L'archiviste et ses partenaires

Territoires propres, démarches convergentes

Paule René-Bazin

Périodiquement, la comparaison est faite entre archives, bibliothèques et musées pour déterminer leurs domaines respectifs, leurs frontières, leurs méthodes propres. Une analyse actualisée vise à mieux connaître aujourd'hui les convergences et les spécificités de ces trois structures prépondérantes pour la conservation du patrimoine. Dans l'esprit du grand public, les manuscrits vont aux archives, les imprimés aux bibliothèques, les objets aux musées, mais en réalité les zones de recouvrement sont nombreuses et parfois sources de concurrence, - par exemple publications officielles, photographies, estampes ou encore documents personnels d'écrivains, d'hommes politiques ou de scientifiques. Qu'il s'agisse d'une seule profession avec des spécialités ou au contraire de métiers bien distincts, les professionnels des trois institutions doivent répondre à des utilisateurs, chercheurs ou grand public, jeunes ou retraités, de plus en plus nombreux et variés. Les technologies de l'information qui s'imposent progressivement mais massivement à tous offrent cependant de nouvelles pistes de coopération qui devraient permettre de conjuguer sans les renier les méthodes traditionnelles dans les trois sphères.

Periodically comparisons are drawn between archives, libraries and museums in order to determine their particular domains and boundaries and their distinctive methods. An up to date analysis is provided which aims at a better understanding of what are today the convergences and specialisms of these three organisations, all central to the conservation of our heritage. In the mind of the general public, and in very broad terms, manuscripts go to the archives, printed material to libraries and objects to museums, but in reality there exist many areas of overlap and sources of occasional competition, as regards, for example, official publications, photographs, prints and the private papers of writers, politicians or scientists. Whether they form part of a single profession with specialists or belong on the contrary to quite distinct professions, the professionals of the three institutions have to respond to an increasing number and variety of users - researchers and members of the general public, young people and the retired. However the huge and progressive spread of information technology offers new avenues for cooperation without renouncing methods which are traditional in their three spheres.

Man vergleicht oft Archivdienststellen, Bibliotheken und Museen, um ihre jeweiligen Bereiche, ihre Grenzen und ihre eigenen Methoden zu bestimmen. Eine derzeitige Erwägung möchte die Übereinstimmungen und Eigenschaften dieser drei wesentlichen Anstalten zum Erhalten unseres kulturellen Erbes besser erkennen. Nach der Meinung des Publikums liegen die Handschriften einem Archiv ob, die Drücke den Bibliotheken und die Dinge den Museen ; es bleiben aber in der Wirklichkeit mehrere Verwirrungszonen, aus denen die Konkurrenz entstehen kann, z. B. amtliche Herausgaben, Photographien, Stiche, persönliche Dokumente der Schriftsteller, Politiker oder Wissenschaftler. Die Fachleute der drei Anstalten - wäre es ein einziger Beruf mit Spezialitäten, oder drei unterschiedene Tätigkeiten - sollen immer zahlreichere und verschiedenere Benutzer behandeln, Forscher oder Publikum, Junge oder Rentner. Die neuen Techniken der Information drängen sich überall fortschreitend auf und eröffnen neue Aussichten zur Mitarbeit : so könnte man die herkömmlichen Methoden der drei Bereiche in Einklang bringen, ohne sie abzuschwören.

L' Archiviste se voit périodiquement confier le soin de mener la comparaison entre archives, bibliothèques et musées, bien que, parmi ces trois structures prépondérantes en France pour la conservation du patrimoine, les archives ne soient fondées à revendiquer ni antériorité chronologique ni supériorité qualitative. Ces trois institutions, souvent confondues dans l'esprit du grand public, sont parfois opposées dans celui des professionnels, ce qui n'empêche pas ces derniers de les gérer en partenaires étroitement associés, même s'ils apparaissent parfois comme des frères ennemis.

Le thème n'est pas neuf, mais il mérite sans doute de temps à autre un nouvel examen. Il y a dix ans par exemple, les archivistes lui consacraient un de leurs congrès intemationaux (en y adjoignant la documentation) et un numéro de leur revue Archivum. En introduction, M. Duchein, archiviste lui-même, se demandait : « Quels sont les domaines respectifs, les frontières, les méthodes propres de ces quatre vecteurs de la mémoire humaine, quels sont leurs relations, parfois leurs conflits, plus souvent leurs champs de coopération ? » 1.

