Le droit au droit

François Lapèlerie

La Constitution des Etats-Unis d'Amérique et, plus particulièrement, son premier amendement ont de quoi donner satisfaction aux bibliothécaires et, plus généralement, à tous les citoyens américains. Le premier amendement, ratifié le 15 décembre 1791, a décidé : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler pacifiquement et d'adresser des pétitions au Gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre ». Sous une apparence anodine, cet amendement est à l'origine de nombreux comportements américains qui nous semblent si étranges.

Une jurisprudence originale

D'interprétations en interprétations depuis deux siècles, la Supreme Court des Etats-Unis a développé une jurisprudence originale. Partant du droit reconnu à la parole, elle a créé un nouveau droit, le droit à l'information - right to know - dont l'existence préalable conditionne l'existence même du droit de parole. Le right to know s'est transformé, par la force des choses, en right to read

Ce droit est devenu un droit essentiel pour tous les citoyens américains, et entre autres pour des prisonniers 1. La justice américaine va plus loin encore dans le raffinement, ainsi que le démontrent les deux cas suivants, parmi les plus récents.

Un prisonnier, détenu à la Central Unit of Arizona State Prison de Florence, charge son avocat Bob Dauber, de poursuivre le Department of Correction (DOC) 2 pour violation du 5e et implicitement du 1er amendement de la Constitution. Le 5e amendement stipule, entre autres choses, qu'on ne peut condamner quelqu'un sans avoir respecté tous ses droits : « without due process of law... » (« ... sans les exigences de procédure légale... »). La question est donc de savoir où commencent et où s'arrêtent ces droits. Pour la justice, ces droits sont aussi contenus dans le 1er amendement. En effet, dans un cas semblable, jugé lui aussi en Arizona en 1984, le US District Juge, Carl Muecke, avait décidé qu'un accès insuffisant à la bibliothèque juridique de la prison enfreignait le 5e et le 1er amendements : un prisonnier doit pouvoir disposer de toute l'information juridique utile pour « avoir accès aux tribunaux ». Un prisonnier ayant par définition une mobilité réduite, le DOC est tenu légalement de lui fournir une information nécessaire. Le Juge Muecke avait même indiqué avec précision les conditions minimales nécessaires pour que le DOC soit en règle : chaque prisonnier doit pouvoir utiliser la bibliothèque 10 heures par semaine ; chaque visite de la bibliothèque doit durer au moins 2 heures ; les prisonniers incapables de se déplacer doivent recevoir l'aide d'assistants juridiques spécialement formés par le DOC pour effectuer à leur place les recherches souhaitées. Selon Dauber, son client ne bénéficiait ni du nombre légal ni de la durée légale des visites à la bibliothèque, ce qui l'empêchait de se défendre efficacement.

Par son jugement du 26 juillet 1991, la 9e US Circuit Court of Appeals a confirmé les décisions de Muecke et condamné le DOC.

Une bibliothèque obligatoire

Autre cas : Edward Green et Ernest DeGraffin sont condamnés à une peine de prison par un tribunal du District of Columbia en 1990. Les condamnés du District of Columbia sont habituellement envoyés en détention à la Lorton Prison, en Virginie. Comme beaucoup d'autres, la prison est surpeuplée. Le District of Columbia passe donc un accord avec d'autres Etats pour distribuer sa clientèle excédentaire - soit près de 850 prisonniers - dans une dizaine d'autres prisons des Etats-Unis. Edward Green et Ernest DeGraffin se retrouvent alors dans une prison perdue du Texas, à Zavala. Hélas, il n'y a pas de bibliothèque juridique digne de ce nom à Zavala. Procès. Le 12 novembre 1991, Thomas E. Hogan, US District Judge, rend son verdict : le District of Columbia a bien enfreint le 5e amendement en envoyant des condamnés dans des prisons qui ne disposent pas de bibliothèques juridiques adéquates. En conséquence, il condamne le District of Columbia à fournir à ses prisonniers « délocalisés » une bibliothèque juridique au moins équivalente à celle de la Lorton Prison.

De plus, logique avec lui-même, il ordonne que toute la documentation juridique mise à la disposition des prisonniers soit constamment tenue à jour 3.

  1. (retour)↑  Les bibliothèques des prisons américaines sont en général bien équipées. Certaines ont des résultats jugés exceptionnels : par exemple, une moyenne de 62 prêts de livres par an et par prisonnier dans les 7 prisons de l'état de Washington.
  2. (retour)↑  Aux Etats-Unis, la gestion des prisons ne dépend pas du ministère de la Justice, comme en France, mais d'une administration spéciale, le Department of Correction. Cela se comprend quand on connaît le niveau de (sur)population des prisons américaines ; au 31 décembre 1992, ces prisons hébergeaient 883 593 « hôtes ».
  3. (retour)↑  François LAPELERIE tient à la disposition des personnes intéressées une bibliographie sur le sujet.