Pour une économie de la conservation
Jean-Paul Oddos
Le terme « économie » peut signifier tour à tour « l'art d'administrer ses biens ou ceux de l'Etat », celui « d'éviter la dépense inutile », ou bien encore : « l'articulation des parties d'un système ». C'est en déclinant ces trois approches que l'on se propose d'analyser le projet « conservation » de la Bibliothèque de France, en montrant notamment qu'une démarche « économique » passe par la recherche de solutions industrielles. Plutôt qu'un gouffre financier, la conservation peut alors se révéler un domaine d'activité majeur.
The word economy can mean in tum the art of running one's or State's possessions, the art of avoiding needless expenditure, or still the articulation of parts of a system. Through these three approaches, we'll try to analyse the conservation plan of the Bibliothèque de France, showing in particular that an economic way gets through looking for industrial solutions. Instead of swallowing up money, conservation can prove to be a main operation.
Das französische Wort "économie" bedeutet zugleich die Art und Weise, sein Vermögen oder das Vermögen des Staats zu verwalten, einen nutzlosen Aufwand zu vermeiden, und die Teile eines Systems zusammenzugliedern. Durch diese drei Auslegungen wird vorgeschlagen, das Vorhaben « Aufbewahrung » der Bibliothèque de France darzulegen. Der Verfasser will besonders beweisen, daß sein « ökonomischer » Gang gewerbliche Lösungen zu suchen hat. So wird die Aufbewahrung ein wichtiger Tätigkeitsbereich anstatt eines finanziellen Abgrunds.
Un des grands intérêts du projet Bibliothèque de France, c'est de nous obliger à repenser bien des problèmes, dont on croyait à tort ou à raison - bien plus à tort qu'à raison - avoir fait le tour, à les repenser dans les petits détails d'application, mais aussi dans leurs principes, leurs grands principes, ce côté « axiome » qu'ils ont parfois.
Ainsi de la conservation, dont on sait qu'elle vise à maintenir les collections dans un état permanent de disponibilité. Voilà pour le principe. Mais est-il applicable ? Est-il applicable à l'ensemble des collections dont la Bibliothèque de France aura la charge, celles provenant de la Bibliothèque nationale en premier lieu ?
Le problème est simple : la Bibliothèque nationale possède de 9 à 10 millions de volumes imprimés. Selon un sondage statistique portant sur 23 000 volumes, réalisé en janvier-février 1990, si l'on voulait procéder à une simple remise à niveau de ces fonds, il faudrait désacidifier 2,6 millions de volumes, réaliser 500 millions d'images de microfilms ou microfiches, relier à nouveau 1 million de volumes, en conditionner presque 4 millions, en restaurer 1/2 million, etc. C'est-à-dire - selon les méthodes et les coûts actuels - investir 3,5 milliards de francs, soit la moitié du coût global du projet ! La conservation est-elle simplement possible, ou n'est-ce qu'un discours de la mauvaise conscience, le remords intime des conservateurs ?
Je vais essayer de répondre, non en évoquant des principes qui justifient le but, donc les moyens, mais en essayant de réfléchir à ce que pourrait être un « système de la conservation », et à l'économie d'un tel système.
Economie : voilà un grand mot, qui a l'avantage d'offrir des sens multiples. Nous en retiendrons trois pour ce propos : le sens originel d'oikonomica : « l'art de bien administrer sa maison, ses biens ou ceux de l'Etat ». Celui, plus tardif, de « gestion où l'on évite la dépense inutile ». Enfin, parmi les sens récents, celui de « relation, articulation des parties d'un système ».
C'est par ce dernier sens que je commencerai - les parties et l'articulation d'un « système conservation » -, avant d'examiner l'art de « bien administrer » ce système - on dirait « gérer » de nos jours -, pour finir par celui, délicat, mais fondamental, d'« éviter la dépense inutile ».
Système de la conservation
Un « système de la conservation » repose sur deux éléments complémentaires : d'une part, sur une bonne connaissance des besoins, c'est-à-dire de l'état physique des collections et de l'évolution de cet état ; d'autre part, des moyens à mettre en oeuvre, comme autant de réponses adaptées à ces besoins.
