LIBER à Lisbonne
Geneviève Boisard
Gestion des bibliothèques pour le XXIe siècle et gestion de l'automatisation, tel était le sujet que LIBER avait choisi pour son congrès de 1993, tenu à Lisbonne du 28 juin au 2 juillet. Quel que soit leur stade de développement, de pays riches ou de pays pauvres, toutes les bibliothèques européennes sont confrontées à des problèmes identiques, même si elles n'ont pas les mêmes moyens pour y répondre, comme l'ont souligné Maria-Luisa Cabral, pour le Portugal, ou Paul Xuereb pour Malte. Quel délicat équilibre maintenir entre maintenance, développement des collections et l'accès à distance aux documents que permet le développement des nouvelles techniques. Que ce soit en termes budgétaires, en ce qui concerne les acquisitions, ou en termes politiques privilégiant conservation ou communication, il y a des choix à faire, qu'ont développés les différents orateurs.
L'électronique contre le papier
Franz Kaltwasser a mis en évidence l'impact des nouvelles technologies dans la gestion d'une bibliothèque. La numérisation de l'information, présentée aujourd'hui comme la solution à tous les problèmes, a cependant bien des effets pervers. Sans parler de bases de données, qui ne sont un beau jour plus lisibles, faute de logiciel pour les interroger ou de machine pour les porter, il constate la difficulté pour les bibliothèques à demeurer des centres de stockage historiques de l'information. Une part croissante des budgets est consacrée à des souscriptions électroniques au détriment des monographies sur papier ou des fonds anciens. Les difficultés, que connaissent les éditeurs de périodiques, dues à l'électronique et à la photocopie, poussent à faire payer les utilisateurs. Il est indispensable que les bibliothèques demeurent des conservatoires des livres et des périodiques et qu'elles continuent à garantir l'accès à une information gratuite et libre. Elles doivent veiller à faire transférer l'information électronique sur des supports qui demeurent lisibles.
La mémoire et la stabilité
Comment les bibliothèques peuvent-elles conserver leur mémoire, dans un monde où la mobilité du personnel est de plus en plus fréquente ? Comment transmettre la connaissance des fonds, capital acquis autrefois pendant toute une carrière passée dans le même établissement ? Jean-Claude Garreta, directeur de la bibliothèque de l'Arsenal à la Bibliothèque nationale, a essayé de répondre à cette question. La mémoire d'une institution est le plus souvent conservée dans ses archives, qui retracent son origine et son fonctionnement. Des décisions ont souvent pour cause des faits matériels mineurs. Ainsi le rangement des livres de bas en haut au XIXe siècle, dû au fait qu'il n'aurait pas été prudent de commencer à charger par le haut des rayonnages de grande hauteur.
Puisque la mémoire d'une institution est dans ses archives, il faut écrire, d'où l'importance des rapports annuels, de comptes rendus, de testaments écrits que l'on laisse à son successeur. Ces textes doivent être francs, nommer les personnes, indiquer les choix faits, les échecs.
La transmission peut être orale, d'où l'importance dans une bibliothèque de ces « piliers » qui savent tout. L'usage du compagnonnage est maintenant battu en brèche par la tendance à faire muter les gens pour leur donner des postes de direction. Admissible dans les petites bibliothèques, ce phénomène est très néfaste dans les grands établissements.
Plus que tout, il est essentiel de garder une trace écrite de la politique menée en matière d'acquisitions. Il faut de la modestie dans les choix personnels et privilégier les disciplines de fond plutôt que les orientations passagères. Pour connaître ses fonds, il faut répondre aux demandes des lecteurs, qui, soit dit en passant, les connaissent parfois mieux que les bibliothécaires eux-mêmes, aller sur les rayons, rencontrer des collègues à la retraite, utiliser des stagiaires pour faire l'histoire des catalogues, comparer les fonds thématiques entre bibliothèques d'une même ville. Les conservateurs ne sont pas les seuls concernés par cette connaissance des fonds et il est bon de faire appel aux magasiniers.
Stratégies de conservation
Concilier conservation et communication est un dilemme bien connu des bibliothécaires. Deux éclairages différents ont été donnés à ce problème. Jean-Paul Oddos, de la Bibliothèque de France, a souligné que des usages très divers pouvaient être faits d'un même document. Chacun de ces usages peut obtenir une réponse différente en matière de conservation, car dans bien des cas le lecteur n'a pas besoin de recourir à l'original. La dégradation des documents peut avoir des causes internes, mauvaise qualité du papier, ou externes, mauvaises conditions de conservation, excès de communication. Jean-Paul Oddos a énuméré toute une série de remèdes préventifs ou curatifs à la dégradation des documents. Ce sont des catalogues complets et détaillés, qui peuvent éviter de consulter inutilement un ouvrage, une meilleure gestion du stockage et du transport, la réalisation de copies d'usage pour la consultation sur microformes, de copies de travail sur papier, la reproduction intégrale, l'établissement d'une fiche de santé pour chaque document, une meilleure connaissance des besoins réels du lecteur, un meilleur conditionnement, enfin la constitution d'une collection de sécurité. Tous ces moyens sont coûteux, et, en tout état de cause, il est nécessaire d'établir une bonne relation entre le lecteur et le bibliothécaire, pour comprendre les besoins de l'un et les contraintes de l'autre.
La conservation est si coûteuse en effet, qu'elle ne peut s'appliquer à tout et à tout le monde. Clemens de Wolf, de la Bibliothèque royale des Pays-Bas, traita des choix à faire et des critères appliqués à la Bibliothèque royale de La Haye. Ceux-ci ont été l'importance, c'est-à-dire la rareté du document, son accessibilité, les risques encourus, c'est-à-dire le type du support. Ils ont conduit à mettre en place une politique nationale d'inventaire et de conservation des documents du XIXe siècle, 1840-1950, des journaux et des collections les plus importantes. On peut désormais numériser à partir des microfilms et reporter le texte intégral des documents sur CD-Rom.
