Édition et pouvoirs
Martine Poulain
L'Association québécoise pour l'étude de l'imprimé et l'Association internationale de bibliologie organisaient en septembre dernier un colloque sur le thème « Edition et pouvoirs » *. Poids des Etats, poids des Eglises, censures en tout genre, stratégies de contournement dans différents pays et à différentes époques : c'est autour de ces thèmes que les chercheurs ont présenté analyses globales ou études de cas.
Stratégies d'Eglise
A tout seigneur, tout honneur, commençons par les invitants. Yvan Cloutier, de l'université de Sherbrooke, a rappelé l'ampleur du pouvoir que l'Eglise catholique a longtemps eu au Québec et l'ambiguïté de ses relations avec l'écrit. L'Eglise a toujours hésité entre deux attitudes face à l'imprimé : essayer de l'interdire ou en faire une arme à son service. L'écrit est d'abord pour elle une manière d'assurer « la canonicité des textes sacrés et l'homogénéité des croyances ». Il « institue une orthodoxie ». Mais l'imprimerie va déjà changer la donne, autorisant la lecture solitaire (pratique de plus « réversible ») et augmentant le cercle des lecteurs. On sait la double réponse du Concile de Trente : censure mais aussi « programme éditorial ».
Au XIXe siècle, l'édition catholique française promeut les « bons livres » et cherche « à convaincre et non plus à contraindre ». La double stratégie se poursuit : « A l'interne, l'Eglise renforce l'orthodoxie par la censure et par l'éducation des clercs et des fidèles. A l'externe, l'Eglise mise sur l'action sociale des catholiques ». Reprenant les distinctions faites par Gramsci, Yvan Cloutier considère qu'un certain nombre d'écrits secondaires (journaux, biographies de saints, almanachs, etc.) ont des effets qui s'apparentent à ceux de la communication orale « parce que la structure intellectuelle y est peu développée » ou parce que leur finalité est d'émouvoir. L'Eglise aura donc tendance, dans sa stratégie, à choisir un type d'imprimé qui produise autant d'effet d'adhésion affective que l'oralité.
L'Eglise s'appuiera aussi sur la censure. Plusieurs cas furent ainsi évoqués, dont un ouvrage paru en 1986, Le Clergé, sa mission, son œuvre, par Laurent-Olivier David. Pierre Hébert, de l'université de Sherbrooke, s'est penché sur cette aventure, qui montre de façon exemplaire que, moins que la lettre du texte, ce sont bien souvent les circonstances de sa publication dans un contexte socio-politique donné, ou le surinvestissement interprétatif des censeurs, qui expliquent la censure. Autre remarque de Pierre Hébert : l'absence de toute référence à cette œuvre dans les dictionnnaires de littérature québécoise, l'oubli total dans laquelle elle est tombée montre « le rôle véritable joué par la censure dans la formation du littéraire ».
Pirates et flibustiers
Mais les relations entre éditions et pouvoirs ne se résument pas à des affrontements. L'enjeu peut être avant tout commercial. Ainsi de l'édition populaire. Celle-ci connaît son apogée au Québec entre 1940 et 1950. « Toute cette production de livres à bon marché et jetables après usage » estime Richard Saint-Germain, de l'université du Québec à Montréal, « était parsemée d'irrégularités et de pratiques éditoriales quelque peu illicites ». Et Richard Saint-Germain de distinguer le pirate du flibustier. Le pirate est un éditeur québécois qui achète « en France ou en Belgique, des cargaisons complètes de petits romans populaires », qui en « arrache systématiquement les couvertures » pour y brocher une jaquette à son nom, et qui, éventuellement, change le titre du roman pour le rendre plus attirant. On a volé une souris à Broadway devient ainsi On enlève les pin-up à Broadway, Du plomb à revendre devient De l'amour à revendre, En plein turf devient L'amour au clair de lune, Sans bavure devient Etrange passion, C'est ma tournée devient Drôles de caresses, etc... La diffusion se fait évidemment sous le manteau, les éditeurs changeant souvent d'adresse ou en donnant de fausses, afin d'éviter tout problème avec l'Etat ou l'Eglise. Le flibustier, lui, est expert en contrefaçon. Il s'approprie les textes des autres, imite et copie sans vergogne. On ne compte plus à cette époque les Arsène Lupin, les Philipp Marlowe devenus soudainement québécois.
