Existe-t-il un conservateur territorial ?

Nadine Herman

Quelle que soit leur spécialité - bibliothèques, musées, archives -, les conservateurs territoriaux ont désormais les mêmes statuts et le même déroulement de carrière. Des préoccupations communes, une conception proche de leur rôle et de leurs missions plaident également en faveur de l'émergence de la notion de conservateur territorial, de même que l'existence d'associations professionnelles fortes ayant aidé à la reconnaissance de ces professions, ainsi qu'à leur ouverture vers des compétences autres que purement techniques et professionnelles.

Whatever their special field is - libraries, museums, archives -, the local librarians, curators and archivists have now the same statutes and the same development in their career. Common preoccupations, a conception close to their role and missions speak in favour of the emergence of the notion of local librarian, curator and archivist as well as the existence of important professional organizations having helped towards the recognition of these professions and towards their opertures towards not only technical and professional abilities.

Was ihre Spezialität auch immer ist (Bibliotheken, Museen, Archiv), alle territorialen Konservatoren haben jetzt die selben Statuten und die selbe Laufbahn. Gemeinsame Bedenken, eine ähnliche Vorstellung ihrer Rolle und ihrer Aufträge sprechen dafür, daß; ein Begriff des territorialen Konservators erscheint. Es sind auch starke berufliche Verbände entstanden, die die Anerkennung dieser Körperschaften gefördert haben, sowie deren Fähigkeit dazu, andere Kompetenzen als rein technische oder berufliche anzunehmen.

A cette question en forme de boutade s'impose immanquablement la réponse : « Oui, j'en ai rencontré » ! Toutefois, n'est-ce pas un paradoxe (sans volonté ni vanité de céder au plagiat 1) ou une illusion de vocabulaire que de recourir à l'expression « conservateur territorial » qui, bien que recouvrant une réalité juridique, n'est pas suffisante pour qualifier une situation professionnelle : elle comporte en effet une part de flou dans les esprits à travers ce seul énoncé.

Certes, le conservateur territorial existe... Mais, lequel ? Chacun, de son point de vue ou même, pourrait-on dire, de sa chapelle, fort de l'expérience acquise, est convaincu de son existence authentique et, à l'appui de ses convictions, se retranche derrière son métier propre, ses attributs spécifiques et même son histoire pour affirmer sa spécialité. Alors, l'expression « conservateur territorial » s'enrichit d'un complément qui s'impose aux yeux de tous ; ainsi, pour devenir parlant dans le milieu culturel, convient-il de préciser « de bibliothèque », « de musée », « d'archives »...

Cependant, par-delà sa formulation brutale et, en apparence, provocatrice, cette interrogation peut introduire une réflexion plus générale, à partir d'une comparaison statutaire, sur les missions autour desquelles tous les conservateurs territoriaux peuvent trouver un terrain d'entente et, peut-être, ouvrir ainsi une voie à une meilleure connaissance réciproque. Car, dans leur ensemble, rassurés par la parité acquise avec les conservateurs d'Etat, les conservateurs territoriaux ont perdu de vue les rapprochements existants les concernant directement.

Un rapprochement statutaire indéniable

Grâce à la publication des décrets du 2 septembre 1991 relatifs à la filière culturelle territoriale, les conservateurs territoriaux du patrimoine et les conservateurs de bibliothèques ont acquis une reconnaissance statutaire évidente : ils se sont ainsi vu garantir une réelle perspective de carrière, plus longue et mieux rémunérée, qui se décompose en 3 classes, identiques à celles des conservateurs de l'État.

Des principes communs

La mise en place d'une carrière parallèle à celle des conservateurs de l'État constitue en effet une avancée considérable dans le cadre de la construction statutaire de la fonction publique territoriale, même si, pour tous les conservateurs territoriaux, un regret demeure, celui de ne pas avoir accès à un cadre d'emploi de conservateur général prévu uniquement à l'État.

Mais, quelle que soit leur spécialité, bibliothèque ou patrimoine, les conservateurs territoriaux bénéficient des mêmes dispositions statutaires en termes d'entrée dans la carrière, puis des mêmes possibilités du point de vue de son déroulement au sein des 3 niveaux de collectivités territoriales. Cette similitude ne présente rien de surprenant, mais mérite d'être rappelée en ce qui concerne la phase d'élaboration statutaire : en effet, toute entreprise de définition des statuts débute par une recherche de mise en cohérence des différents professionnels concernés, d'une part entre eux et, d'autre part, avec les professionnels d'autres secteurs d'activités appartenant à la même catégorie de fonctionnaires, en l'occurrence à la catégorie A. Cela se traduit par un rapprochement au sein du même cadre d'emploi des quatre spécialités (musée, inventaire, archives et archéologie), sous la dénomination de « conservateur territorial du patrimoine » et par la reconnaissance de la spécialité du conservateur territorial de bibliothèque pour le cadre d'emploi du même nom. Cette démarche répond à la construction parallèle des deux corps de conservateurs du patrimoine et des bibliothèques pour l'Etat, et résulte de la conjonction de deux logiques, l'une portée par le ministère de la Culture et l'autre issue de la défense professionnelle de la représentation des métiers.

