Traduire l'Europe pour les jeunes
Dans le cadre de la Fureur de lire, la Bibliothèque publique d'information du Centre Georges Pompidou et le Centre de recherche sur la littérature de jeunesse (CRILJ) ont proposé, le 15 octobre 1993, un séminaire autour du thème « Traduire l'Europe pour les jeunes ».
Un creuset multilingue
Il s'agit de prendre acte d'un phénomène aux origines lointaines mais plus que jamais d'actualité, tout en le questionnant : « La culture européenne s'est forgée dans un creuset multilingue de traditions populaires et savantes qui ont fécondé, entre l'oral et l'écrit, les trésors de la littérature de jeunesse. Ce secteur de l'édition n'a pas attendu l'instauration d'un libre échange économique et pédagogique pour affirmer sa dimension européenne à travers les Foires du livre de Bologne et de Francfort. Selon l'enquête du BIPE réalisée à l'initiative du Centre national du livre, l'auteur le plus traduit en Europe est un écrivain de jeunesse : Astrid Lindgren. Un foisonnement d'écritures et d'images est à l'œuvre dans ce " laboratoire " de créations graphiques et littéraires où les thèmes abordés portent le témoignage des bouleversements sociaux liés aux conditions économiques et à l'évolution des mentalités. A l'ère des mutations technologiques et de la banalisation de l'information, comment préserver la diversité, l'originalité des cultures à travers les passerelles de la traduction ? ».
Critiques et chercheurs, professionnels de la traduction et de l'édition, puis représentants d'institutions apportant des aides à la traduction étaient invités, dans le cadre de trois tables rondes successives, à donner leur point de vue sur la question ainsi formulée par les organisateurs.
Plutôt qu'un compte rendu exhaustif et chronologique, on trouvera ici une présentation des principaux points évoqués par les intervenants et repris au cours des échanges avec la salle, les débats s'étant essentiellement déroulés autour de trois axes : spécificité de l'écriture de textes traduits, contraintes et perspectives du marché éditorial, enjeux culturels de la circulation des textes.
Le traducteur comme passeur
Au-delà du constat commun que chaque tâche de traduction reste une expérience unique et singulière, les traducteurs s'accordent à identifier des difficultés constantes, quel que soit le genre du livre à traduire, quelle que soit la langue d'origine : il s'agit d'abord du casse-tête des jeux de mots pour lesquels on oscille sans cesse entre la joie d'une trouvaille heureuse quand un équivalent peut être proposé et l'insatisfaction face à certaines impossibilités qui peuvent même mener à l'abandon.
L'exercice est de toute façon reconnu comme particulièrement délicat, qui maintient le traducteur sur une étroite ligne de crête entre créativité et fidélité : si l'on convient que, au-delà de la langue, c'est le sens du texte auquel il faut donner accès, et que la traduction est aussi une lecture qui se transfère dans une écriture, on voit se préciser quelques problèmes. La lecture étant la reconstitution de sens, le risque est constant d'une lecture pauvre ou réductrice ; les exemples abondent ! D'où la nécessité de restituer parfois connotations et sous-entendus. Cependant on se heurte alors à un autre écueil : celui de l'allongement excessif du texte, voire le maniérisme si l'on cherche à dire tout ce qu'on a lu dans le texte. D'où cette fois la nécessité de se contraindre à la concision, en admettant qu'il faut laisser au lecteur du chemin à parcourir. Même si le traducteur se veut passeur de sens et d'émotions, il doit éviter de se substituer au lecteur.
C'est peut-être pour cela que la traduction des albums se révèle particulièrement passionnante, la contrainte de la concision y étant plus forte et l'écho avec les images tout à fait stimulant : « C'est un vrai travail de sculpteur ».
Editer des traductions
L'intervention de Monique Hennequin fournit les éléments du débat : à partir de données chiffrées (difficiles d'ailleurs à établir, les chiffres « jeunesse » n'étant pas toujours aisément isolables), elle repère quelques tendances, confirmées par les éditeurs : diminution notable au cours des dix dernières années de la part des traductions dans l'édition française (en 82 : 54 % de traductions, en 92 : 36 %), prédominance de l'anglais, déséquilibre entre les auteurs, certains d'entre eux pouvant drainer plus de la moitié des traductions, forte augmentation depuis trois ans du nombre de titres français traduits dans d'autres langues européennes, nombre élevé de contrats de traductions signés par les éditeurs français à Bologne en 93.
