Les cahiers français
N° 260 : Culture et société
Paris : La Documentation française, mars-avril 1993. - 120 p. ; 27 cm.
ISSN 0008-0217 : 55 F.
Ce numéro des Cahiers français consacré aux politiques culturelles porte un titre plutôt trompeur, « Culture et société », mais il s'agissait sans doute de faire court. En fait, « Histoire, financement et enjeux des politiques culturelles » aurait été plus approprié, puisque cet ouvrage comprend trois volets : « Etat et culture », qui présente la politique culturelle de l'Etat depuis la création du ministère des Affaires culturelles ; « Economie et culture » qui analyse divers modes ou champs de financement ; et « Pratiques et enjeux culturels ».
Pratiques et enjeux culturels
Cette dernière partie est la plus inégale. Un premier texte, de Jean-Christophe Marcel, résume en sept pages Pratiques culturelles des Français, d'Olivier Donnat et Denis Cogneau (La Documentation française, 1990), ambition probablement excessive. Le texte suivant, « Une méconnaissance partagée : culture populaire et politique culturelle », permet à Eric Maigret de revenir sur ce vieux débat toujours intéressant, mais souffre de méconnaître, à son tour, le contenu des politiques culturelles qu'il décrit comme ayant pour but « de promouvoir la lecture ou l'écoute d'un corpus d'œuvres considérées comme particulièrement appréciables », alors qu'il me semble justement que la caractéristique des politiques culturelles depuis une vingtaine d'années est d'avoir considérablement élargi le champ des produits culturels concernés, élargissement dont la mue des bibliothèques municipales est un bon exemple. Quant au dernier texte, « Enjeux culturels mondiaux et européens » de Philippe Moreau Defarges, il se base sur une acception si large de la culture qu'il nous fait rêver : « Cette culture a ses héros (cadres d'entreprises multinationales, inventeurs de services nouveaux, spécialistes des marchés) et ses décors (hôtels intercontinentaux, terrains de golf, îles tropicales) ».
La deuxième partie, « Economie de la culture », s'ouvre par une synthèse de Jean-François Chougnet qui fait très dairement le point sur les sources de financement, leur évolution, leur complexité et leur fragilité. Les trois textes suivants, pour intéressants qu'ils soient, ne sont que des reprises de publications antérieures : celui de René Rizzardo est extrait de son rapport sur la décentralisation culturelle, celui de Raymonde Moulin de « LArtiste, l'institution et le marché » et celui de Jacques Rigaud de « Libre culture ».
Etat et culture
On aura compris que c'est la première partie de cet ouvrage, « Etat et culture », qui me paraît la plus riche. Elle est introduite par un texte brillant de Jean-Pierre Rioux qui fait mine de s'étonner, une nouvelle fois, de ce « mystère historique » qu'est pour la politique culturelle de l'Etat « la persévérance avec laquelle furent associées une générosité assez chiche et une ambition aussi haute » - les chiffres avancés par Jean-François Chougnet venant appuyer, si besoin était, cette affirmation : en 1990, sur 48 milliards dépensés pour la culture par les collectivités publiques (Etat et collectivités territoriales), le ministère de la Culture ne comptait que pour 11 milliards. A ceux à qui cette incise semblerait injuste, Jean-Pierre Rioux apportera lui-même des apaisements en concluant : « Dans le brassage du vieux passé régalien, de l'expérimentation d'un libéralisme tempéré et de l'affirmation d'une haute ambition de démocratisation, l'Etat n'a pas démérité ».
Les trois contributions suivantes étudient les politiques de l'Etat chronologiquement, Chartes-Louis Foulon pour la période 1959-1974, Emmanuelle Loyer pour la présidence de Valéry Giscard d'Estaing et Marie-Anne Ronflé-Nadaud pour celles de François Mitterrand. Les deux premières maîtrisent parfaitement leur sujet, sachant dégager les particularités, les lignes de force, les ruptures, mais aussi les continuités de leur période. Malheureusement, la troisième analyse est plus faible et pâtit, en particulier, d'une chronologie mal assurée qui date des « années Lang », la légitimité de l'intervention de l'Etat, alors qu'elle est assurée dès Malraux, et l'intérêt des élus locaux pour la culture, alors qu'elle est avérée dès les années 70.
Les intellectuels et la culture
Si cette critique se poursuit à rebours, c'est pour mieux affirmer ma préférence résolue pour l'introduction, due à Philippe Forest. Sous un titre anodin, « Le concept contemporain de culture », Philippe Forest écrit en réalité l'histoire des rapports entre les intellectuels et la culture depuis une vingtaine d'années. Il met ainsi en évidence le « retournement » qui s'est produit pendant cette période : « Hier, on considérait le plus souvent la culture comme un privilège à conquérir, voire à abolir; aujourd'hui, on la tient essentiellement pour un bien menacé qu'il ne s'agit plus que de défendre et de préserver ». Dans les années 70, « objet de dérision, d'indifférence ou de réprobation », la culture est devenue désormais un objet d'inquiétude, dont on interroge « l'hypothétique déclin » dans un débat « proprement mélancolique ». L'analyse de ces débats portés par des Finkielkraut, Sallenave et autres Fumaroli et leur mise en perspective avec les positions de Camus, Sartre ou Tel Quel sont un morceau de bravoure dont la sérénité tranche avec les polémiques habituelles, qui nous assourdissent sans nous éclairer.
Enfin, après avoir ainsi remonté le sommaire dans son entier, j'ajouterai un mot pour qualifier le traitement que cet ouvrage réserve à la politique de la lecture et aux bibliothèques : insuffisant. La création de la Direction du livre en 1975 n'est citée, en une ligne, que dans la chronologie et la Bibliothèque de France est expédiée en une demi-phrase : « La Très Grande Bibliothèque et le projet du Grand Louvre sont toujours en cours de réalisation » - encore le Grand Louvre a-t-il droit à un encadré complémentaire (et illustré).
Cette remarque corporatiste ne doit pas cacher in fine les mérites de cet ouvrage, qui fournit sur un sujet rarement traité une synthèse utile et parfois brillante.