasme des scientifiques et le scepticisme des littéraires. Quant à l'usage finalisé de l'écrit, il est divers lui aussi selon les disciplines : si les notes sont le premier objet de lecture de tous les étudiants, les littéraires ont davantage recours aux œuvres primaires et les autres étudiants aux œuvres secondaires (extraits, synthèses, manuels, polycopiés). Les rapports à la lecture sont également tributaires de l'image qu'on se fait de soi comme étudiant (Francis Marcoin) et de l'image qu'on se fait de la lecture (Max Butlen). L'image de soi lisant participe, par imitation et assimilation, à la construction de l'identité de l'étudiant, à la mise en scène de soi étudiant. Le statut de la lecture est, lui aussi, divers : prescrite, légitime, obligatoire ou discréditée. Le goût pour la lecture semble de plus en plus modéré et le pouvoir distinctif du livre diminue, le livre est devenu « un objet fossile » (Patrick Retali). L'enquête menée à Toulouse-Le Mirail par Jacques Fijalkow et Gail Taillefer sur l'usage des bibliographies montre, par ailleurs, des étudiants très partagés : 30 % choisissent leurs livres sur les bibliographies fournies par les professeurs, 30 % par intérêt personnel ; 63 % disent avoir du mal à choisir les titres les plus utiles et 53 % trouvent les lectures conseillées trop abondantes.
Apprentissage et finalités de la lecture
Plusieurs intervenants ont, de leur côté, insisté sur la question de l'apprentissage de la lecture. L'apprentissage est long et continu, dit Max Butlen, celui des compétences de lecture (apparat critique, repérage, lecture parcellaire) comme celui des lieux de lecture. Difficulté accrue par le caractère implicite du discours universitaire, qui crée une rupture avec les méthodes en usage au lycée. L'apprentissage de la liberté du lecteur, ou le rapport lectures prescrites/lectures autoprescrites, est évoqué par Bernard Mouralis qui identifie quatre conditions à la recherche : le détour, le décentrement, l'intersection, l'attitude critique vis-à-vis de l'autorité qui prescrit les lectures - « Il faut encourager l'inutile et l'esprit de libre-examen ». Apprentissage où l'enseignant semble tenir peu de place : la moitié des étudiants ne parlent « jamais ou presque » de leurs lectures avec les enseignants, alors que 74 % d'entre eux en parlent « souvent ou très souvent » avec leurs amis (Emmanuel Fraisse).
Les différentes finalités et modalités de la lecture ont inspiré les intervenants comme les participants dans la salle. On lit pour réussir (son devoir, son examen, ses études), on lit pour acquérir de l'esprit critique, on lit pour écrire (mais on écrit pour lire), on s'affiche avec un livre (même si on ne le comprend pas encore), on parle pour ne pas lire, on met en voix pour faire revenir à la lecture, on écrit (une revue littéraire, des textes en atelier d'écriture) pour parler de livres, on fait sortir le livre du cursus universitaire, on fait entrer l'écrivain en résidence à l'université... Autant d'expériences, autant de résultats à évaluer.
La pratique de la lecture est un signe et un outil de l'intégration des étudiants, dit encore Emmanuel Fraisse. Autant dire que la question restera longtemps d'actualité.