Quel avenir pour la reliure ?

Philippe Hoch

Les quatre tours désormais dressées dans le ciel parisien et les débats que continuent de susciter non seulement le chantier, mais le programme même de la Bibliothèque de France, paraissent projeter une ombre disproportionnée sur des dossiers jugés parfois « mineurs », qu'une technicité par trop redoutable préserve des joutes oratoires dans les salons ou des passes d'armes par colonnes de périodiques interposées. Ainsi en va-t-il de l'équipement d'une partie importante des collections récentes ou neuves de l'établissement et plus particulièrement de la reliure qui habillera les quelque cinq cent mille volumes - ou peu s'en faut - appelés à figurer en accès libre dans l'édifice de Tolbiac.

La reliure, domaine secondaire ? Voire ! L'enjeu, en tout cas, a paru d'une importance suffisante aux responsables de l'Etablissement public de la Bibliothèque de France pour oser consacrer à un sujet réputé pour le moins austère trois journées entières de débats, du 7 au 9 octobre 1993, à Nancy, cité dont la tradition artisanale et industrielle dans ce secteur d'activité est à la fois ancienne et riche. Point de vue partagé par les auditeurs venus nombreux et d'horizons divers : bibliothèques, entreprises, administration, sans oublier les professeurs et élèves engagés dans les différentes filières professionnelles du livre.

Jean-Paul Oddos, commissaire de la manifestation, et son équipe avaient réuni à la tribune un aréopage auguste, dont les membres étrangers représentaient cinq pays européens et les Etats-Unis. Réduit aux dimensions françaises, le colloque eût en effet perdu une partie de son intérêt et la richesse des débats résulta aussi de la confrontation des pratiques en usage dans l'hexagone et celles à l'honneur chez les Douze ou dans le contexte américain. A l'examen de la situation en France, entrepris tout au long de la première journée, succéda donc le panorama contrasté des modes d'organisation mis en place à l'étranger, tandis que le troisième et dernier volet de la rencontre eut pour thème les « nouvelles techniques » et les « nouveaux objectifs » qu'elles permettaient de définir.

Louables efforts de prospective, encouragés peut-être par le voisinage immédiat, dans les murs mêmes du Palais des Congrès nancéien, d'un « festival de la voyance ». Sans doute l'avenir que les invités de la Bibliothèque de France, se fussent-ils d'aventure trompés d'étage, auraient pu lire dans le marc de café, ne saurait-il se confondre entièrement avec la couleur rose. Les raisons d'espérer, cependant, ne manquent pas. Les organisateurs, du reste, n'avaient-ils pas d'emblée donné le ton en retenant pour titre même du colloque « Reliure, la renaissance » ?

Défi

Au cours de la séance d'ouverture, le président de l'Etablissement public, Dominique Jamet, évoquant la perspective du demi-million de volumes que devraient trouver à disposition immédiate les futurs usagers de la Bibliothèque de France, souligna combien ce marché constituerait à court terme un « nouvel élan » pour la reliure. Un défi que les professionnels ne seront en mesure de relever qu'au prix du passage de l'artisanat à celui de la semi-industrie, voire de l'industrie, par l'acquisition d'équipements mécaniques plus performants et d'outils informatiques complexes. Si la « renaissance » annoncée revêt le visage d'un machinisme accentué, la reliure traditionnelle, dès lors, ne court-elle pas, à terme, le risque de disparaître ? Cette menace réelle fut évoquée à de multiples reprises durant les trois journées, en particulier par les élèves et les maîtres des écoles d'art qui entendent perpétuer un savoir-faire pluriséculaire.

En sa qualité d'historien autant qu'en celle d'administrateur général de la Bibliothèque nationale, Emmanuel Le Roy Ladurie évoqua quelques pages de ce passé prestigieux. Soulignant l'ancienneté de la « politique de reliure » menée par les gardes de la « librairie » du roi, leur lointain successeur se plut à rappeler plusieurs figures de souverains (ainsi Henri II, pour lequel on relia huit cents manuscrits à ses armes), d'illustres bibliophiles (Colbert, pour le compte duquel furent acquis, au Levant, nombre de cuirs), ou encore d'éminents relieurs (Grolier, fameux entre tous)... L'histoire de la reliure à la Nationale est cependant celle d'une progressive « massification », selon le mot même de l'administrateur général, accompagnée d'une indéniable perte de qualité. Emmanuel Le Roy Ladurie se déclara cependant partisan résolu d'une reliure de nature artisanale pour l'ensemble des fonds de conservation, en conformité avec la vocation même d'une bibliothèque nationale, « mémoire du monde ».