Ces deux cadres d'emploi partagent un certain nombre de règles statutaires communes : dès l'instant où la voie d'accès à la fonction publique territoriale consacre le principe du concours, le niveau de recrutement s'établit de manière identique. De même, la généralisation d'une formation initiale d'application pour les fonctionnaires de catégorie A et B sanctionne pour les conservateurs territoriaux des durées similaires de 18 mois, leur titularisation étant acquise 24 mois après le recrutement par une collectivité locale, au vu d'une attestation relative au suivi de cette formation.

Le déroulement de la carrière des conservateurs territoriaux obéit à la même architecture établie autour de trois classes comportant le même nombre d'échelons affectés des mêmes indices (cf. tableau Déroulement de carrière).

Quantitativement, la situation apparaît, compte tenu des données chiffrées actuellement disponibles, quelque peu contrastée selon les spécialités : cela va en effet de la « micro spécialité » (17 conservateurs dans la spécialité Archéologie et 8 dans la spécialité Inventaire pour les Antiquités et objets d'art) à des effectifs plus importants pour les archives (environ 80), pour les musées (environ 550) et bien plus nombreux pour les bibliothèques (environ 515, total annoncé par la Direction du livre et de la lecture pour l'année 1992, qui paraît inférieur à la réalité et ne doit pas traduire l'ensemble des intégrations opérées à titre personnel qui se sont étalées sur les années 91-92-93) 2. Ces chiffres ne tiennent évidemment pas compte des conclusions, qui devraient être très modestes, des commissions d'homologation qui siègent actuellement et règlent les cas d'intégration à titre personnel d'agents remplissant certaines conditions au vu des articles 36 et 38 du décret 91-839 et des articles 33 et 35 du décret 91-841 - respectivement patrimoine et bibliothèque -, mais n'ayant pu bénéficier des mesures d'intégration directe prévues dans ces deux décrets (articles 33, 34 et 35 dans un cas et articles 30, 31 et 32 dans l'autre). De plus, le droit d'option ouvert aux personnels d'Etat opérant dans les équipements relevant des collectivités locales a été diversement exercé selon les secteurs professionnels en raison d'un défaut d'information des personnes concernées, et le suivi de ces changements statutaires n'a pas été effectué.

Parallèlement à ces principes statutaires communs, d'autres mesures militent en faveur d'un rapprochement des conservateurs territoriaux.

Des changements de spécialité possibles ?

L'aboutissement de la conception du conservateur territorial est encore perceptible dans la reconnaissance d'un possible changement de spécialité en cours de carrière, prévu par l'article 27 du décret 91-839 concernant les conservateurs du patrimoine. Ainsi un conservateur territorial du patrimoine recruté sur une spécialité peut envisager en cours de carrière de changer de spécialité ; ce changement est prononcé par l'autorité territoriale dont il relève, après avis d'une commission ad hoc et peut être subordonné au suivi d'une formation d'accompagnement dans la nouvelle spécialité d'une durée de 6 mois maximum : de conservateur territorial d'archives, il pourra alors exercer dans la spécialité musée, inventaire, ou archéologie et réciproquement.

Cette mesure originale mais d'apparence anodine peut être appelée à jouer un rôle décisif en termes de mobilité et de progression de carrière ; en effet, compte tenu du nombre de conservateurs en poste ayant bénéficié des mesures d'intégration à titre personnel rapporté à celui des postes admis dans l'ensemble des collectivités locales 3, les perspectives de poursuite de carrière apparaissent aujourd'hui réduites, pour ne pas dire fermées. Les seules ouvertures proviendront des départs en retraite enregistrés, mais resteront forcément limitées en raison des caractéristiques de la pyramide des âges des professionnels en poste.

Or la nécessaire souplesse à introduire afin d'éviter le découragement de ces fonctionnaires pourra découler de l'opportunité d'un changement de spécialité, si les professionnels acceptent de jouer le jeu du changement de l'identité professionnelle au profit de l'identité générique du conservateur territorial. Il s'agit là d'une démarche audacieuse, qui rompt avec les habitudes dominantes de consécration dans le métier, et même contradictoire avec toute entreprise de construction identitaire professionnelle, mais qui, dans ce contexte nouveau, mérite d'être explorée. Il est certes trop tôt pour en mesurer les effets qui sont applicables au seul domaine du patrimoine, puisque la constitution du cadre d'emploi de conservateur de bibliothèque ne comporte que cette spécialité.

