Culture écrite et inégalités scolaires
sociologie de « l'échec scolaire » à l'école primaire
Bernard Lahire
Bernard Lahire
ISBN 2-85939-435-4 : 120 F
Les travaux de Bernard Lahire sont centrés sur une analyse micro-sociologique des pratiques scolaires et sociales de lecture et d'écriture. Les jeunes élèves en difficulté et/ou en rupture avec l'école d'une part, les adultes des classes populaires dans leurs temps libres comme sur leurs lieux de travail d'autre part, constituent les catégories de la population les plus étudiées par ce jeune et brillant chercheur lyonnais.
L'auteur construit sa démarche en se démarquant explicitement d'options méthodologiques ou théoriques trop circonscrites ou scientifiquement dépassées. Il rejette ainsi les approches purement quantitatives qui mettent certes en lumière des régularités statistiques dans le partage inégal des pratiques de l'écrit mais dont l'apport est à la fois nécessairement limité et facilement biaisé. Cette macro-sociologie ne peut en effet, en premier lieu, donner à comprendre les processus sociaux particuliers, concrets et complexes, d'investissements ou de désinvestissements dans les formes socio-scolaires de la culture des écrits. Les données statistiques qui mesurent les écarts dans l'intensité et les modalités des pratiques culturelles offrent en second lieu un tableau statique et global qui induit souvent une interprétation comparative et unilatérale des compétences et des usages en termes peu ou prou misérabilistes de « déficit », de « handicap », de « privation », de « manque » pour tout dire.
Pour contourner ces difficultés et veiller à contextualiser une pratique afin de rendre raison de son sens objectif et subjectif, le sociologue se fait ethnologue en combinant, tant pour les enseignants que pour les enseignés, observations des sujets en action, entretiens oraux avec ces mêmes personnes, analyse de leurs diverses productions et consommations d'écrits.
Dominations scripturales
Dans sa première étude - issue d'une thèse de doctorat - B. Lahire vise ainsi à comprendre « de l'intérieur » pourquoi les élèves d'origine populaire sont statistiquement toujours plus en échec scolaire que les autres. L'hypothèse principale est que l'école privilégie « un rapport scriptural » au monde et au langage (rapport réflexif, « gratuit » , formel, métalinguistique, etc.), en contradiction avec « le rapport oral et pratique » (contextualisé, fonctionnel, pragmatique, direct, etc.) qui est dominant... dans les classes économiquement et culturellement dominées.
Ainsi, même quand les enseignants partent d'une discussion orale réputée « spontanée », une fois les propos réduits à une phrase ou à un petit texte soigneusement choisi pour son contenu phonétique par exemple, « le travail scolaire de découpage ou de manipulation de mots et de décomposition en syllabes, fait subir aux éléments du langage un mode de traitement qui n'a plus rien à voir avec ses multiples fonctions pratiques ». Passer d'une forme syntaxique à une autre, changer le temps d'un verbe, analyser le statut grammatical d'un adjectif, commenter une figure de rhétorique, rédiger un petit texte au vocabulaire riche et varié, etc. sont de la même manière des opérations langagières qui ne renvoient à une attention significative à la langue que pour un petit nombre d'élèves du primaire.
Et toutes les pédagogies de la « motivation », de « l'authentique » ou du « vécu » sont impuissantes à contourner les mille et une manières scolaires de traiter le langage comme un objet étudiable en lui-même et pour lui-même, de le maîtriser consciemment et indépendamment des situations qu'il structure et dans lequel il trouve son sens pratique et sa fonction de communication.
Autrement dit, les diverses pratiques scolaires du langage, au-delà de leurs apparentes diversités (exercices de lecture ou d'orthographe, leçons de vocabulaire ou de conjugaison, apprentissage de la rédaction ou de la récitation) présupposent et encouragent un rapport langagier au monde particulier et systématique alors que d'autres rapports, socialement différenciés, se construisent au quotidien et sont eux aussi incorporés au point de définir une appartenance culturelle autre.
L'auteur tire plusieurs conséquences de cette relative altérité anthropologique :
1 - contrairement aux hypothèses culturalistes, la difficulté majeure réside moins dans la distance entre traditions culturelles différentes (autochtones/immigrées) que dans l'imposition aveugle de formes scolaires de relations à l'autre et d'appropriations du savoir fortement scolaro et socio-centriques ;
2 - le processus de scolarisation des pratiques langagières (qui ne peuvent donc être réduites à des compétences linguistiques) recouvre de fait un processus massif de scripturalisation des savoirs et des pratiques, jusque dans le statut minorisé et marginalisé des productions (faussement) orales ; ce procès produit chez les enfants des couches populaires un effet d'étrangeté, qui est négocié plus ou moins heureusement, ou rejeté plus ou moins douloureusement ;
3 - dans une société où le politique comme l'économique, le juridique comme le religieux, le technique, le didactique ou l'artistique sont largement structurés par l'écriture, maîtriser « les formes scripturales-scolaires » des relations sociales et des conduites cognitives revient à maîtriser (dominer) ceux qui maîtrisent mal ou moins bien cette culture.