Electrochoc

Au discours de l'historien succéda celui du technicien. Président de la Chambre syndicale nationale de la reliure-brochure-dorure, Maurice Cossard estima que l'offre de la Bibliothèque de France - relier près d'un demi-million de documents offerts en libre accès - constituait une « chance inespérée », voire un « électrochoc » pour l'ensemble de la profession, dont les réactions, du reste, ne se firent pas attendre. Confrontés à une concurrence européenne plus offensive, « les relieurs français ont pris une exacte mesure de leurs forces et de leurs faiblesses ». Dans le contexte économique que chacun connaît et dans une situation de dépendance partielle à l'égard du secteur de l'imprimerie, lui-même fragile, il n'est pas sûr, de l'avis du président Cossard, que l'on puisse parler de « renaissance » ; du moins une « dynamique nouvelle » est-elle sans conteste d'ores et déjà à l'œuvre. Le dernier mot revint à un expert en livres rares et précieux, Jean Viardot, qui mit fin à la séance inaugurale en esquissant avec finesse de stimulantes variations sur la fonction symbolique de la reliure, sa valeur présente et future.

« Reliez-vous pour cinq ans, une génération, des siècles ? » A cette interrogation ultime de l'historien du livre firent écho, discrètement, plusieurs interventions postérieures. Les fabriquants du livre, d'abord, exprimèrent leur point de vue. Georges Desmoulière, à la tête d'une entreprise employant quelque cinq cent vingt salariés, fit part des difficultés que rencontre la reliure industrielle française, contrainte par la récession à conquérir de nouveaux marchés à l'étranger et pâtissant par ailleurs de l'insuffisante formation du personnel dans les technologies de pointe, aujourd'hui indispensable. Pour sa part, Jean-Marc Régnier, représentant un grand éditeur parisien, centra son intervention sur le façonnage du livre scolaire, exposé à des risques particuliers de détérioration, en raison du public touché et de la durée d'utilisation des manuels dans le cadre de l'enseignement primaire et secondaire.

Comment les façonniers répondent-ils aux attentes diverses de l'édition ? Paul-Arnaud Hérissey, dirigeant d'un groupe industriel d'arts graphiques, mit l'accent, comme G. Desmoulière avant lui, sur les « mutations structurelles » récentes ayant remis en cause l'organisation traditionnelle de la profession. Des investissements très lourds ont en définitive été « pénalisants » pour les façonniers, par ailleurs inquiets de la « menace électronique » pesant sur eux. Au terme de la chaîne du livre, les exigences des utilisateurs, institutionnels ou privés, sont-elles compatibles avec les impératifs économiques auxquels les producteurs se trouvent soumis ? Cinq bibliothécaires firent part à la fois des pratiques en vigueur dans leur établissement et de leur « philosophie » de la reliure. Odile Wallner rappela que douze mille personnes fréquentaient chaque jour la Bibliothèque publique d'information du Centre Georges-Pompidou et que six millions et demi de photocopies y avaient été faites en 1992 ! Des ateliers extérieurs auxquels ils confient leurs trains, les bibliothécaires attendent de la solidité avant toute chose. Car, demande O. Wallner, « Quelle reliure peut résister au public de la BPI ? »

Les documents sont-ils soumis à moins rude épreuve dans les bibliothèques universitaires ? On peut en douter et regretter avec d'autant plus de vivacité que le récent redressement budgétaire n'a nullement profité au secteur de la reliure, ainsi que le rapporta Geneviève Simonot (Bibliothèque de l'Université Paris I). L'heure étant aux économies, les fascicules de périodiques prennent désormais place dans des boîtes en carton, la reliure se trouvant réservée à un nombre limité de volumes. « La crise, estime G. Simonot, nous a appris à nous passer de la reliure. » Réduite dans les services documentaires des universités, elle absorbe, en revanche, une part non négligeable du budget de beaucoup d'établissements de lecture publique. Ainsi, la bibliothèque départementale de l'Oise, qui dispose de quatorze bibliobus - pas moins -, confie aux relieurs d'importantes quantités d'ouvrages. Solidité et bas prix sont dès lors, pour Brigitte Braillon, les maîtres mots.