Pour ces derniers d'ailleurs, la gestion des effectifs et le nombre de postes offerts par les collectivités locales se posant à une échelle différente, le déroulement de leur carrière se présente sous un jour plus favorable : les mutations actuelles sont là pour en attester, y compris sur des postes relevant de l'État et de la Bibliothèque nationale de France où, pour cette dernière, la demande de recrutement est particulièrement forte.

Mais, par-delà ces analogies statutaires, d'autres arguments peuvent sans doute plaider en faveur de l'émergence de la notion de conservateur territorial.

Des préoccupations actuelles communes

Quand, aujourd'hui, l'occasion est donnée de travailler avec l'ensemble de ces professionnels, il est frappant de remarquer qu'ils ont des points de vue convergents, une proximité d'analyse, et qu'ils s'engagent vers un rapprochement de leurs conceptions sur le rôle et les missions par-delà la spécificité professionnelle revendiquée.

Certes, on ne peut pas véritablement parler d'identité de vue sur tout, mais plusieurs facteurs poussent à un échange de pratiques ou à une mise en commun des expériences. Cette analogie provient pour une part de l'histoire de chacun et pour l'autre du contexte actuel dans lequel se développent les politiques culturelles locales.

Des professions structurées autour d'associations fortes

Notre propos ne vise pas à engager une rétrospective détaillée de l'histoire des associations professionnelles en liaison avec celle du métier. Cependant, force est de constater que ce secteur, patrimoine et bibliothèque, se caractérise par l'existence d'associations anciennes et dynamiques qui savent se faire entendre, et c'est heureux, aux moments décisifs : l'illustration récente en a été donnée au moment des négociations menées lors de l'élaboration des dispositions statutaires en 1991. Les résultats ne sont sans doute pas à la hauteur des espérances, les conservateurs territoriaux ont néanmoins réussi à obtenir et à conforter une homologie avec leurs collègues de l'État.

Ces associations se révèlent particulièrement représentatives de la profession en regroupant agents territoriaux et agents de l'État : organisées, pour la plupart d'entre elles, à partir de regroupements régionaux actifs, elles sont également rattachées aux organisations internationales correspondantes (ICOM - International Council of Museums -, IFLA...) ; elles ont connu une histoire parallèle qui les a amenées à construire et promouvoir l'identité du professionnel en opposition avec l'image de l'érudit bénévole 4 qui avait investi ces équipements culturels. Leur action a favorisé l'émergence et la reconnaissance du conservateur que l'on connaît aujourd'hui.

L'idéologie professionnelle qui s'en est dégagée a produit un renversement de priorité - des collections vers le public - en prenant appui sur la démocratisation culturelle : progressivement s'est imposée une vision différente du rôle du conservateur qui élargit la relation privilégiée entretenue avec des collections dont il assurait principalement la préservation, pour les mettre à disposition d'un public nombreux et diversifié. Cette évolution est la conjonction de plusieurs facteurs : il est évident que, seule, l'action des associations professionnelles n'y serait pas parvenue sans un contexte favorable, mais elles y ont contribué pour une large part à côté de l'État, des collectivités locales avec leur volonté de développer des politiques culturelles, et enfin du public 5.

Lieu d'échange et de débat, les associations professionnelles ont aidé à la production d'un consensus sur la nécessaire fonction de médiation à assurer parallèlement aux autres fonctions plus traditionnelles de leur métier : constitution et enrichissement des collections, conservation, restauration...

L'ouverture aux publics scolaires (de la maternelle au lycée) et universitaires est acquise depuis de nombreuses années et l'action culturelle est communément admise dans l'ensemble de ces équipements culturels. Les exemples sont nombreux et variés dans ce domaine : le rapport annuel de la Direction des archives de France comprend un chapitre action culturelle qui recense les activités développées par les différents services (départementaux et communaux) ; la Direction des musées, quant à elle, soutient la création de postes de médiateurs plus spécifiquement chargés d'assurer la relation entre les œuvres ou les objets et tous les nouveaux publics.

Par ailleurs, les actions menées « hors les murs », qui apparaissent comme le prolongement de cette affirmation, font partie des derniers axes de leurs orientations politiques développées, et ne constituent en aucun cas le domaine privilégié de l'un par rapport aux autres. Elles correspondent aux préoccupations induites par le contexte dans lequel évolue aujourd'hui le secteur culturel.

