Les politiques culturelles municipales
Martine Poulain
Le Centre d'Histoire de l'Europe du XXe siècle organisait le 4 février dernier à la Fondation nationale des sciences politiques une très instructive journée d'étude sur l'histoire des politiques culturelles municipales *.
L'héritage du local
L'échelon choisi pour cette rencontre, celui de la commune, n'est pas innocent, rappelle Loïc Valdelorgue. L'objet des politiques culturelles est de « produire de l'identité » et l'« héritage du local » est central dans les conceptions des politiques culturelles mises en place par les élus. La volonté de ceux-ci est souvent d'institutionnaliser les établissements culturels ; or l'héritage culturel d'une commune est aussi porté par d'autre organismes, associatifs par exemple. En quoi les politiques culturelles municipales vont-elles « accroître ou diminuer les particularismes locaux » ? En fait, « l'héritage importe moins que sa mémoire ». Le patrimoine semble être devenu la « clé de voûte » de tout discours culturel des élus, qui passe aussi par une « construction nostal-gique de la culture », qui tend à tout « patrimonialiser ».
Philippe Poirier rappelle à quel point les travaux scientifiques des années 60 se sont, dans le domaine culturel, souvent focalisés sur le rôle de l'Etat ou ont choisi une « recherche-action », impliquée dans la construction même de l'objet étudié. Pourtant, on ne peut analyser les politiques culturelles uniquement sous le prisme de l'action de l'Etat régalien. La place des politiques culturelles locales est, dans le domaine par exemple des théâtres lyriques, des musées, des bibliothèques, très importante dès la fin du XIXe siècle. La place et le rôle des partis politiques dans les choix effectués localement se doivent aussi d'être étudiés.
Sylvie Rab souligne la multiplicité des décideurs des politiques culturelles au niveau local : de nombreux partenaires et concurrents interviennent. Les relations entre collectivités territoriales et Etat viennent encore complexifier ce paysage, de même que les « rapports clientélistes » entre les élus et certains de leurs partenaires. Les professionnels-médiateurs forment un autre cercle, doué de pouvoirs de propositions. Ce tissu complexe rend nécessaire l'analyse des processus de décision et de fonctionnement d'un tel réseau, d'un tel entrecroisement d'intervenants.
Histoires de décentralisation
Pour Marie-Claude Genêt-Delacroix, la décentralisation mise en place par la troisième République s'inscrit dans le prolongement de celle impulsée par les premier et second Empires. La troisième République cherchera à démocratiser le recrutement des personnels et le fonctionnement des institutions. Il y a continuité entre le XIXe et le XXe siècle comme il y a continuité, pour Marie-Claude Genêt-Delacroix, entre la droite et la gauche à cette période. La volonté de modifier le service public et le système administratif se fait au nom de l'Etat, de l'ordre social, des valeurs libérales et démocratiques considérées comme un tout indissociable. La décentralisation qui s'effectue dans les années 1889-1895, commence par les expositions, puis concerne les musées, les théâtres, les arts du spectacle. Elle s'accompagne toujours aussi d'une forme de centralisation (renforcement des instances administratives d'organisation et de contrôle). Elle cherche aussi à associer les artistes à la politique menée. Elle est pensée comme garante de la démocratie et veut « développer l'espace public du citoyen au nom des droits et libertés individuelles ». La décentralisation voulue par la troisième République est politique et repose sur une volonté de contribuer à l'émancipation individuelle : elle cherche à mettre directement en relation l'Etat et l'individu, sans médiation (au contraire de la politique du Front populaire d'une part ou de Vichy d'autre part, qui mettront en œuvre une médiation, où le social prédominera sur l'individuel).
Le terrain ou la contemplation
Vincent Dubois s'est intéressé à l'histoire de la Fédération nationale des communes pour la culture (FNCC). Née en 1960, celle-ci s'était donné comme objet de « regrouper les élus et les animateurs autour de projets d'établissements culturels communaux, conçus non comme des bâtiments, mais comme des regroupements d'associations ». La FNCC ne repose pas sur le modèle charismatique qui est celui alors proposé par André Malraux, mais sur un modèle inverse. Elle met en avant le rôle des relais locaux et traditionnels, considère la cité comme la cellule de base de la vie culturelle, qui voit collaborer élus locaux et militants associatifs. Le « terrain s'oppose au maître à penser » : les catégorisations proposées par la FNCC sont plus sociales qu'esthétiques, elle « se positionne comme offrant une représentation sociale de la culture ». D'où des tensions avec la politique culturelle telle qu'elle est alors conçue au ministère de la Culture.
Philippe Lemoigne insistera, lui, sur la montée des classes moyennes dans les années 70. Ce sont elles qui sont alors porteuses des idéaux d'« accomplissement, d'authenticité, de véracité », dans l'action culturelle. Dans les années 80, la promotion identitaire a pris le dessus et « l'authenticité a rencontré l'efficacité ». Ces années voient aussi un conflit sous-jacent entre une définition d'origine « étatique » de la culture comme supplément d'âme et les images beaucoup plus pragmatiques des associations qu'animent ces classes moyennes. Les politiques culturelles des élus locaux se retrouvent tiraillées entre ces diverses conceptions de la culture ; l'animateur quant à lui « ne peut être à la fois un représentant de ces groupes sociaux et de l'ensemble des représentations culturelles ». Toute politique culturelle est-elle alors destinée à n'être qu'un « assemblage d'initiatives disparates » ? Pas nécessairement, car, bien que l'échelon local soit « privé de toute compétence et de toute prérogative officielles », les classes moyennes ont bénéficié d'une « reconnaissance symbolique dans le champ culturel » et la loyauté des artistes et des professionnels à l'égard de l'Etat est profonde. Ces intérêts contradictoires font, d'un certain point de vue, vivre les politiques culturelles locales.
Bordeaux, Toulouse, Saint-Omer et les autres...
Plusieurs interventions se sont ensuite intéressées aux politiques culturelles de telle ou telle ville particulière ou dans tel ou tel secteur spécifique. Quelles ont été les politiques menées en faveur de la musique dans deux villes réputées aussi dissemblables que Bordeaux ou Toulouse ? Comment un conflit politique peut-il marquer la réouverture d'un théâtre, tel celui de Saint-Omer ? Comment comprendre l'investissement important fait dans le secteur culturel (qui emploie actuellement 250 personnes) par une ville comme Bourges, dirigée par la gauche (SFIO puis PC) depuis 1919 ? Comment analyser, au Mans par exemple, la transformation des discours et conceptions du même courant de gauche au cours des trente années écoulées ? Là comme ailleurs, on a vu des évolutions qui mènent d'une forte profession de foi démocratique, fondant son action sur le développement de la culture, à une politique de prestige et de visibilité des équipements, contraints aujourd'hui au réalisme économique, témoins d'une politique culturelle que certains estiment être une « addition d'actions disparates ».
Une journée fructueuse, sur des thèmes heureusement de plus en plus travaillés par le regard de l'historien. Un ensemble de travaux qui conduiront à terme à des inflexions sensibles de l'histoire des politiques culturelles, encore trop souvent marquées par la seule appréhension de celles initiées par l'Etat.