Le moment peut être à nouveau venu d'actualiser cette analyse et, par voie de conséquence, les convergences et les spécificités de chacun.

Quelques jalons chronologiques

Un rapide survol des derniers siècles de l'histoire, au moins européenne, permet de mieux mettre en valeur les points de croisement et les voies encore parallèles ou divergentes entre ces trois domaines de la mémoire collective. Même s'il est bien connu que les archives et les bibliothèques, organisées dès l'Antiquité, ont une antériorité sur les musées créés plutôt à la Renaissance, l'importance du XVIIIe siècle pour les uns et les autres est attestée en France, en Italie, en Espagne et plus généralement dans l'Europe intellectuelle et politique.

La Révolution française marque à la fois l'écroulement des systèmes de conservation laborieusement mis au point depuis le Moyen Age, systèmes étroitement liés à des institutions désormais supprimées, et le triomphe des idées des encyclopédistes qui n'étaient certainement pas les ennemis des archives, des livres et des arts, mais voulaient les organiser autrement. Les textes fondateurs, lois, décrets, instructions, auxquels chaque profession se réfère encore aujourd'hui datent tous de l'époque révolutionnaire. Il s'agit d'abord de créer : les Archives nationales le sont dès 1790 et les archives départementales en 1795 (décret du 12 septembre 1790, loi du 7 septembre 1795), la Bibliothèque nationale est réorganisée en 1795 et les bibliothèques de districts sont fondées en 1794, Alexandre Lenoir crée le musée des Monuments français en 1795.

Il s'agit ensuite d'organiser les biens confisqués : archives, livres, objets provenant des biens de la couronne royale, des émigrés ou des communautés religieuses et des corporations. La loi de messidor an II (25 juin 1794) régit les tris et les éliminations dans les papiers archivés ; la même année, les bibliothèques reçoivent une instruction sur la manière d'inventorier et de conserver les saisies, le 18 floréal an IV (7 mai 1796), le ministre de l'Intérieur décide le contrôle du triage des livres reconnus inutiles ; en mars 1794, les musées reçoivent une instruction sur la manière d'inventorier et de conserver tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l'enseignement. D'ailleurs, pour mettre en œuvre cette nouvelle politique, les mêmes hommes se retrouvent souvent : c'est ainsi que Daunou par exemple s'occupe alternativement des archives et des bibliothèques et qu'à cette époque, des liens étroits se nouent entre ces trois sphères et l'Institut de France, notamment avec l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Les institutions intellectuelles de l'Ancien Régime, autrefois individualisées, renaissent après la Révolution dans une tout autre perspective : « Toutes les facultés de l'esprit humain devaient être réunies, subordonnées les unes aux autres et mises à leur place » 2. On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure ces principes, nés des encyclopédistes et des idéologues, n'inspirent pas encore aujourd'hui les choix de la politique française dans les domaines en question.

Pendant ensuite un siècle et demi, les départements français, ainsi que de très nombreuses villes, se sont équipés progressivement de bibliothèques et de musées, mais c'est la Seconde Guerre mondiale qui a été le point de départ de nouveaux chocs révolutionnaires auxquels sont confrontées depuis lors ces institutions. Dans le monde entier, l'extension ininterrompue des champs d'intervention, les développements techniques permettant des traitements sophistiqués, mais onéreux, des données conservées, l'intérêt croissant pour ce patrimoine, non plus de la part d'une petite élite d'initiés mais du plus grand nombre, sont autant de problèmes jusqu'à présent difficilement maîtrisés. En France, depuis peu, s'y ajoutent les incertitudes du nouveau contexte né de la décentralisation qui tente d'inverser radicalement le courant dans lequel se mouvaient les institutions et les personnes.

