L'iFLA à Barcelone

Martine Poulain

Le dernier congrès de l'IFLA à Barcelone aura été une réussite : une organisation remarquable, menée avec brio par le comité d'organisation catalan, une assistance nombreuse (plus de 2 270 inscrits), des contributions souvent intéressantes et de qualité.

La bibliothèque universelle

Le thème de 1993 était la bibliothèque universelle. C'est à Salvador Giner, du Consejo Superior de Investagaciones Cientificas de Barcelone, qu'est revenu de l'introduire. Se plaçant comme il se doit sous l'invocation de la bibliothèque d'Alexandrie, Salvador Gines a pourtant focalisé sa réflexion sur la question de la révolution technologique. « La révolution technologique peut avoir changé bien des aspects de nos vies. Elle a certainement introduit une véritable métamorphose dans le monde de nos bibliothèques et dans la vie professionnelle de nos bibliothécaires. Mais elle n'a pas le moins du monde changé la relation profonde entre les peuples civilisés et leurs bibliothèques ». Pour ce chercheur, la racine des problèmes des bibliothèques doit plutôt être cherchée du côté de l'importance qu'a prise l'exigence de spécialisation. Une exigence que notre société moderne, basée sur l'efficacité et la compétitivité, impose aussi aux pays pauvres. Par rapport aux objectifs premiers de la bibliothèque universelle qui est l'accès de tous, les technologies peuvent soit renforcer cette contrainte de spécialisation, soit contribuer à la résoudre. Car, pour Salvador Giner, les objectifs de la bibliothèque universelle restent ceux des Lumières : la bibliothèque est ce qui va contribuer à la sublimation de tous les particularismes, elle est une des étapes majeures de l'émancipation. Elle doit affirmer ses exigences éthiques : « la bibliothèque universelle est, ou devrait être, la personnification d'une vision morale de l'humanité, d'un recours actif à ses ressources culturelles, une humanité qui a triomphé de la technologie par un usage avisé de cette même technologie, et de la technocratie en l'apprivoisant par des connaissances partagées et un usage général de la raison ». Si la citoyenneté est faite de « deux composantes : la représentation et la participation », les bibliothèques nous représentent, « elles sont le témoin de nos exploits et le gardien de notre civilisation ». Mais c'est à nous que revient la responsabilité de la participation, par la conception de réseaux de bibliothèques qui répondent à une vision solidaire de l'humanité.

Le livre en Espagne

L'industrie du livre a beaucoup souffert durant les quarante années de la dictature franquiste (1936-1975), rappelle Antonio Roche Navarro. L'explosion éditoriale qui a suivi la chute de la dictature est intéressante à étudier. Entre 1975 et 1980, le nombre de titres publiés annuellement passe de 17 727 à 27 629, pour atteindre 50 644 en 1992 ! Une augmentation impressionnante ! Sur 50 644 titres, 37 588 sont en castillan, 5 806 en catalan, 902 en galicien, 1 026 en basque ; 40 354 sont des inédits. Les secteurs qui font le plus fort chiffre de vente sont les dictionnaires et encyclopédies (27 % du marché intérieur), la vulgarisation scientifique (18,7 %), les manuels (15 %), la littérature (14,6 %).

Une effervescence qui n'empêche pas l'auteur d'estimer l'édition espagnole en crise. Là comme ailleurs, concentrations, difficultés économiques, concurrence des autres médias, sont, estime-t-il, les premières causes de la crise. Cette augmentation des titres s'accompagne donc d'une baisse des exemplaires, le tirage moyen passant de 6 926 en 1985 à 5 104 en 1990 (3 000 selon une autre source). Dans les origines de ce phénomène, il faut inclure aussi l'effondrement du marché sud-américain, les exportations vers ce continent ayant chuté de 22 368 millions de pesetas en 1984 à 10 800 en 1992.

Et l'auteur de rappeler les effets dévastateurs de la dictature sur l'édition espagnole : censure, exil des écrivains... La situation s'améliore un peu dans les années soixante et la censure est supprimée dans les années soixante-dix. Mais, estime l'auteur, trop tard : c'est au bénéfice d'autres industries culturelles que vont aller les nouveaux développements. Les nouvelles demandes culturelles ne vont pas vers le livre.