Plusieurs contributions, qu'elles s'intéressent au Québec, à l'Afrique ou à d'autres pays, montrèrent combien le statut de colonie invite, si l'on peut dire, à la contrefaçon, la dépendance à l'égard de la puissance coloniale empêchant souvent l'expression d'une production autonome.
L'édition contemporaine
Pour Jacques Michon, de l'université de Sherbrooke, « la situation canadienne illustre le cas particulier d'une édition qui a toujours eu besoin de l'aide publique pour se développer ». A la fin du XIXe siècle, cet appui passe par « des contrats d'impression pour les publications commerciales, l'achat direct d'œuvres aux auteurs ou aux éditeurs, l'adoption de lois scolaires qui ouvrent un marché aux éditeurs de manuels et de littérature enfantine ». Au Québec, le « contrôle » de l'édition fut un enjeu de pouvoir entre l'Eglise et l'Etat. Encourager l'édition laïque naissante dans les années 1920 fut l'une des stratégies de l'Etat libéral. La guerre de 1939-45, privant le Québec de ses importations françaises, va paradoxalement aider au développement de l'industrie éditoriale québécoise. L'association des éditeurs naît en 1943, la société des écrivains canadiens-français en 1936.
Si le pouvoir éditorial de l'Eglise est définitivement marginalisé après la Révolution tranquille des années 60, l'Etat adopte à partir des années 70 une logique proprement économique : « seuls les critères quantitatifs sont retenus pour l'aide aux éditeurs ». Pour Jacques Michon, le plus va au plus : l'Etat, faisant de la modernisation son impératif, cherche à favoriser le renforcement de grandes entreprises. Le culturel est oublié. Si certaines éditions littéraires de qualité sont toujours subventionnées, elles doivent, pour être diffusées, être intégrées dans de plus grosses maisons. Au lieu de réguler et d'encourager l'innovation, l'aide publique accentue ici la concentration, et par voie de conséquence, une homogénéisation regrettable de la production. Une analyse corroborée par la description détaillée des répartitions financières des aides de l'Etat par Sylvie Faure, elle aussi de l'université de Sherbrooke.
Le Conseil supérieur du livre
En 1961, le Québec se dote d'un ministère des Affaires culturelles. La même année, quatre associations d'éditeurs et de libraires « décident d'unir leur force afin de mieux contrôler le marché du livre ». Ainsi est fondé le Conseil supérieur du livre. Ses activités essentielles sont la promotion et la diffusion des livres québécois : publication de revues et catalogues, organisation de salons du livre, participation aux foires internationales, création en 1964 d'un « Centre du livre pour outre-mer ». On lui doit l'adoption en 1965 d'une loi engageant les institutions à acheter leurs livres aux libraires et non directement aux éditeurs. Certaines de ces initiatives sont l'occasion de frictions avec Hachette, très actif sur le marché de la diffusion au Québec. Mais, selon Josée Vincent, de l'université de Sherbrooke, bibliothèques et lecture sont les points aveugles de l'action de ce Conseil.
En 1979, le Conseil se dissout. Plusieurs hypothèses sur cette décision sont avancées par Josée Vincent : clivages politiques, clivages corporatistes (écrivains et bibliothécaires s'estimant laisés), ou encore évolution de la politique du ministère de la Culture, penchant alors vers un soutien, non au livre, mais aux « industries culturelles ».
Livres à point rouge
Plusieurs contributions, émanant en général de chercheurs de l'ex-Europe de l'Est, ont cherché à enrichir notre connaissance de l'édition dans ces pays.
Entre les deux guerres, après la chute de la monarchie austro-hongroise, la censure préalable est abolie en Hongrie en 1921. Mais les interdits, précise Judit Lorincz, de la Bibliothèque nationale Széchényi de Budapest, demeurent nombreux : de nombreux auteurs s'exilent ou subissent des procès. Des éditions sont interdites et pilonnées, des traductions (Büchner, Proust !, Gide, Hasek) sont interdites. Après la Seconde Guerre mondiale « la clause 16 de la convention d'armistice signée à Moscou le 20 janvier 1945 ordonne la destruction de tout produit de presse anti-soviétique, anti-démocratique ou fascisant possédé par les imprimeries, les maisons d'édition, les libraires, les bibliothèques publiques et les particuliers ».