Les domaines respectifs et les zones de recouvrement

Traditionnellement et très schématiquement, la nature du matériau conservé déterminait son attribution à l'une ou l'autre des institutions : les manuscrits aux archives, les imprimés aux bibliothèques, les objets aux musées. Traditionnellement encore, les archives, conservées avant tout pour leur valeur probatoire, restaient liées à la personne ou à l'organisme qui avait intérêt juridique à leur conservation. La place des archives était auprès de l'institution productrice, propriétaire, et les Etats veillaient à la conservation des documents établissant leurs droits. Peu à peu, et de façon beaucoup plus nette depuis 1945, « les Archives ont été amenées à étendre leur domaine en amont par l'instauration d'un véritable contrôle des archives en formation... et, en aval, par une politique culturelle très affirmée » 3. En France, les archives départementales ont gardé longtemps des liens particulièrement étroits avec les préfectures du fait de leur rattachement au ministère de l'Intérieur. Leur caractère culturel a été reconnu institutionnellement plus tard, d'abord au sein de la direction des Arts et Lettres du ministère de l'Education nationale, à laquelle elles ont été rattachées conjointement avec les musées et les bibliothèques, puis en tant que direction à part entière au sein du ministère de la Culture, créé en 1959. Il n'a cependant été inscrit dans les textes que depuis la loi du 3 janvier 1979 dont le titre 1 définit, de façon très extensive, les archives comme « l'ensemble des documents, quels que soient leur date, leur nature ou leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, publique ou privée, dans l'exercice de son activité. La conservation de ces documents est organisée dans l'intérêt public tant pour les besoins de la gestion et pour la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées que pour la documentation historique de la recherche ».

En revanche, le rôle culturel des bibliothèques et des musées a toujours été une justification fondamentale de leur existence. « Destinés à l'enseignement, l'instruction, l'édification », « encyclopédiques pour prôner que l'ignorance est l'origine de tous nos maux » 4, bibliothèques et musées ont d'ailleurs fréquemment été rassemblés dans les mêmes bâtiments, « temples, palais, basiliques » par les municipalités au XIXe siècle.

Cette situation n'a pas empêché depuis longtemps une vive concurrence entre les archives et les bibliothèques quand il s'agissait de décider lesquelles des unes ou des autres auraient la garde de tel ou tel manuscrit revendiqué par les bibliothèques comme appartenant à leurs collections ou par les archives comme partie intégrante de leurs fonds.

Tout chercheur apprend vite qu'au-delà des principes, il doit se rendre aussi bien au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale qu'aux Archives nationales s'il veut écrire l'histoire d'une institution ou d'une famille d'Ancien Régime. Les querelles stériles mais passionnées qui se sont périodiquement ranimées sur ce sujet ont aujourd'hui cessé. Peut-être noyée sous la masse des acquisitions nouvelles et des versements, chacune des parties en cause a compris que l'important était d'assurer la conservation de documents utiles et que le chercheur devrait simplement apprendre à se retrouver tour à tour dans les catalogues de manuscrits et les inventaires d'archives.

Une même compétition est apparue entre bibliothèques et musées au sujet des collections de dessins et d'estampes, envisagées comme production assujettie au dépôt légal ou comme œuvre d'art.

Pour un archiviste, il n'y a pas forcément de différence de nature entre des archives imprimées et manuscrites, et, sans aucun doute, les publications officielles sont des archives imprimées ; mais les bibliothèques revendiquent ces documents tout aussi légitimement en se fondant sur un point de vue différent. Le rapport final d'une commission, par exemple, sera un ouvrage consultable en bibliothèque, s'il a été édité, mais il fera aussi naturellement partie intégrante des dossiers constitués par ses auteurs et pourra donc être versé en tant qu'archives ! Le cas des documents photographiques est particulièrement actuel. La nécessité reconnue par tous d'assurer au mieux leur conservation rend vitale la coopération entre les professionnels concernés, pour déterminer les critères d'orientation des fonds et des collections publiques ou privées. Quel que soit leur support matériel, les documents d'origine privée ont vu croître l'importance qui leur est accordée ; les services publics ont pris conscience de leur responsabilité dans la préservation des matériaux d'origine privée qui font l'histoire et la culture autant et même davantage que les papiers administratifs tandis que, de leur côté, des organismes privés, à la recherche d'éventuels gisements de profits, entreprenaient de conserver et de valoriser des patrimoines qui autrefois n'intéressaient que l'Etat.