C'est une grande qualité du travail de B. Lahire que de montrer, jusque dans l'exercice scolaire le plus banal ou la remarque magistrale la plus anodine, les enjeux socio-politiques et cognitifs les plus forts ou les représentations pédagogiques les plus involontairement sélectives et culpabilisantes. Le lecteur est toutefois déçu par la faiblesse des propositions didactiques, agacé par quelques remarques inutilement « sermonneuses » et il est parfois gêné par la radicalisation d'analyses qui ramassent tout un système explicatif dans une opposition dichotomique fermée. On regrette ainsi qu'il ne soit guère rendu compte des résultats scolaires significativement différenciés entre filles et garçons et que le sociologue n'analyse pas chez un même élève les performances dans les divers exercices scolaires et leurs évolutions éventuelles au cours de sa prime scolarité.
Les écrits populaires
Le second ouvrage, mieux rédigé et presque fascinant d'attention à l'intime et à l'infime, toujours fortement et heureusement inspiré de la sociologie de Bourdieu, se propose d'examiner comment maîtrise pratique (par opposition à la maîtrise symbolique) ou logique pratique (par opposition à la logique formelle) sont explicatives et constitutives des comportements sociaux de salariés, hommes et femmes, dotés de faibles capitaux économiques et scolaires. Comme si l'on retrouvait ici, en somme, dans le cadre de leur vie adulte, professionnelle et privée, les « parents » de ces mêmes élèves qui tout à la fois sont en échec à l'école et mettent l'école en échec.
L'auteur montre d'abord que les exigences techniques d'un travail peu qualifié sont transmises par imitation, « en dehors de toute explicitation verbale, en dehors de tout retour théorique sur la pratique ». Ces savoirs pratiques sont appropriés par incorporation, par une pratique répétée et ajustée, loin de tout discours, puisque l'explicitation des tâches se réduit la plupart du temps à une simple désignation des tâches : « Tu fais ça comme ça », « Il faut pas faire comme ça, regarde-moi, et puis tu te débrouilles ». Ainsi, les compétences acquises sont-elles un mixte des savoirs construits avec les autres (et sous le regard des autres) et des savoirs bricolés soi-même (et pour soi-même) dans l'expérience du travail. Et ces savoir-faire, réels, sont tellement peu codifiés rationnellement et « enseignés » systématiquement qu'ils tendent à entraîner la plus grande défiance des pratiquants eux-mêmes vis-à-vis des moyens d'objectivation de l'expérience pratique (plan de travail, fiche technique, mode d'emploi, etc.). Contrairement à ce que l'on pourrait penser en toute légitimité cultivée, l'usage des écrits professionnels est considérée comme une pratique de débutant, de « bleu ». Dans le monde des ouvriers peu qualifiés, plus on est compétent et moins on a besoin de lire, d'autant que recourir à l'écrit, c'est ne pas travailler effectivement...
L'auteur analyse ensuite de façon systématique les modes populaires d'appropriation des textes, sans profit particulier cependant pour ceux qui connaissent les travaux de Nicole Robine, Les jeunes travailleurs et la lecture, Paris, La Documentation française, 1984, ou ceux de Joëlle Bahloul, Lectures précaires : études sociologiques sur les faibles lecteurs, Paris, BPI/Centre G. Pompidou, 1988. Il est vrai que les longues citations des propos des enquêté(e)s sont particulièrement intéressantes.
Les lecteurs populaires sont pragmatiques, tant dans leur recherche des faits du réel (livres pratiques, dictionnaires, informations locales, vulgarisation documentaire) que dans leur sensibilité au réel des effets (participation émotionnelle aux péripéties de la fiction, identification affective à la vie des héros, adhésion éthique à une philosophie de la vie).
Les deux derniers chapitres traitent des écritures domestiques, familiales ou individuelles. Pour ce faire, le sociologue s'attache à comprendre la liaison entre les formes d'usage de l'écrit et les modes d'organisation familiale. Il souligne à juste titre qu'agendas, calendriers, journaux intimes, listes, pense-bêtes, livres de compte, classement et rangement des papiers administratifs, etc. permettent de planifier, d'organiser, de contrôler le quotidien et sont donc autant de signes d'une disposition à maîtriser quelque peu le cours de sa vie. A vrai dire, ces techniques de gestion sont loin d'être partagées, notamment par les hommes qui les considèrent volontiers comme inutilement ascétiques et qui se rebellent à l'idée d'intérioriser de nouvelles contraintes, à domicile. D'ailleurs, les écritures domestiques à fonction purement mnémotechnique (listes des commissions, des choses à faire dans la semaine, à dire au téléphone) ont souvent un statut tout à fait négatif : « J'ai pas besoin de noter, j'ai ma tête ». Utiliser l'écrit peut ainsi signifier l'existence d'un handicap, d'une difficulté, un peu comme l'on porte des lunettes quand la vue baisse. Utiliser l'écrit pour se raconter n'est pas plus valorisé ; écrire sa vie au lieu de la vivre paraît même totalement saugrenu, sinon malsain ou prétentieux.
Les femmes sont finalement les « machines à écrire de la famille » au sens où le plus souvent ce sont elles qui assument seules les responsabilités d'écriture liées au bon fonctionnement pratique (feuilles de sécurité sociale) ou symbolique (correspondance privée) de la cellule familiale, mais aussi au sens où les hommes « se reposent » sur elles pour ce travail qui n'en est pas vraiment un (à leurs yeux).