Les bibliothèques universitaires espagnoles

La Loi de réforme universitaire de 1983 marque le début d'une nouvelle organisation de l'université espagnole, expliquent Ramon Abad Hiraldo et Remedios Moralejo Alvarez : organisation différente des études, autonomie renforcée des universités, création de quatre universités privées, financements plus souples sont quelques-unes des principales modifications. La « décentralisation » des 40 universités est en marche : la moitié d'entre elles dépend des Communautés autonomes. Le financement vient de deux sources : l'administration centrale via le Secrétariat d'Etat aux universités et les gouvernements autonomes. Il vient aussi des droits d'entrée payés par les étudiants, qui représentent environ 20 % du budget total. La subvention de l'Etat est ces dernières années en baisse. Depuis la loi de 1983, chaque université gère et répartit son budget comme elle l'entend. Mais moins de 20 % des bibliothèques ont en charge la totalité des budgets que l'université investit dans le domaine documentaire. D'autre part, certaines universités n'ont pas de budget spécifique pour les bibliothèques, distribuant des crédits d'acquisitions entre différents centres d'enseignement ou de recherche.

Le problème des bibliothèques universitaires espagnoles est « l'excessive atomisation » des collections et la multiplication des bibliothèques de tout type sur les campus. Et l'auteur de citer l'exemple de certaines universités où moins d'un million de volumes est dispersé sur plus de 200 lieux différents. Enfin, la conjoncture économique défavorable conduira de plus en plus les bibliothèques à trouver des financements alternatifs, voire à faire en sorte que certains services s'autofinancent.

Documents cartographiques

D'autres projets en cours en Espagne furent présentés : la rétroconversion des documents cartographiques des Archives générales des Indes à Séville, la base ARIADNA de la Bibliothèque nationale.

Tout au long du XVIe siècle, de nombreux organismes consacrés à la gestion des territoires découverts par Colomb sont créés : ainsi en 1524 le Conseil des Indes. Plus tard, en 1785, est fondé l'Archivo general de Indias, dont l'objectif est de rassembler toute la documentation existant sur les territoires américains de la Couronne espagnole. Cet objectif reste le même jusqu'à leur indépendance et la documentation occupe plus de 10 km de rayonnages. Sur cet ensemble, les cartes et plans représentent 7 000 pièces : modeste au plan quantitatif, cette collection est unique au plan historique. En 1986, un accord entre le ministère de la Culture, IBM et la fondation Ramon Areces permet de mettre en route un programme d'informatisation et de rétroconversion de ce fonds. Ce sont les modalités, contraintes et principes de cette entreprise qui sont détaillées par l'un de ses animateurs, Maria Antonia Colomar Albajar.

Bases nationales

ARIADNA est la base multimédia de la Bibliothèque nationale de Madrid. Elle est en format IBERMARC, rappellent dans deux contributions distinctes Ana Herrero Vigil et Pilar Dominguez Sanchez. Ce format a été mis au point en 1976 et c'est en 1987 que le projet SABINA (Sistema automatizado de la Biblioteca Nacional) entre en service. Dans ARIADNA, l'information est accessible en trois strates : la première est celle des points d'accès des notices autorité ; la seconde est constituée des notices bibliographiques ; la troisième est celle des localisations. Le système permet la recherche, la navigation, la visualisation et l'impression. Le langage de recherche a recours aux troncatures, opérateurs booléens, relations de proximité. Avec la navigation, on peut se déplacer dans toutes les strates et tous les fichiers et index.

Plusieurs contributions ont également présenté les projets et premières tentatives de catalogues collectifs entrepris par l'ABINIA (Asociacion de Bibliotecas Nacionales de Iberoamerica), née en 1989 et qui, comme son nom l'indique, regroupe les bibiliothèques nationales ibéro-américaines. Le projet de catalogue collectif des bibliothèques nationales regroupe l'Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, Cuba, l'Equateur, l'Espagne, le Mexique, le Nicaragua, Panama, le Paraguay, le Pérou, la République Dominicaine, l'Uruguay et le Vénézuéla. Ce catalogue collectif devrait couvrir les XIXe-XXe siècles. Il est aujourd'hui riche de 180 000 notices. Les deux langues, espagnole et portugaise, sont acceptées par le système. La Bibiothèque nationale de Madrid est le coordinateur du projet de CD-Rom.