Pal Vasarmelyi a indiqué quelles étaient les solutions employées à la bibliothèque universitaire de Budapest pour pallier l'utilisation intensive des manuels, notes de cours et thèses. Les étudiants en effet ne peuvent les acheter et utilisent exclusivement les exemplaires de la bibliothèque. Pour les documents rares, on utilise des disques réinscriptibles. 60 pages sont photocopiées à la minute avant digitalisation. De même, pour les périodiques russes, beaucoup moins consultés maintenant, et dont les originaux sont stockés dans un dépôt.
Mirjam Foot, de la British Library, a fait une revue complète des divers procédés de conservation de masse, en soulignant les avantages et inconvénients, encore nombreux aujourd'hui, de chacun de ces procédés. Ceux qui préservent le contenu sont le microfilm, qui est un support stable, mais coûteux et peu convivial, la digitalisation, qui permet de plus la reproduction de l'original sur papier permanent. Cependant les supports électroniques se gardent moins bien et demandent de bonnes conditions de conservation. Les moyens qui préservent à la fois le contenu et le contenant sont la désacidification de masse. Ils sont encore largement expérimentaux et aucun ne donne entière satisfaction.
Evolution des pratiques
Les collections scientifiques posent des problèmes spécifiques en matière de communication et de développement des collections. David Bradbury, de du British Library Document Centre, a évoqué les nouvelles pratiques des scientifiques, qui utilisent de moins en moins les bibliothèques, dont les collections coûteuses se périment vite, et veulent avoir accès à l'information elle-même. En ce qui concerne les demandes de documents, 2/3 d'entre elles portent sur les journaux, 20 % sur des ouvrages et 10% sur la littérature grise. Les collections ont une durée d'utilisation brève, 3 ans et demi après publication, et la question se pose de l'utilité de conserver les collections après ce délai. En effet les scientifiques ont toute une gamme de moyens de communication, conférences, séminaires, messagerie électronique, et les publications ne servent qu'à confirmer une information obtenue par ailleurs. Par contre, les étudiants continuent à utiliser les bibliothèques. Dans le même temps, on constate que leur nombre croît plus vite que les effectifs et le budget des bibliothèques universitaires britanniques et que par conséquent le nombre des volumes et des périodiques par étudiant décroît. Par ailleurs, le prix des publications et des abonnements scientifiques ne cesse d'augmenter. Leur part dans le budget des bibliothèques augmente, tandis que la part des salaires du personnel et celle de la reliure baisse. Devant cette conjoncture défavorable, il faut recourir au partage des ressources et à l'édition électronique. Le partage des ressources, grâce à des organismes tels que le BLDSC ou l'INIST 1, ne résoud pas tous les problèmes. Les suppressions d'abonnement n'ont pas diminué le nombre de périodiques conservés dans les bibliothèques. Ceux-ci ne sont utilisés qu'à 50 %, ce qui entraîne un coût élevé de chaque communication, estimé à 4 livres sterling. On pourrait penser que les bibliothèques auraient intérêt à se séparer de leurs collections moins utilisées, mais le coût d'une transaction de prêt entre bibliothèques est élevé (50$US).
Quant à l'édition électronique, elle se développe tous azimuts, mais n'est pas sans inconvénients. On peut dénombrer aujourd'hui 300 journaux électroniques et 2 900 titres de CD-Rom, mais l'abondance des documents accessibles par Internet en limite l'usage. Il y a trop à consulter, le contrôle est difficile et on envisage de faire payer pour la transmission d'un article. Bien que les CD-Rom ne soient pas couverts par le dépôt légal en Grande-Bretagne, on dénombre 34 000 lecteurs de CD en 1992. David Bradbury dit plaisamment que les CD-Rom sont le cheval de Troie des bibliothèques. Mettez n'importe quoi sur CD et les bibliothèques se précipitent pour l'acheter. En fait, conclut-il, il faut lutter pour obtenir les crédits nécessaires à un meilleur management, il faut mesurer précisément l'utilisation des collections et évaluer les besoins des étudiants.
Après cet exposé plein de sens pratique britannique, Anton Bossers, de PICA 2, a brossé un tableau lyrique du développement des réseaux de communication entre bibliothèques. 15 millions d'utilisateurs pour Internet. Aux Pays-Bas, toutes les bibliothèques sont interconnectées et mettent en commun un catalogue collectif et la fourniture de documents. Avec un ordinateur PC l'utilisateur peut chercher partout dans le réseau et commander son document, qui lui sera servi dans sa bibliothèque. Grâce au système RAPDOC 3 développé par PICA, 7 000 périodiques seront ainsi scannérisés et accessibles dans les 48 heures. Le projet EDIL 4, commun à la Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et à la France, sera du même ordre. En effet 60 à 80 % du volume du prêt entre bibliothèques portent sur des périodiques. Quant aux monographies, 3 prêts d'une monographie coûtent plus cher que son acquisition.
Comme on le voit, s'il n'a pas toujours apporté de réponses, le congrès de LIBER a posé les vraies questions : comment garder sa mémoire tout en allant résolument vers le XXIe siècle ? Faut-il conserver ses collections ou être un centre de redistribution de l'information ? Les bibliothèques ne doivent être ni des tombeaux, ni des supermarchés. Cela s'appelle le fameux : « Fauchon ou Tati ? » de la journée de 5 bibliothèques universitaires à Nice en 1992. Il y a encore là matière à beaux débats.