La reliure d'art à Luxembourg
Philippe Hoch
Luxembourg accueillait du 15 au 17 avril dernier le IVe Forum international de la reliure d'art (FIRA) 1 à l'initiative conjointe de l'Association des amis de la reliure d'art (ARA) et de la Bibliothèque nationale du Grand-Duché. Quatre-vingt-dix artistes, originaires de dix-huit pays et auteurs d'environ deux cents pièces exposées prirent part à cette rencontre. Les organisateurs entendaient lui conférer le caractère quelque peu solennel d'un prélude aux manifestations prometteuses d'ores et déjà inscrites au calendrier de 1995, année durant laquelle Luxembourg, succédant à Lisbonne, jouera le rôle de « capitale européenne de la culture ».
Trois expositions avaient été mises sur pied simultanément pour la circonstance. La première réunissait, dans le hall du Cercle municipal, les travaux des participants, offrant un panorama vaste et contrasté des courants esthétiques contemporains, un survol des recherches d'ordre formel aussi bien que des innovations dans le domaine des matériaux de plus en plus divers susceptibles d'être utilisés, menées en Europe - notamment de l'Est -, mais aussi en Amérique du Nord ou encore au Japon.
Prière de toucher
Plus modeste par le nombre des œuvres présentées - vingt-cinq -, l'exposition proposée dans les locaux en cours d'aménagement de l'annexe « Central Park » de la Bibliothèque nationale, grâce au « Bateau ivre », une galerie-librairie d'art installée à Redu (Belgique), se signalait en revanche par l'originalité de la démarche entreprise. Les pièces exposées, que nulle vitrine ne protégeait, se distinguaient en effet des reliures habituellement exécutées par leur caractère « expérimental » et par l'invitation aussi explicite qu'insolite à les « toucher » ; occasion trop rare sans doute pour que le public de connaisseurs venu à Luxembourg négligeât de la saisir.
Henri Lambert, le libraire de Redu, et Sün Evrard, relieur à Paris, nomment « intragrammes » ces objets singuliers, dont « le contenu n'est pas vraiment un livre et le contenant pas vraiment une reliure ». Le mot, qui appelait un commentaire, et la chose, offerte au regard et à la manipulation, parurent déconcerter quelque peu certains congressistes, la grande majorité des visiteurs manifestant toutefois une curiosité parfois amusée à l'égard de ces « intragrammes ». L'un des plus remarqués était l'œuvre collective des vingt relieurs, invités à enrichir chacun d'un élément nouveau cette pièce « itinérante », expédiée de Belgique en Australie et au Japon, en passant par sept pays européens dont la Suisse, les Pays-Bas et la Suède, ainsi que par les Etats-Unis et le Canada...
La Bibliothèque nationale du Luxembourg, enfin, avait sorti de sa Réserve précieuse soixante-dix reliures d'art du XXe siècle pourvues de décors particulièrement significatifs. Présentés dans l'ordre chronologique, depuis les travaux de René Kieffer exécutés vers 1900 jusqu'aux créations très récentes (1993) d'artistes luxembourgeois et étrangers, ces livres somptueusement habillés constituent une enviable collection formée depuis un quart de siècle environ grâce à de judicieuses acquisitions mais, plus encore, en vertu d'une politique constante et avisée de commandes passées auprès de jeunes relieurs.
Ces derniers sont choisis dans l'Europe entière par le conservateur du département, Emile van der Vekene, pour lequel en définitive « rien ne remplace le contact avec l'ouvrier, l'artisan ou l'artiste-créateur », rencontrés longuement parfois dans leur atelier où projets, matériaux et prix sont discutés. Démarche féconde au plan institutionnel, qui ne l'est pas moins d'un point de vue personnel, puisque « maintes relations amicales sont nées de cette expérience. » Le maître d'œuvre de la manifestation signe naturellement aussi le savant catalogue, richement illustré, qui constituait l'indispensable accompagnement érudit de la visite.
Les responsables de l'Association des amis de la reliure d'art avaient d'ailleurs choisi de récompenser les mérites d'Emile van der Vekene, savant bibliographe et historien du livre, auteur dans le domaine qui nous occupe de plusieurs ouvrages qui font autorité (Bemerkenswerte Einbände in der Nationalbibliothek zu Luxemburg, 1972 et Les reliures aux armoiries de Pierre Ernest de Mansfeld, 1978, entre autres) en lui décernant le Trophée international de la reliure d'art 2.
En quête de reconnaissance
Après qu'ils eurent, au cours de la séance solennelle d'ouverture, rendu hommage à leur hôte luxembourgeois, les Amis de la reliure d'art réunis en assemblée générale débattirent des problèmes auxquels les spécialistes de cette discipline, professionnels ou amateurs de haut niveau, se trouvent confrontés. De l'avis de Marcel Garrigou, président de l'ARA, un long chemin reste à parcourir. La reliure d'art souffre en effet d'un manque de reconnaissance manifeste, tant auprès du public que des institutions culturelles, en raison d'une « communication » défaillante.
On exhorta ainsi les responsables des bibliothèques publiques, notamment françaises, à consacrer davantage d'expositions, de catalogues ou encore de conférences à la reliure, qu'elle soit ancienne ou contemporaine, s'il est vrai que le goût de l'une ne va pas sans la connaissance de l'autre. Fussent-elles beaucoup plus nombreuses et mieux « médiatisées » qu'elles ne le sont à l'heure actuelle, ces initiatives ne sauraient pourtant suffire à faire connaître largement et apprécier à sa juste valeur une activité créatrice trop souvent confinée à l'arrière-plan du paysage esthétique. Appelées de leurs vœux par les membres de l'ARA, les manifestations dont les bibliothèques pourraient être les instigatrices sont pourtant loin de faire figure de panacée : s'ils aspirent à la reconnaissance des institutions de lecture, les relieurs d'art redoutent dans le même temps l'« enfermement » de leurs créations dans les bibliothèques, lesquelles sont volontiers assimilées à des « ghettos », fussent-ils de luxe.
Défense et illustration de la reliure d'art : tel est bien le mot d'ordre que reprennent, sur tous les tons, comités nationaux et délégués de l'association. Tour à tour, les représentants belge, suisse, italien, grec, américain et, enfin, québécois informèrent l'assemblée de leurs activités et de leurs projets. L'exposé des nombreuses initiatives (expositions, séminaires, programmes de recherche, visites de bibliothèques...) prises en Italie - pays qui bénéficie, il est vrai, d'une riche et ancienne tradition - impressionna particulièrement l'auditoire.
Une excursion à Echternach - abbaye fondée à la fin du VIe siècle et dont le scriptorium produisit quelques-uns des plus beaux manuscrits représentatifs de l'enluminure ottonienne -, ainsi qu'un cycle de conférences consacrées à la situation de la reliure contemporaine, d'une part en Allemagne, de l'autre aux Pays-Bas, ou encore à la place qu'occupe cet art dans la sphère bibliophilique complétèrent le programme offert aux congressistes. Ceux-ci devraient, en 1995, quitter pour la première fois l'Europe, à l'invitation du comité québécois de l'ARA.