Les enfants et les catalogues

Une enquête a cherché à mieux cerner l'usage par les enfants des catalogues, qu'ils soient manuels ou en ligne. Deux sites ont été choisis : la Biblioteca Infantil Santa Creu (BISC, catalogue sur fiches) et la Biblioteca Popular Joan Mir (BPJM, catalogue en ligne, un seul terminal en libre accès) à Barcelone. Beaucoup d'enfants ne savent pas même qu'il existe un catalogue. Dans les deux cas, autour de 40 % connaissent l'existence de tel ou tel type de catalogue : 47 % s'en déclarent utilisateurs à la BISC, 42 % à la BPJM, ce qui peut paraître très élevé, si l'on pense qu'il s'agit d'enfants et si l'on compare aux habitudes françaises. Un « soupçon » d'ailleurs confirmé par la mise en relation de la parole et des actes. Là où les enfants croient avoir interrogé majoritairement par titres (41 %) ou par matières (30 %), le recueil statistique informatisé décèle lui une interrogation par auteurs (36 %), par matières (31 %), et par titres (27 %). Les enfants considèrent en général l'interrogation en ligne comme simple (67 %), voire très simple (9 %), 27 % la trouvant compliquée et 5 % très compliquée. Les enfants estiment généralement (mais est-ce bien une question à laquelle les intéressés sont aptes à répondre ?) que la présence d'un terminal n'a pas fait croître leur consultation des catalogues (77 %) ; 21 % estiment le contraire, mettant en avant leur curiosité et le goût du jeu, plus qu'un besoin bibliographique...

La lecture

Ceux qui s'intéressent à l'histoire du livre en Espagne devront consulter l'excellent travail de repérage bibliographique effectué par Mercedes Dexeus, marquant les acquis et nouveaux travaux des dix dernières années. Angels Massisimo, de l'Ecole de bibliothécaires de Barcelone, a présenté la situation de la lecture contemporaine en Espagne. Tâche difficile, car les enquêtes et plus encore les études qualitatives sont peu nombreuses. Ce sont, là comme ailleurs, les administrations publiques qui sont à l'origine des études nationales. On dispose aujourd'hui de trois enquêtes, datant de 1978, 1985 et 1991. L'enquête la plus récente concerne les plus de 18 ans. Elle estime à 84,3 % la proportion des familles possédant des livres, la moyenne des possessions s'élevant à 26 à 50 livres par famille. 37 % des Espagnols ont acheté des livres au cours des douze mois précédant l'enquête, la moyenne étant de 9 livres par acheteur. 56 % des Espagnols « consacrent quelque temps à la lecture » ; 51,8 % ont lu des livres au cours des douze derniers mois ; 24,4 % lisent au moins une fois par semaine ; 18 % quotidiennement. Près de 30 % des Espagnols lisent la presse tous les jours ou presque. Enfin, 11,2 % des Espagnols disent s'être rendus dans une bibliothèque au cours des douze derniers mois ; 10,3 % déclarent avoir recours au prêt ; beaucoup disent y lire leurs propres livres. Une impression confirmée par les bibliothécaires de lecture publique, ce qui prouve à quel point l'usage de la bibliothèque est encore lié aux nécessités scolaires ou au cursus des études.

Un congrès, dont nous ne donnons ici qu'une idée partielle, fidèle à notre choix de saisir l'occasion pour faire connaître aux lecteurs français la situation dans les pays d'accueil. Les contributions furent, comme d'habitude, variées. Beaucoup d'interventions de qualité ont porté sur les investissements technologiques, l'évaluation, etc. Les oubliés de l'humanité furent aussi évoqués, par une collègue croate présentant une contribution sur les formes de soutien que la lecture et les bibliothèques peuvent apporter à des populations traumatisées par la guerre et par une motion évoquant les cas des bibliothèques de Sarajevo, de Bosnie-Herzégovine et de Croatie, qui ont souffert ou souffrent encore cruellement de la guerre *.

Cette année 1993 fut aussi une année de fin de mandat : Marcelle Beaudiquez achevait là ses fonctions de trésorier au Bureau exécutif et fut bien évidemment chaudement remerciée par tous. Qui dit fin de mandat dit aussi élections : huit représentants français ont été élus secrétaires ou présidents de sections ou tables rondes. Huit, soit beaucoup moins que lors du Congrès de Moscou. Si la présence française s'affirme en nombre, elle a décru cette fois en investissement et en prise de responsabilité. Amateurs, à vos marques ! Il y a beaucoup à faire. L'internationalisme bibliothéconomique a besoin de vous !

  1. (retour)↑  Les personnes souhaitant s'investir dans l'aide aux bibliothèques dévastées par la guerre peuvent prendre contact avec l'auteur de la contribution, Durda MESIC, de la Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb. L'Association des bibliothèques croates a publié un petit ouvrage Wounded libraries in Croatia qui décrit et illustre les dommages de guerre. Un projet de bibliothèque internationale sur la tolérance, consacrée aux enfants est en cours à Vokoci. L'association APPEL, aujourd'hui dissoute, avait organisé en janvier dernier une collecte pour la Bibiothèque nationale de Sarajevo, dont les fruits ont été remis récemment à l'association France-Libertés, qui a acheté des ouvrages de médecine, souhaités par la Bibliothèque.