La rentabilité des traductions, des coéditions surtout, semble incontestable pour les documentaires et les albums, mais beaucoup moins sûre pour les romans. Quant à la prépondérance de l'anglais, on peut certes l'attribuer au dynamisme des éditeurs anglo-saxons, mais aussi à la difficulté de trouver des lecteurs assez compétents pour choisir des manuscrits écrits dans des langues « rares ».
Inquiétante ou séduisante étrangeté
Quelques rappels historiques dus aux chercheurs permettent d'éclairer les enjeux d'aujourd'hui. D'une part, la traduction s'inscrit dans une longue tradition de la littérature de jeunesse qui a permis l'élaboration d'un important « stock » intertextuel de héros et de thèmes, qui a permis aussi de revivifier une production parfois bloquée (voir le rôle des traductions dans le renouvellement des albums autour des années 70). D'autre part, et contradictoirement, il arrive que la littérature se voie attribuer un rôle, de l'ordre du devoir, dans la constitution d'une identité nationale. Ce fut par exemple le cas dans l'Italie du XIXe siècle : cela peut expliquer le souci d'insister sur des différences pour marquer, voire faire exister une spécificité nationale.
C'est sous cet angle culturel qu'Anna Maria Bernadinis pense qu'il faut aujourd'hui poser la question de la traduction. Comment penser l'Europe aujourd'hui ? Faut-il, au risque de reproduire les erreurs du passé, attribuer à la littérature le devoir de constituer l'Europe - comme autrefois la nation - par l'affirmation d'une identité qui repose nécessairement sur des différences soulignées ? Est-il si simple d'affirmer que le rôle de la traduction est de donner accès à la culture de l'autre ?
Le rôle de la traduction semble dès lors paradoxal : si elle se veut initiation à une culture, on tend vers un discours du respect des différences, tandis que le souci de lisibilité conduit au contraire à gommer ces différences en adaptant, en transposant. D'où une nouvelle formulation de la question : quelle compétence culturelle attend-on du jeune lecteur ? Quelles découvertes veut-on lui faire faire ? La trop grande étrangeté d'un univers culturel différent risque de le rebuter, de rendre incompréhensible le texte (ou les images ! il ne faudrait pas les considérer comme extérieures à la diversité des cultures). Faut-il pour autant priver les enfants de l'émerveillement de l'exotisme ou de la liberté fantasmatique ? A.M. Bernardinis évoque l'embarras des membres du jury du prix européen décerné à Padoue (Premio Europeo di letteratura giovanile Pier Paolo Vergerio) renonçant à couronner des livres remarquables mais jugés impossibles à traduire du fait de leur contenu : les thèmes de la mort, de la maladie des enfants, du divorce, etc. constituent de véritables obstacles, liés non pas à la langue, mais à la culture. Il y a là un phénomène de projection des adultes sur la lecture des enfants.
De nouvelles pistes de réflexion
De nouvelles pistes de réflexion ou de recherche se dessinent à partir de là : il faudrait étudier la circulation culturelle des textes, comparer leur degré d'adaptation dans le temps et dans l'espace, chercher à identifier le rôle de la littérature par rapport aux images stéréotypées de l'étranger : contribue-telle à les renforcer ou à les détruire ?
Sans oublier qu'un texte - d'où qu'il vienne - vaut d'abord par lui-même, qu'un écrivain est d'abord une personnalité singulière qui a son univers propre avant de représenter un univers culturel. C'est d'ailleurs à cette dimension que les enfants sont surtout sensibles : d'après une récente enquête du CRILJ, la plupart d'entre eux, lorsqu'ils lisent un texte traduit, l'ignorent, c'est l'histoire qui les intéresse, peu leur importe qu'elle se passe dans un autre pays. C'est là un constat dérangeant, qui relativise l'image de la traduction comme ouverture à la culture de l'autre. Faut-il s'y soumettre, en tirer parti ou chercher à inverser la tendance ? Le débat est ouvert.