Des rapprochements systématisés

La décennie 90, entamée par une crise économique qui perdure et affecte par ricochet les collectivités locales, affiche la crise des finances publiques : certaines villes sont en état de cessation de paiement, d'autres, et elles sont nombreuses, cherchent par tous les moyens à contracter leurs budgets. Par ailleurs, la société accuse une fracture sociale sans précédent qui place les collectivités locales au premier rang dans l'ordre des réponses à apporter, position déjà annoncée avec la décentralisation.

La question que les collectivités locales dans leur ensemble ont à résoudre se résume dans le dilemme suivant : comment faire plus, comment rendre davantage de services à la population, avec moins de ressources ? Cela entraîne évidemment des révisions déchirantes qui concernent principalement les budgets culturels. Or la décennie 80 avait conforté ces budgets à la hauteur de l'effort consenti par l'État et, en valorisant la place de la culture dans les politiques locales, avait laissé croire en la pérennité de ces mesures. L'heure est à la rigueur et à la gestion, discours devenu, qu'on le regrette ou non, dominant et incontournable pour tout responsable d'équipement : par voie de conséquence, la crédibilité du conservateur ne se mesure plus seulement à ses compétences techniques et professionnelles mais également à ses capacités à prendre en compte la dimension liée à la gestion.

Phénomène particulièrement significatif, un accord se fait jour entre ces professionnels, y compris au sein de leur communauté internationale, autour de la nécessité d'intégrer au nombre de leurs compétences, celles qui relèvent plus particulièrement des aptitudes de gestionnaire 6. Un déplacement s'est donc opéré en quelques années, les modèles professionnels ont changé (ou changent) : la vigilance requise autrefois pour la reconnaissance du métier ne paraît plus autant de rigueur aujourd'hui ; en revanche, il convient d'accompagner les changements qui affectent l'exercice du métier sous peine de perdre une partie de sa légitimité.

Ainsi le conservateur territorial saura d'autant mieux manifester son sens des responsabilités s'il est en mesure de faire des propositions qui, sans rien renier des objectifs qu'il s'assigne, rejoindront les préoccupations de sa collectivité. Des solutions devront être dès lors explorées (l'ont-elles déjà été parfois ?) autour de ce qui constitue des domaines d'action communes, voire proches : l'histoire locale paraît à cet égard un bon exemple de ce qu'une coopération et un rapprochement entre professionnels pourraient concrétiser en projets menés collectivement, tout en préservant l'apport original de chacun.

D'autres domaines de collaboration peuvent se dessiner : ce peut être un projet d'édition partagé entre une bibliothèque et un musée, ou, les occasions ne manquant pas, le partage des ressources documentaires, des animations communes... Leur réalisation dépend plus d'un état d'esprit et d'une volonté d'aboutir que de conditions liées à des procédures administratives.

Notre propos ne relève ni du scénario-catastrophe, ni du discours-provocation, mais invite très modestement à une réflexion sur l'environnement du secteur culturel.

Or, il semble bien qu'aujourd'hui l'évolution en cours et le rapprochement induit entre conservateurs territoriaux soient inéluctables. Ce qui ne signifie pas pour autant que la fin des métiers soit annoncée pour demain... Certes les métiers et surtout leurs représentations collectives ont été et sont encore perturbés et bousculés par l'irruption de la logique gestionnaire dans leur sphère professionnelle. Mais le défi qu'ils ont à relever peut les conforter, d'autant plus que les méthodes de gestion des ressources humaines cherchent à introduire de la souplesse et de la mobilité en s'appuyant sur les compétences, et consacrent alors les spécialités des conservateurs territoriaux. Moins de spécialité pour plus de spécialité, afin de ne pas quitter le domaine du paradoxe..

Juillet 1994

Illustration
Déroulement de carrière

  1. (retour)↑  Cf. Jean CLAIR, Le paradoxe du conservateur, Paris, L'échoppe, 1988.
  2. (retour)↑  Il est à noter que les chiffres les plus précis ont été obtenus auprès des associations professionnelles ; ils concernent plutôt les spécialités peu nombreuses, les directions techniques du ministère de la Culture nous ayant fourni des indications parfois approximatives.
  3. (retour)↑  Résultant de l'arrêté du 8 novembre 1993 publié au Journal officiel du 7 décembre 1993.
  4. (retour)↑  Cf. à ce sujet l'ouvrage de Bemadette SEIBEL, Au nom du livre : analyse d'une profession, les bibliothécaires, Paris, La Documentation française, 1988.
  5. (retour)↑  Cf. pour le secteur des bibliothèques : Anne-Marie BERTRAND, Les bibliothèques municipales : acteurs et enjeux, Paris, Le Cercle de la librairie, 1994, p. 22-40.
  6. (retour)↑  Il s'agit bien évidemment d'une tendance « lourde » qui n'est pas forcément partagée par tous les professionnels.