Il en va tout autrement à la Bibliothèque nationale. L'exigence première y est, en effet, celle de la conservation, ainsi que le souligna Laurence Ratier : matériaux neutres, traitements réversibles, toiles non colorées, etc. Choisis dans le cadre de marchés passés en 1990, seize ateliers réalisent pour la Nationale des travaux de reliure manuelle, mais quatre seulement des opérations mécanisées. Un nombre plus élevé d'entreprises et des crédits accrus seraient nécessaires pour traiter le million de volumes méritant d'être reliés à nouveau et restaurer les cinq cent mille documents en mauvais état de conservation. Pour l'heure, vingt ou trente mille volumes seulement passent chaque année entre les mains des relieurs.

Si la Bibliothèque nationale confie l'intégralité de ses trains à l'extérieur - à l'exception, toutefois, des restaurations de pièces particulièrement précieuses, réalisées sur place -, il n'en va pas de même à la bibliothèque municipale de Lyon qui dispose, dans ses murs, d'un atelier (quatre agents, dont un maître-ouvrier), auquel l'intégralité des travaux est confiée. Son activité, toutefois, concerne toujours davantage les collections « patrimoniales », s'il est vrai que la production courante, ainsi que le nota Françoise Costil, bénéficie de moins en moins souvent de l'habillage d'une véritable reliure.

Fétichisme ?

Après que les conservateurs eurent témoigné de leur expérience, un lecteur - pas comme les autres, il est vrai -, Jean-Jacques Brochier, mit en exergue le rôle que joue la reliure dans l'entretien d'un certain « fétichisme du livre », peu ou prou « sacralisé ». « La reliure est un objet d'art, indépendant de la valeur, du contenu d'un livre » et contribue à le pérenniser quelle que soit sa qualité intrinsèque, son importance littéraire, historique ou scientifique. Sans doute les artisans relieurs présents en grand nombre eussent-ils pu rétorquer au rédacteur en chef du Magazine littéraire que les plus belles reliures habillent et protègent, en règle générale, les grands textes, plus rarement les écrits médiocres. Ce, il est vrai, à l'initiative des amateurs, davantage que pour le compte des bibliothèques.

Les uns et les autres devraient en tout cas, sur des modes sans doute différents, contribuer à assurer le maintien d'une activité « qui se meurt », si l'on en croit Gérard Cadé, représentant l'un des nombreux ateliers établis à Nancy. Ce dernier répéta que la survie des entreprises supposait des investissements parfois considérables dans le domaine des matérieux nouveaux, des robots d'une sophistication croissante et, bien sûr, de l'informatisation ; efforts de modernisation qui ne trouvent pas toujours leur récompense en termes de gains. Malgré tout, pour G. Cadé, « l'avenir est à l'informatique ». Telle n'est peut-être pas la conviction des élèves de l'Ecole supérieure Estienne des arts et industries graphiques dont le proviseur, Gérard Patenotte, avait été chargé de brosser un panorama des filières de formation et d'éclairer une partie de l'assistance, non initiée, sur les Diplômes des métiers d'art (DMA), Brevets de métier d'art (BMA), Certificats d'aptitude professionnelle de conduite de machine automatisée, etc. La coexistence de filières « artistiques » et « industrielles » reflète la double orientation de la profession, avec un pôle « artisanal » de plus en plus réduit, mais qui - de l'avis unanime - doit subsister. Si, selon André Vialette, fort d'une expérience d'un quart de siècle au service des bibliothèques, technicité, ergonomie et normalisation sont de véritables mots d'ordre, il reste néanmoins indispensable de « conserver une exigence de qualité artistique ».