Cette connaissance est décisive, déterminante. Elle n'est pas seulement celle de telle ou telle pièce remarquable, finement analysée dans ses composants ; elle est aussi celle de l'ensemble, nourrie bien sûr de ces analyses fines, mais surtout approchée par des méthodes d'analyse globale, statistiques en particulier : un tout (ici les collections transférées, soit 10 millions de volumes) est composé de sous-ensembles, de catégories, de types ; ceux-ci, composés d'individus aux caractéristiques les plus homogènes possibles, seront plus facilement quantifiables, et les besoins de ce groupe plus facilement exprimés.
A partir de là, un « individu-document » peut être décrit par les caractéristiques qu'il partage avec un groupe et par celles qu'il a en propre. Ainsi, l'enquête déjà citée sur l'état des fonds est-elle un instrument de travail aussi précieux que la somme des dossiers de restauration accumulée par les ateliers de la Bibliothèque nationale. Il en va de même d'une bonne connaissance du façonnage industriel pour les livres, ou plus généralement des procédés et des matériaux de fabrication.
Ce que la notion de « système » suggère du côté des réponses, c'est l'idée de niveaux diversifiés, progressifs, allant du plus général au plus particulier. Ces niveaux peuvent se résumer ainsi : préserver - c'est le plus général -, maintenir, reproduire ou transférer, restaurer - c'est le plus particulier.
Préserver
La priorité (ou la réponse « universelle » au sens d'adaptée à toutes catégories et leurs états), c'est d'obtenir les meilleures conditions de conservation : température, humidité relative, lumière, filtrage de l'air, salubrité, sécurité contre l'incendie ou l'inondation. Cela veut dire que, si l'on ne peut faire que cela, c'est cela au moins qu'il faut faire, car tous les documents, tous les objets, neufs ou anciens, en bon état apparent ou dégradés, en tireront bénéfice.
Préserver, c'est aussi traiter tous les documents à la source : rares sont les ouvrages (ou les cartes, documents audio... ) prévus pour un usage de bibliothèque, rares sont ceux qui répondent aux exigences de robustesse, de durabilité, de maniabilité, d'« ouvrabilité » (la photocopie !) dès leur façonnage d'origine. Aussi la Bibliothèque de France a-t-elle choisi d'intervenir, dès le début de la chaîne, sur tous les documents, en recherchant le plus possible l'« effet de masse », i.e. en concentrant les flux et en mettant au point une typologie simplifiée des documents entrants. A chaque type de base peut ainsi correspondre un « traitement optimum » établi par des tests et des expertises. L'objectif étant de réserver les traitements longs, coûteux aux seuls documents qui le nécessitent.
Maintenir
Le second niveau, la maintenance généralisée des fonds, est une réplique, pour les collections déjà présentes, du dispositif mis en place pour les entrées. Il s'agit de ralentir l'usure et la dégradation des documents, non seulement en réagissant immédiatement au cours d'une communication par exemple, mais aussi en se fixant les objectifs de suivi régulier et d'entretien systématique d'une part significative des collections. La Bibliothèque de France a inscrit dans son projet des ateliers de maintenance capables de recevoir, chaque année, 10 % des collections, pour examen, nettoyage, entretien, petites réparations, conditionnement léger ou nouvelle reliure. Effet de masse encore : c'est 4 000 documents qui devraient être traités par jour. Les procédures (expertise, tris, orientation), les techniques, les machines, etc., devront être adaptées à ce volume.
Transférer
Entretien nécessaire des documents, mais qui peut s'avérer intervenir trop tard ; les exigences immédiates de la communication, comme la nécessité de sauvegarde des informations qui sont menacées en même temps que leur support matériel, imposent un niveau supérieur d'intervention, le transfert sur un nouveau support. Double objectif, on le voit, sur une seule technique - ou ensemble de techniques : microfilm, reprint, numérisation, photo, photocopie -très adaptée à la communication, en particulier à distance, à la reproduction, à la diffusion, à l'édition, mais, d'une certaine manière, pis-aller en matière de sauvegarde, car elle n'est qu'une réponse partielle. Constatation qui conduira la Bibliothèque de France à partager avec d'autres des programmes lourds de sauvegarde, en orientant une part importante de sa politique vers des « programmes intellectuels », des corpus, des « bibliothèques de microformes », ou associations avec des éditeurs institutionnels ou privés.
