Vers une France de 3 millions d'étudiants ?

Jean-Claude Roda

Du 1er au 3 juin, la ville de Toulon a écouté battre le cœur du peuple étudiant en accueillant les deuxièmes rencontres nationales « L'étudiant, l'université, la ville ». Quelques mois à peine après les manifestations contre le contrat d'insertion professionnelle (CIP) qui a montré à quel point notre jeunesse restait attachée à la valeur des diplômes, c'était l'occasion de mesurer les évolutions du milieu étudiant qui vient de doubler le cap symbolique des deux millions d'individus.

Au rythme des rentrées successives, avec l'objectif d'amener 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat, l'hypothèse d'une France de 3 millions d'étudiants n'est, à l'orée du troisième millénaire, plus une hypothèse d'école, mais une perspective à la fois crédible et inquiétante. Emportés par un véritable raz-de-marée scolaire, les jeunes sentent bien que la valeur sociale du diplôme a considérablement chuté et que les études supérieures ne les amèneront plus, aussi facilement que leurs aînés, à occuper les emplois de cadres dont ils ont rêvé.

C'est dur d'être jeune !

Dans son allocution d'ouverture des journées de Toulon, Olivier Spithakis a relevé l'émergence d'un nouveau type d'étudiants : citoyens dans l'université, citoyens dans la ville, les étudiants veulent être regardés comme des citoyens à part entière. Soulignant que le « devoir d'agir est constant pour ceux qui ont fait le pari de l'avenir », le directeur général de la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnef) a en effet constaté que les différents partenaires, dans l'université aussi bien que dans les collectivités locales, mettent en place des synergies possibles et nécessaires pour le développement de l'université du troisième millénaire. De son côté, Christophe Borgel, président de l'Observatoire de la vie étudiante, estime que considérer les étudiants comme des citoyens implique non seulement de prendre en compte ce que la ville leur donne, mais aussi ce qu'ils peuvent lui apporter, par exemple en termes de politique sociale.

De nombreux débats ont tourné autour de la définition d'un mode de vie étudiant. Le sociologue Bernard Convert a constaté que l'étudiant d'aujourd'hui est tenté de gérer sa vie en consommateur calculateur, en comptable du temps qui passe, mesurant l'investissement dans les études au rendement attendu sur le plan social. Il ne fait que passer dans la ville universitaire et ne s'y divertit guère, au point que le retour du week-end constitue le moment fort de la semaine (« vivement dimanche »). A ces propos, Bernard Bellec, maire de Niort, a mis un bémol en relevant la richesse des implications étudiantes dans sa ville.

Par contre, chacun s'accorde sur le fait que l'étudiant d'aujourd'hui recherche des petits boulots qui lui donnent de l'indépendance, mais qui finissent aussi par occuper tout son temps. Les étudiants que décrivaient en 1965 Bourdieu et Passeron étaient ceux de la réussite, de la cellule familiale équilibrée ; leurs parents n'étaient ni chômeurs, ni divorcés. Or les jeunes de 1994 sont confrontés quotidiennement au chômage, au sida, à la drogue... Ce sont des adolescents avec des problèmes d'adultes ! Comment s'étonner, dès lors, que leur rythme de vie soit très proche de celui de la moyenne de la population ? Sans investissement nocturne et avec le respect de la coupure semaine/week-end. Cette banalisation se retrouve dans les pratiques culturelles avec rejet des comportements extrêmes : le rapp ne fait pas recette chez eux ! Comme l'a souligné Christophe Borgel, président de l'Observatoire de la vie étudiante, citoyen dans l'université, citoyen dans la ville, l'étudiant doit être regardé comme un citoyen à part entière.

Université et aménagement du territoire

Les collectivités locales qui se sont investies dans l'enseignement supérieur sont confrontées à un problème essentiel, l'accueil et la vie des étudiants dans les villes universitaires, sans forcément disposer des structures nécessaires. Pour elles, il n'y a que deux façons d'envisager l'avenir de leurs universités : ou bien c'est un simple problème comptable, ou c'est une détérioration fondamentale de notre système éducatif qui va s'éloigner progressivement des principes de base sur lesquels il avait été fondé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et que reprend la loi d'orientation de juillet 1989 (loi Jospin). Rappelons que, dans son rapport annexe, celle-ci stipule : « La lutte contre les inégalités d'origine géographique passe par une égalisation de l'offre de formation sur tout le territoire national ».

Dès lors, deux attitudes sont possibles de la part des élus locaux : soit attendre des jours meilleurs en se contentant de gérer l'existant, soit envisager de mettre les pieds dans le plat et de démontrer les effets positifs de l'investissement en faveur de l'université en tant que lieu et instrument de formation.

Les collectivités locales qui ont fait le choix d'une politique volontariste s'appuient sur une valeur ajoutée de l'économie, souvent négligée : « la qualité de la population active ». L'université est alors un facteur incontestable de croissance régionale. Non seulement elle forme une population active adaptée aux besoins de l'économie locale, mais elle a un statut d'agent économique direct, par les dépenses qu'elle entraîne à travers les rémunérations, les investissements et la consommation. François Trucy, maire de Toulon, ne s'y est pas trompé, lui qui a voulu intégrer la nouvelle faculté de droit dans une vaste politique visant à créer de nouvelles symbioses entre les étudiants de la ville.

L'étudiant est un investissement lourd

La crise économique, la réorganisation du travail et des techniques de production ont réduit et en même temps modifié la quantité et la nature des emplois offerts aux jeunes. D'un autre côté, la démocratisation du système éducatif a permis d'augmenter le nombre de jeunes diplômés, ce qui est une bonne chose en soi.

L'école et l'université ont rempli leur rôle éducatif, mais ont-elles rempli leur rôle social et économique ? Notre société moderne a besoin d'hommes et de femmes de mieux en mieux formés, qualifiés ; les enjeux économiques, technologiques nécessitent davantage de compétences professionnelles, de haut niveau, diversifiées et larges, adaptables et réutilisables.

Il ne faut plus gérer la formation à court terme sans relation avec les phénomènes socio-économiques, mais également sans se préoccuper de l'évolution qui affecte le public auquel elle est destinée. Les étudiants de 1994 ne sont pas ceux des années 60. Certes, le spectre du chômage plane sur notre société, il ouvre la voie à des dérives, des débats dangereux, volontairement faussés par ceux qui orchestrent des campagnes alarmistes du type : « Les étudiants ne lisent plus » ou, tout au contraire, qui anesthésient les acteurs socio-économiques disant qu'il faut « laisser faire, laisser aller »...

Il est urgent de comprendre que le débat dépasse largement les diplômes et même l'Education nationale, que la balle est dans le camp de la société tout entière. L'anxiété de la jeunesse est légitime, mais le diplôme reste une nécessité. Tout diplômé n'est pas garanti d'obtenir un emploi, mais, sans diplôme, il est assuré, hélas, d'être un laissé-pour-compte.