En ce qui concerne le secteur industriel, la préoccupation est commune aux archivistes et aux conservateurs de musées. Si ces derniers peuvent revendiquer une antériorité attestée par l'importance prise déjà au XIXe siècle par les expositions techniques et industrielles, la crise économique de ces dernières années, en même temps que l'internationalisation des groupes autrefois familiaux, a développé chez les uns et les autres ainsi que chez les différents acteurs économiques un intérêt nouveau pour l'héritage qui risquait de tomber en déshérence du fait des faillites, fusions et ventes des entreprises et de leurs actifs.

La question se pose aujourd'hui de savoir s'il convient de garder ensemble ou séparément les objets et les fonds d'archives, et cela in situ dans la mesure du possible pour préserver la valeur émotionnelle attachée à un passé très récent, ou au contraire s'il vaut mieux les séparer. sachant que l'historien d'une entreprise ou d'un secteur industriel préférera la proximité d'une bibliothèque, alors qu'un simple curieux épris de pittoresque préférera celle d'un atelier reconstitué. La loi française du 3 janvier 1979, en donnant une définition très extensive des archives contrairement aux traditions anglo-saxonne et latino-américaine, a permis et entériné toutes ces ouvertures.

La convergence des méthodes

Si les domaines se recouvrent à la marge, les méthodes appliquées dans les archives, les bibliothèques et les musées ont jusqu'à présent largement différé. Il semble cependant que les technologies de l'information s'imposent aujourd'hui à tous et offrent de nouvelles pistes de coopération qui devraient permettre de conjuguer sans les renier les méthodes traditionnelles de chacun, pour peu que les professionnels fassent preuve d'ouverture d'esprit et de respect mutuel.

En principe, les buts poursuivis sont les mêmes : acquérir ou collecter, décrire, cataloguer ou inventorier, classer, analyser, communiquer ou exposer. Mais, à chacune de ces étapes, se rencontrent et parfois se heurtent des pratiques et des théories différentes.

L'accroissement des fonds d'archives reposera essentiellement sur les versements de documents organiquement produits, liés entre eux, en raison de leur origine, par des liens structurels. Les collections reposeront en priorité sur le dépôt légal pour la Bibliothèque nationale, sur les achats de l'Etat ou des collectivités pour les autres bibliothèques comme pour les musées. Tous les trois rechercheront legs, dons, dations, dépôts selon les mêmes modalités juridiques, mais avec une diligence et des bonheurs divers sans toujours éviter une concurrence dommageable à l'intérêt commun.

« L'archiviste est devenu l'homme qui sait détruire ». Cette assertion de l'un d'entre eux, Robert-Henri Bautier, maintes fois reprise depuis vingt ans, rend bien compte du caractère paradoxal et parfois frustrant de cette tâche pour un « conservateur ». Les tris et éliminations sont pratiqués à grande échelle puisqu'il est communément admis dans le monde des archives que seuls 5 à 10 % au maximum de la production documentaire atteindra le stade d'archives définitives. Les bibliothécaires pratiquent de leur côté le « désherbage », mais en gardant encore la volonté de conserver l'ensemble de la production soumise au dépôt légal. On se souviendra de l'article iconoclaste de Michel Melot appelant de ses vœux des éliminations jugées indispensables et inéluctables 5. En France, les collections publiques sont inaliénables, mais il n'en est pas ainsi dans l'ensemble du monde, pas même en Europe.

Eliminer revient à prendre parti. Or classer a été longtemps une activité seulement descriptive. Parent, au XIXe siècle, dans un essai sur la bibliographie, traçait ainsi le devoir du bibliothécaire : « Il doit être exempt de préjugés politiques et religieux ; il n'est le prêtre d'aucun culte, le ministre d'aucune secte, l'initié d'aucune coterie, le partisan idolâtre d'aucun système ». Maintenant, les bibliothécaires, comme probablement leurs collègues des archives et des musées ne sont plus seulement des intermédiaires mais aussi des interprètes, trahissant les bases positivistes de leurs fonctions au siècle dernier. Ils influencent l'usage des sources, tantôt loués pour la valeur qu'ils y ajoutent, tantôt critiqués pour les limites qu'ils leur imposent.