Restaurer
Demier niveau, ultime recours si l'on veut, la réponse en terme de restauration. Effet des retards accumulés, défaut des deux premiers niveaux de réponse, mais aussi fragilité intrinsèque des documents, les besoins sont déjà considérables. Une part non négligeable relève du traitement traditionnel, unité par unité : traitement à réserver, on le sent bien, aux documents les plus exceptionnels. La masse relève, elle, de traitements systématiques mettant en jeu des techniques lourdes : désinfection en cas de contamination, mais surtout restauration des papiers (désacidification, renforcement, comblage, doublage, etc.).
Le traitement chimique des papiers, à grande échelle, apparaît comme la seule réponse possible, opérante, à la dégradation massive des collections, notamment celles du « siècle noir ». La Bibliothèque de France, avec la Bibliothèque nationale, s'est engagée dans un programme novateur en ce domaine, en partenariat avec deux sociétés industrielles : l'objectif est de désacidifier et de renforcer simultanément des ouvrages dès 1995 1.
Gestion de la conservation
Voilà donc les quatre volets, les quatre parties principales de ce système conservation, sommairement présentés. Mais comment mettre en jeu toutes les techniques possibles de cette palette ? Comment choisir un traitement plutôt qu'un autre ? Comment mener une action rationnelle et cohérente ? Question d'échelle encore une fois : la maîtrise de collections importantes ou simplement hétérogènes et de techniques très variées, et leur maîtrise simultanée, imposent qu'on se dote d'outil de « pilotage » ou d'assistance. La Bibliothèque de France disposera d'un système informatisé autonome dit « gestion de la conservation », comme outil de cette maîtrise. Pour le décrire très rapidement - il en est au stade de la conception, l'enfantement est prévu fin 94 -, disons qu'il agira à trois niveaux : le suivi des collections, l'aide à la décision, la maîtrise des ressources et des coûts.
Suivi des collections
Premier niveau, celui de l'expression des besoins, c'est-à-dire de la connaissance précise de l'état matériel des collections. Peu à peu, chaque ouvrage, chaque document disposera d'une « fiche de santé », où seront consignées toutes les informations nécessaires à son suivi : dimensions, poids, données sur le façonnage ou la fabrication d'origine, sur le conditionnement initial, données d'usage (fréquence d'emploi par exemple), description de l'état actuel, préconisation de traitement ou traitements réalisés, données historiques, documentation diverse, etc. Bien sûr, nombre de ces informations seront paramétrées pour accélérer les saisies et réduire la taille de cette fiche. La constitution de cette banque de données sera un des effets majeurs des programmes systématiques de maintenance.
Cependant, ce niveau d'appréciation peut paraître trop « pointu » pour un pilotage efficace de grandes masses, comme ce sera le cas à la Bibliothèque de France. Un niveau intermédiaire sera recherché, sans doute celui du magasin ou partie de magasin, pour globaliser ces informations individuelles. Deux avantages : ce sont à partir de ces ensembles que seront déclenchées des opérations de maintenance, avec la possibilité de préparation sommaire - par exemple, sur un lot de 100 000 documents : x sont à désacidifier, y à dépoussiérer, z à cirer et conditionner ; par ailleurs, le suivi climatique - informations provenant de la Gestion technique centralisée -pourra être plus facilement corrélé avec ces ensembles.
Aide à la décision
Deuxième niveau : la connaissance précise des moyens techniques à mettre en œuvre et leur adaptation à chaque besoin particulier. Disons-le à travers deux exemples : les informations relevées sur un livre neuf, c'est-à-dire sa taille, son poids, la qualité du papier, la dimension de ses marges, son façonnage (cousu, coupé-collé), sa destination (magasin ou libre-accès), sa fréquence d'usage le classeront « automatiquement » dans une catégorie A, B, C... En fonction d'une sorte d'index, le système proposera le traitement T1, T2, T3..., les « gammes opératoires » 2 qui en découlent, et l'orientation conséquente, proposition que l'opérateur acceptera ou modifiera à son gré.