Le tableau que l'on peut dresser de la situation française est, on le voit, contrasté, au sein même du monde des bibliothèques où des besoins différents se font jour, comme chez les professionnels de la reliure. Aux Etats-Unis, les termes du problème paraissent se poser de façon différente, grâce à l'existence et au rôle de premier plan joué par un organisme important, le Library Binding Institute que présenta son ancien président, Paul A. Parisi. Cette structure, au sein de laquelle sont représentés relieurs, bibliothécaires et universitaires, regroupe trente-six des cinquante entreprises en activité dans le pays. Les huit plus importantes d'entre elles couvrent la moitié du marché total. Le développement de la véritable industrie que constitue outre-Atlantique la reliure pour bibliothèques est largement dû à l'existence de cet institut, dont l'action est également fort décisive dans le domaine de la normalisation, sur lequel insista quant à elle Jan Merril Oldham.

« Sauvegarder la culture »

Le Library Binding Institute n'a pas d'équivalent au Royaume-Uni, où l'accent se trouve placé de façon très marquée sur la conservation des collections, non seulement à la British Library, que représentait Edmund King, mais aussi dans d'autres types de bibliothèques britanniques. Présentant la situation danoise, Filip Regnèr souligna - dans un excellent français - le rôle que joue l'importante entreprise IBC, laquelle fournit dans des délais brefs et à faible prix des livres déjà reliés, en grande quantité, puisque la moitié du marché national est couverte de la sorte. Il en va de même aux Pays-Bas où, comme l'expliqua Aart Blom, en 1970, les bibliothèques publiques néerlandaises créèrent, de concert avec les éditeurs et libraires, un organisme central pour les acquisitions de documents, fournissant entre autres services celui de la reliure. Ake Hässler proposa pour sa part un tableau comparatif de la reliure traditionnelle (méthodes, coûts...) encore à l'honneur dans les bibliothèques universitaires suédoises et de la reliure industrielle, dont les services sont plutôt sollicités par les établissements de lecture publique. Enfin, Konrad Schädle, relieur allemand formé à l'Ecole Estienne de Paris, sut tout à la fois traiter le dossier de la reliure outre-Rhin et proposer de suggestives réflexions sur la « sauvegarde de la culture » à laquelle cette activité contribue.

Après deux journées de travaux durant lesquelles les intervenants français et étrangers s'étaient succédé à la tribune à un rythme soutenu, cinq ateliers permirent, en cercle plus restreint, des échanges d'informations et d'idées - parfois vifs - sur des thèmes aussi différents que les nouveaux matériels, notamment informatiques ; les nouveaux produits (adhésifs, matériaux préfaçonnés...) ; la formation des relieurs ; la place de la reliure dans les bibliothèques ; ou, enfin, l'avenir - s'il en est un - de la reliure artisanale. Ne cachons point que les débats les plus passionnés eurent lieu dans ce dernier atelier, auquel participèrent nombre d'artisans, inquiets de l'évolution de la profession et d'élèves des écoles d'art redoutant que la « renaissance » annoncée ne soit pas celle du métier qu'ils se préparent à exercer.

Le dernier dossier ouvert fut celui de la normalisation. Poul Steen Larsen rendit compte des réunions du groupe de travail mis en place au sein de l'Organisation internationale de normalisation (ISO), dont les propositions devraient être remises avant la fin de l'année 1995, dans le double domaine de la production et de l'utilisation de la reliure en bibliothèque. « Les normes, disait P.S. Larsen, n'ont pas de pouvoir en soi ; leur valeur dépend du degré de consensus atteint. » D'où l'importance, sans doute, d'une « éducation aux normes », dont Debra McKern entretint l'assistance ; sensibilisation des professionnels qui permet de garantir la qualité des travaux et d'unifier des pratiques par trop diverses. Avant la synthèse générale, à laquelle Gérald Grunberg se livra avec un art consommé, le commissaire du colloque, Jean-Paul Oddos, mit en évidence les lignes directrices de la « nouvelle politique de la reliure » mise en œuvre par la Bibliothèque de France, rappelant quelles perspectives celle-ci ouvrait aux professionnels français et étrangers qui sauraient s'adapter. Toute renaissance n'a-t-elle pas son prix ?