Pour faire face aux masses documentaires et grâce à l'informatique, les tableaux méthodiques et les principes classificatoires ont été abandonnés presque partout au profit du rangement continu et de l'indexation. L'évolution n'est pas encore achevée, mais elle devrait permettre l'indispensable rapprochement des méthodes qui respecterait l'intégrité des fonds tout en en facilitant les multiples usages. Les travaux de normalisation menés principalement en Amérique du Nord autour du format Marc, adapté par les archivistes en Marc-AMC, sont prometteurs et donnent aux chercheurs la perspective de pouvoir aborder plus facilement et avec moins de détours imposés les fonds d'archives et les ouvrages imprimés. Si l'approche institutionnelle doit rester fondamentale au moins pour tout historien, elle ne peut plus être exigée des généalogistes, des amateurs ou des décideurs qui forment maintenant la majorité du public des archives.

L'enseignement et la recherche en bibliothéconomie et en archivistique se développent maintenant avec une certaine cohérence et une coopération à laquelle chacun trouve intérêt. La muséologie, moins concemée par les technologies de l'information, semble, au moins pour l'instant, plus isolée.

La préoccupation commune d'assurer la conservation de documents pour les uns, de livres ou encore d'objets pour les autres a déjà entraîné, malgré la diversité des supports, une mise en commun des efforts pour rechercher et développer les conditions, les moyens et les techniques nécessaires pour lutter contre la fragilité des matériaux et tendre vers leur pérennité. Cette tendance s'affirmera probablement de plus en plus.

Le chapitre du récent ouvrage sur la pratique archivistique française consacré à ce thème évoque les principaux ennemis des archives : « l'acidité, les prédateurs : rongeurs, insectes, champignons ; les accidents : le feu et l'eau » 6. La même énumération figurerait sans doute dans des manuels contemporains de muséologie ou de bibliothéconomie. L'habitude s'est prise maintenant de consultations fréquentes, de développement de recherches communes facilitées par le pilotage du service de la recherche du ministère de la Culture ou l'existence de l'Arsag (Association pour la recherche scientifique sur les arts graphiques). Les spécialistes se rencontrent et, notamment dans le cadre des programmes européens, tentent de conjuguer leurs efforts. La récente publication d'un rapport sur le papier permanent et d'un répertoire européen des producteurs de ce même papier est une illustration heureuse et prometteuse de cet esprit assez nouveau 7.

Bien sûr, chaque institution devra adapter et compléter le fonds commun, en raison de la spécificité de ses propres matériaux. L'utilisation massive des supports magnétiques, pourtant encore très éphémères, et le coût exponentiel des recherches et des matériels, ont accéléré la prise de conscience de tous les conservateurs.

Par ailleurs, la nécessité d'assurer la conservation, mais plus encore la valorisation des différents patrimoines auprès d'un public de plus en plus diversifié et nombreux, fait que l'architecture patrimoniale a pris un nouvel essor, sous l'impulsion de quelques conservateurs de l'Etat, et des collectivités locales. Dans leur majorité, les départements sont maintenant dotés de bâtiments récents répondant à un programme type donnant une allure homogène à ce qu'on appelle souvent des « maisons d'archives ». De leur côté, musées et bibliothèques, neufs ou profondément rénovés, se multiplient, marquant l'urbanisme comme ils l'avaient fait au siècle dernier.

Un métier ou des métiers ?

A. Champollion-Figeac, chargé sous le second Empire de définir le bibliothécaire pour le Dictionnaire de la conversation, mettait l'accent sur la nécessaire érudition de cette « bibliothèque parlante », et fustigeait « le bibliothécaire ignorant que l'on compare non sans raison à l'eunuque chargé de la garde du sérail » 8. Il n'était pas seulement l'écho de son siècle qui avait vu créer l'Ecole des chartes dans la perspective de disposer d'érudits doublés de techniciens capables d'exercer les métiers d'archivistes, de bibliothécaires et parfois de conservateurs de musées. En contrepoint, en 1907, l'Association des bibliothécaires français proclamait : « Le bibliothécaire n'est pas un savant ; comme bibliothécaire il n'a pas de travaux originaux à réaliser » 9. La tension persiste entre ces deux extrêmes et pour les trois professions, mais à des degrés divers, semble-t-il. Les études récentes, comme celles des sociologues Raymonde Moulin ou Bernadette Seibel, mettent en évidence la tendance générale à la professionnalisation, mais cette évolution ne se déroule manifestement pas de façon parallèle ni au même rythme. A la frontière des XIX' et XXe siècles, en 1897, l'Ecole des chartes quitte les locaux des Archives nationales pour la nouvelle Sorbonne prenant quelque distance avec ses débouchés professionnels naturels, alors que, la même année, le certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB) est créé, l'Ecole du Louvre remontant pour sa part à 1882.