Les ouvrages ainsi « mis à l'index dans un dépôt désigné » « ont constitué une partie de l'enfer de la Bibliothèque nationale Széchényi, l'autre partie étant composée des œuvres de l'émigration d'après 1945 ». Ainsi sont rassemblés les livres « à point rouge », consultables par les seuls chercheurs dûment autorisés. Dans les années 60-70 où la censure n'existe officiellement plus, rien ne peut en fait paraître sans l'autorisation de la Direction nationale de l'édition. La tactique du double public, l'un autorisé à lire les œuvres interdites, l'autre non, continue. La maison d'édition Kossuth se fait dans les années 60 une spécialité de publier en très peu d'exemplaires des traductions d'auteurs hongrois parus à l'étranger « à l'intention des hommes politiques et cadres supérieurs » ! Si les années 70-80 sont celles de la contestation, un arrêté de 1981 exige encore qu'on classe dans la « collection interdite au public » tous les ouvrages « contraires à la morale socialiste » ou portant « atteinte à l'ordre étatique et social ».
Selon Judit Lorincz, en 1985, environ 10 000 livres et 1 000 périodiques figurent dans la collection interdite au public. Ce « département des livres interdits » devient en 1989 « département d'histoire contemporaine »... et rassemble également 250 samizdat.
Samizdat en Tchécoslovaquie normalisée
Jan Rubes, de l'Université libre de Bruxelles, a rappelé quelques-unes des façons de faire du régime communiste qui prend le pouvoir en Tchécoslovaquie en 1948. Dans les années cinquante, plusieurs journalistes, poètes, écrivains sont victimes des procès politiques, emprisonnés, exécutés. Au début des années soixante, l'« administration centrale du contrôle de l'imprimé » dépend toujours du ministère de l'Intérieur. « En 1960 », explique Jan Rubes, « est diffusée dans les bibliothèques une liste d'ouvrages " défectueux " qui contient les noms de 2 400 auteurs et 6 500 titres ... ». Ces livres sont bien entendu « retirés des bibliothèques et toute référence aux auteurs mentionnés est défendue ». Et Jan Rubes d'évoquer toutes les conséquences de ces soudaines « disparitions », de ces alternances de l'oubli et de la mémoire dans une société schizophrène.
En 1963, commence une libéralisation qui aboutit en 1968 à l'abolition de la censure. Mais après l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie, la normalisation s'accompagne de la reprise de la censure, qui interdit presque tous les écrivains de qualité. C'est alors que commencent les éditions clandestines sous forme de samizdat et que les écrivains en exil essaient de publier à l'étranger les auteurs interdits. Les premières collections de samizdat sont créées par des écrivains : Ludvik Vaculik crée la collection Edice Petlice (Le Cadenas), Jan Vladislav crée la collection Kvart (In-Quarto), et Vaclav Havel la collection Edice Expedice (Expédition). Vaculik avec Edice Petlice « publie » entre 1972 et 1990 plus de 400 romans, poésies ou essais. La maison d'édition Sixty-Eight Publishers Corp. créé à Toronto par un couple d'écrivains en exil en 1971 publie sans relâche les écrivains mis à l'index et s'efforce de faire entrer dans le pays ces éditions : les 255 titres publiés sont lus aussi par la « diaspora de 300 000 Tchèques et Slovaques » dispersée dans le monde. Des périodiques seront également publiés en samizdat, et notamment le bulletin Informations sur la Charte de la Charte 77. Pas moins de 200 périodiques clandestins ont été recensés !
La démocratisation récente s'accompagnant souvent de nouvelles questions (sur la place des intellectuels, sur la force de l'écrit, sur l'évolution des productions), un thème tel que celui des relations entre Edition et Pouvoirs risque, fort heureusement, de n'être jamais épuisé !