L'amateur de livres, précédé du Bibliomane, de Bibliographie des fous et De la monomanie réflexive
Charles Nodier
Paris : Le Castor astral, 1993. - 137 p. ; 19 cm. - (Les Inattendus)
79 F
Les éditions du Castor astral ont eu la riche idée de rééditer les textes de Charles Nodier consacrés « au bonheur de lire ». Jean-Luc Steinmetz rappelle que Charles Nodier, après avoir été bibliothécaire à l'Ecole centrale de Besançon, fut à partir de 1824 bibliothécaire de l'Arsenal « qu'il saura transformer en boutique du romantisme et rendra légendaire ». Il fut aussi un éminent bibliophile : « Il y dépensera une fortune, sans cesse à l'affût des ventes, l'œil attentif aux marges des pages comme au dessin des caractères, le tact éveillé par le grain des couvrures ».
Le Bibliomane
Savoureux portrait de la dévorante passion des livres, le Bibliomane met en scène Théodore, tout entier possédé par son exaltation : il « ne parlait plus, ne riait plus, ne jouait plus, ne mangeait plus, n'allait plus au bal ni à la comédie ». Son obsession le rend malade, le coupe du monde, le détoume même de tout intérêt pour le contenu des livres qu'il chérit, tout entièrement préoccupé qu'il est par son hallucination bibliophilique et bibliographique. Son délire atteint toute sa puissance lorsqu'il tombe, lors d'une vente, sur un ouvrage dont il croyait être le seul possesseur : « Ce volume, c'est le Virgile de 1676, en grand papier, dont je pensais avoir l'exemplaire géant, et il l'emporte sur le mien d'un tiers de ligne de hauteur... Un tiers de ligne, grand Dieu ! ». Il agonise et meurt, emporté par cette fièvre folle : « Le cher homme avait poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s'attacher l'esprit. En plein état de santé, une doctrine lui aurait donné la fièvre, et un dogme le tétanos. Il aurait baissé pavillon en morale théologique devant un saint-simonien ». Dévoré par la lettre, Théodore meurt de n'avoir pas su aimer les livres pour ce qu'ils donnent à penser et pas seulement pour le plaisir que procure leur matérialité. Savoureux (auto)portrait d'un bibliophile critique qui sait ne pas devenir bibliomane monomaniaque...
Bibliographie des fous
Ce petit recueil donne aussi à lire un très joli texte sur « les livres excentriques ». « Les livres excentriques sont des livres qui ont été composés par des fous, du droit commun qu'ont tous les hommes d'écrire et d'imprimer ». Autant faire une « bibliographie des sots » serait une tentative vouée à la pléthore, autant une bibliographie des livres excentriques semble à Nodier une entreprise envisageable. Et l'auteur d'évoquer les vies et œuvres de François Columna, de Guillaume Postel, de Simon Morin, du « sieur de Mons », de Bluet d'Arbères, tous étranges auteurs d'étranges ouvrages.
Dernier texte, l'« amateur de livres » s'essaie à décrire et classer les diverses expressions de cette passion. Tâche urgente, car le monde va bientôt disparaître, submergé : « Le livre imprimé n'existe que depuis quatre cents ans tout au plus, et il s'accumule déjà dans certains pays de manière à mettre en péril le vieil équilibre du globe. La civilisation est arrivée à la plus inattendue de ses périodes, l'âge du papier ». Mais cette victoire n'est qu'apparente : « Depuis que le monde fait le livre, personne n'est fort empressé de l'acheter ». Et Charles Nodier de distinguer parmi les amateurs de livres, le bibliophile, qui, tel Alexandre, est « un homme doué de quelque esprit et de quelque goût, qui prend plaisir aux œuvres du génie, de l'imagination et du sentiment. Il aime cette muette conversation des grands esprits, que l'on commence où l'on veut, que l'on quitte sans impolitesse, qu'on renoue sans se rendre importun ».
Mais « les bibliophiles s'en vont, comme les rois... ». Le XIXe siècle et son maudit goût de l'argent fait place au bibliophobe : « Nos grands seigneurs de la politique, nos grands seigneurs de la banque, nos grands hommes d'Etat, nos grands hommes de lettres sont généralement bibliophobes ». Bibliophobe aussi celui qui met en avant les effets des livres et de leur lecture pour s'en prémunir et les refuser : ainsi de « l'homme sage, sensible et peu cultivé qui a pris les livres en horreur pour l'abus qu'on en fait et pour le mal qu'ils font ».
Quant au bibliomane, il « entasse » et mesure « les enrichissements de sa bibliothèque par mètres carrés » : « L'innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane une maladie poussée au délire... Elle n'a plus rien d'intelligent et se confond avec toutes les manies ». Enfin, le bouquiniste « croit toute sa vie posséder ce que personne ne possède ». C'est un personnage majeur pour Nodier, qui regrette « cette grande catastrophe sociale, la mort du bouquiniste... résultat infaillible du progrès : douce et innocente superfétation de la bonne littérature, le bouquiniste devait finir avec elle ».
Comme si, à toutes les époques, au XIXe comme au XXe siècle, les plus belles méditations sur le livre et la lecture, fussent-elles présentées trop modestement comme un jeu, ne pouvaient que s'accompagner d'un irrépressible sentiment de fin. Comme si l'amour du livre ne pouvait se vivre pleinement que dans la menace de sa disparition.