Après la Seconde Guerre mondiale, dans la plupart des pays qui constituent aujourd'hui l'Union européenne, les professions d'archiviste, de bibliothécaire et de conservateur de musée se spécialisent, se détachent, se professionnalisent et se fonctionnarisent.

Dès 1949, Charles Braibant, en précurseur, crée en accord avec l'Ecole des chartes un stage technique de trois mois, officialisé quelques années plus tard par le décret du 13 octobre 1956 ; ce texte prévoit que nul ne peut être nommé conservateur d'archives s'il n'est pourvu du diplôme d'archiviste-paléographe et s'il n'a satisfait aux épreuves d'un stage technique comportant travaux et stages pratiques aux Archives nationales et dans un service d'archives départementales. En 1969, à la suite du nouveau statut des conservateurs relevant désormais du ministère de la Culture, un nouvel arrêté porte à 6 mois la durée de ce stage.

La formation des bibliothécaires a suivi une voie parallèle avec bien évidemment le rôle prépondérant joué depuis 1963 par l'ENSB, puis par l'ENSSIB. Avec un retard sensible, les conservateurs de musée se sont engagés sur la même voie par l'institution en 1963 d'un concours national de recrutement des conservateurs des musées de France, précédant la création en 1987, au sein de l'Ecole du Louvre, d'une première école du patrimoine.

Les décrets du 16 mai 1990, portant statut particulier des conservateurs du patrimoine, des conservateurs généraux et création d'une Ecole nationale du patrimoine, ont suivi les lois de décentralisation ; peu après, des mesures parallèles étaient prises pour les bibliothèques. Bien que toutes les conséquences de ces mesures ne puissent encore être appréciées, il semblerait qu'un véritable tournant ait été pris. Parviendra-t-on à adapter aux conservateurs l'idée de mobilité dont la promotion a été assurée pour les administrateurs depuis la création de l'Ecole nationale d'administration et ce sans diminuer les qualités de spécialistes de haut niveau nécessaires dans chacun des domaines ? De même que Charles Perrault proposait à Colbert des « Etats généraux de la littérature au sein d'une « Académie composée de personnes de quatre talents différents, à savoir : belles-lettres, histoire, philosophie, mathématiques », le ministère de la Culture cherche-t-il aujourd'hui à faire naître une « culture de ministère », en rassemblant au sein d'une même école d'application des métiers, devenus des spécialités (archéologie, archives, inventaire, monuments historiques, musées et peut-être un jour bibliothèques) ?

L'analyse de la situation internationale au travers de l'annuaire des établissements de formation archivistique publié en 1992 par le Conseil intemational des archives et des actes du colloque sur la formation des conservateurs de biens culturels en Europe, organisé par l'Ecole nationale du patrimoine en décembre 1993, montre l'originalité de la démarche française. Alors que le rôle culturel des archives s'est affirmé, surtout dans l'Europe du Sud, la fonction documentaire de l'archiviste, au sein des administrations et des entreprises semble l'emporter dans l'Europe du Nord, ainsi qu'aux Etats-Unis, au Canada et encore davantage en Afrique. De ce fait, c'est de plus en plus souvent auprès ou au sein des écoles de bibliothéconomie et de sciences de l'information que les futurs archivistes sont appelés à s'instruire.

La mobilité semble s'exercer plus aisément dans ce qu'on pourrait appeler une filière « papier » distinguée d'une filière « objet », même si le développement des nouvelles technologies a transformé profondément l'une comme l'autre. La nécessité de prendre en compte la situation du marché de l'emploi a poussé la direction des Archives de France, au moment où se mettent en place les nouveaux corps de la fonction publique territoriale, à inciter quelques IUT (instituts universitaires de technologie) et universités à créer des spécialisations en archivistique, étroitement liées, en particulier pour les diplômes de techniciens supérieurs, aux disciplines de l'information et de la communication comme de la médiation culturelle 10.

De la même manière, les associations professionnelles sont tantôt communes, en Afrique par exemple, tantôt individualisées mais avec des liens étroits, pour permettre une meilleure promotion des métiers. Enfin, les ONG (organisations non gouvemementales) respectives se retrouvent dans l'Unesco tantôt au sein du Programme général d'information où coopèrent archives et bibliothèques, tantôt au sein des programmes culture et patrimoine (musées).

Les publics : chercheurs et citoyens

Là encore, il semble que les mutations de notre siècle aient contraint les archives, les bibliothèques et les musées à repenser leur rôle vis-à-vis de leurs publics, nommés parfois maintenant utilisateurs, usagers ou même clientèle. Définies autrefois comme des « nécropoles » ou « temples de la culture », ces institutions sont maintenant un peu considérées comme des « libres services ». Chacune développe une politique expansive de l'activité qui lui est propre.

Une promenade le long des routes de France fait prendre conscience au voyageur de la diversité et de la multiplicité des musées, témoignages de la vie quotidienne et non plus seulement des grandes œuvres artistiques, l'entraîne vers des centres culturels animés et non plus seulement vers des havres de paix propices à la contemplation solitaire. Pour leur part les bibliothèques ont développé la lecture publique, les offices de prêt, l'accueil des enfants, visant le plus grand nombre.

A l'initiative de la France depuis la dernière guerre mondiale, les archives enfin, et plus récemment les musées, ont accru leur rôle didactique en particulier en direction de la jeunesse scolaire par le moyen d'expositions, de publications pédagogiques liées à des services éducatifs dont le succès a amené la multiplication en quelque vingt ans (40 en 1968, 114 en 1993), avec le concours du ministère de l'Education nationale.

Les élèves de l'enseignement secondaire, cible prioritaire dans un premier temps en raison de la difficulté d'accès aux documents d'archives ont été largement rejoints par les écoliers des classes primaires qui viennent découvrir l'écriture à travers les siècles au moment où ils sont eux-mêmes en train de l'apprendre ou s'initier à l'héraldique en composant et modelant le sceau de leur commune ou de leur famille.

Si l'accent mis sur ces activités est nouveau, il correspond cependant à la tradition révolutionnaire qui affirmait le droit du peuple à accéder tant aux archives qui prouvaient ses droits qu'aux œuvres d'art, « propriété universelle du genre humain ». Peut-être est-ce pour répondre à la même obligation que les archivistes, plus que leurs collègues des deux autres domaines, ont dû accueillir un afflux de généalogistes, tentant de les transformer d'envahisseurs dangereux pour les documents en partenaires bénévoles dans de nombreuses tâches de conservation et d'exploitation.

Les salles des services d'archives, des bibliothèques et des musées gardent cependant leur public traditionnel, d'érudits et de savants qui les ont fréquentées de tout temps parce qu'ils savent que l'histoire ne s'écrit qu'avec des sources, qu'elles soient archivistiques, imprimées ou matérielles, conservées dans des « cabinets d'études ». Archivistes, bibliothécaires et conservateurs de musées sont encore un certain nombre à animer les sociétés savantes locales, les académies ou les cercles d'antiquaires faisant le lien entre les recherches d'érudits et contribuant ainsi à mettre en valeur des richesses inaccessibles au grand public sans leur intermédiaire. Encore faut-il considérer que les périodes de prédilection des études historiques actuelles ne sont plus l'Antiquité ou le Moyen Age, mais bien plutôt les années récentes et parfois même présentes.

L'archiviste doit satisfaire deux clientèles bien différentes et dont les exigences sont parfois opposées. D'une part, les producteurs d'archives, services publics ou individus, conservent sans limite le droit d'accès aux documents qu'ils ont versés ou déposés. Ils en gardent même, de droit, l'usage exclusif pendant un délai fixé par la loi. En revanche, les chercheurs ont hâte de disposer des mêmes fonds dont ils souhaitent la communicabilité le plus tôt possible.

L'archiviste se trouve donc devant un dilemme : s'il veut obtenir des acteurs de l'histoire qu'ils lui remettent sans réserve des dossiers qui constitueront ultérieurement les sources indispensables, il sait qu'il doit leur garantir une confidentialité pendant un temps assez long, tenant compte d'une mentalité bien différente en Europe et particulièrement en France de celle d'outre-Atlantique par exemple ; s'il veut satisfaire les chercheurs soucieux de disposer des sources déjà rassemblées et leur permettre de fonder sûrement leurs recherches, il sait qu'il prend le risque d'indiscrétions préjudiciables. Pour agir, il dispose de la loi sur les archives et ses décrets d'application ainsi que de la loi réglementant l'accès aux documents administratifs ou des travaux de la commission nationale « Informatique et libertés ».

La voie reste néanmoins étroite entre le droit à l'information de tous et le respect de la vie privée. L'archiviste engage souvent sa responsabilité au risque de nuire à la recherche de la vérité.

La mise au point d'instruments de travail adaptés reposant sur le traitement préalable des masses reçues, triées puis classées avant d'être inventoriées est évidemment une aide précieuse à la décision. Dans cette perspective, le service technique de la direction des Archives de France a élaboré en 1989 un thésaurus pour le traitement des documents postérieurs à 1940. Ce faisant, il s'est résolu à abandonner les langages classificatoires des traditionnels plans de classement au profit d'un langage documentaire ayant recours à des descripteurs reflétant les compétences de la puissance publique 11. La publication de cet ouvrage, réglementaire dans l'ensemble des départements, a entraîné la mise sur le marché de quelques progiciels intégrés prenant en compte les fonctions documentaires en même temps que de gestion.

Le recours aux technologies modemes de l'information est maintenant largement reconnu. Malgré le désir de chacun de garder la spécificité de son approche, les coûts contraignent à une collaboration que les techniques permettent sans reniement. Pour répondre au mieux à la demande d'un public exigeant, très divers et ne disposant souvent que de moyens financiers modestes, comme pour utiliser au mieux les procédés permettant une meilleure conservation physique, il paraît évident que la collaboration entre les professionnels concernés devient une impérieuse obligation. Cette obligation est actuellement reconnue, affirmée dans les réunions et dans les textes. Reste à la mettre davantage au cœur de nos programmes d'action et de recherche au moment où apparaissent les prémices d'une coopération européenne à laquelle participe une France de plus en plus décentralisée.

Juin 1994

Illustration
Programme pour les établissements de formation technico-professionnelle

  1. (retour)↑  « Archives, bibliothèques, musées et centres de documentation », Archivum, revue du Conseil international des archives, Paris, 1984.
  2. (retour)↑  Alfred FRANKLIN, Georges PERROT, Gaston BOISSIER, L'Institut de France, Paris, 1907, p. 122.
  3. (retour)↑  Oscar GAUYE, « Spécificité des archives et convergence avec les bibliothèques, les musées et les centres de documentation », Archivum, op. cit., p. 17-23.
  4. (retour)↑  Chantal GEORGEL, in La jeunesse des musées, Paris, musée d'Orsay, 7 février-8 mai 1994, p. 58 et 67.
  5. (retour)↑  Michel MELOT, « Des archives considérées comme une substance hallucinogène », dans Traverse/L'Archive, n° 36, Paris, 1985, p. 14-19.
  6. (retour)↑  La pratique archivistique française / sous la dit. de Jean FAVIER, assisté de Danièle NEIRINCK, Paris, Archives nationales, 1993, 630 p.
  7. (retour)↑  Coördinatiepunt National Conserveringsbeleid, Bureau national de préservation, Réunion d'experts sur la conservation de documents su papier acide et l'utilisation du papier permanent, La Haye, 1992, 120 p. Répertoire européen des papiers d'édition sans acide et permanents, European Foundation for Library Cooperation, Bruxelles, 1993.
  8. (retour)↑  Dictionnaire de la conversation, sous la dir. de W. DUCKETT. 2e éd., 1863.
  9. (retour)↑  Cité par Dominique VARRY dans Histoire des bibliothèques françaises, t. III, p. 627.
  10. (retour)↑  Conseil international des archives, Annuaire des établissements de formation des archivistes, Paris, 1992.
  11. (retour)↑  Direction des archives de France, Thésaurus W, vocabulaires normalisés pour la description et l'indexation des archives administratives locales contemporaines, 2e éd.. Paris, 1989.