De même, en maintenance, l'apparition d'un certain nombre de « symptômes » permettra au système de « diagnostiquer » telle ou telle « maladie », de préconiser un traitement que le « médecin-restaurateur » validera ou non.
Maîtrise des ressources et des coûts
Le troisième niveau, on le devine, est plus terre à terre et nous ramène à notre sujet premier : il s'agit de la maîtrise des ressources disponibles, en atelier, en matériel, en moyens humains, en budget. La comparaison des techniques disponibles sur la palette ne peut être complète, significative, sans la gestion simultanée des coûts. Les choix entre microfilmage et désacidification, entre numérisation et microfilmage, entre restauration et conditionnement, etc. ne sont en effet pensables que si l'on croise les critères d'objectifs - que veut-on vraiment ? - et les critères de coûts, donc de faisabilité à grande échelle.
Une logique économique
Ceci m'amène directement au troisième sens du mot « économie » : celui d'« éviter la dépense inutile ». La connaissance des besoins, la maîtrise grandissante des opérations au travers d'un système informatique peuvent et doivent aller dans ce sens, bien qu'immédiatement, en révélant l'ampleur de ces besoins et en facilitant l'offre technique, cela puisse faire redouter l'effet inverse. C'est là qu'il est nécessaire de distinguer problème financier et problème économique.
Revenons aux chiffres cités plus haut : 2,6 millions d'ouvrages à désacidifier, 500 millions d'images secondaires à créer, etc. Les coûts avancés sont ceux des solutions techniques actuellement disponibles : il est donc clair qu'on ne peut résoudre les problèmes actuels de conservation des documents avec ces solutions trop coûteuses. Des crédits considérables, la meilleure volonté politique - deux choses qui ne sont pas toujours assurées - n'y suffiront pas. L'ampleur des problèmes est telle que la plupart des réponses ne peuvent être qu'à l'échelle industrielle.
La production industrielle a une logique : recherche de techniques fiables, de procédés performants, abaissement des coûts... Une production industrielle ne signifie pas forcément qualité médiocre : un produit industriel de très haute qualité n'est pas une vue de l'esprit. Comment faire nôtre cette logique - en retenant les critères de qualité, de fiabilité, de coûts réduits ? Comment nous insérer dans ce modèle ? Il existe au moins trois façons, que je ne ferai que suggérer :
- Connaître les produits industriels
La première consiste à découvrir des produits existants, mis au point pour d'autres, qui se révèlent adaptés à nos besoins : ainsi la Bibliothèque de France adoptera-t-elle un système de climatisation fait de dispositifs sophistiqués, un système de transport automatique de documents, un système d'identification par code à barre, etc.
- Adapter ces produits
La seconde façon, proche, est de découvrir un produit offrant une similitude de fonction et de chercher soit à l'adapter, soit à s'adapter à lui. Un seul exemple : une chaîne de conception / fabrication assistée par ordinateur (CFAO), servant à créer des emballages pour l'industrie, est en cours d'adaptation pour la Bibliothèque de France, afin de produire, de façon automatique et continue, des boîtes en carton permanent pour des livres et des brochures, boîtes exactement adaptées aux dimensions individuelles des documents. L'objectif étant de produire environ 200 000 boîtes par an sur une chaîne coûtant moins de 1 MF. En poussant cette logique de l'adaptation à son terme, il est clair que l'on proposera à un entrepreneur de dépasser le marché limité de la Bibliothèque de France et d'exploiter un produit de conservation fiable et peu coûteux sur un marché bien plus large 3.
- Susciter une démarche industrielle
La troisième façon, enfin, consiste à identifier une question de conservation comme un marché potentiel capable de susciter une démarche industrielle : c'est le cas de la désacidification des papiers anciens ou de la fabrication des papiers permanents. Mais cela ne signifie pas forcément laisser jouer seule la logique du marché, avec le risque de voir apparaître des produits miracles se révélant après coup des leurres. Cela signifie plutôt accompagner cette démarche, en révélant le marché potentiel, bien sûr, mais en affichant des exigences, en travaillant à des normes et des standards, en procédant à des tests sur les produits obtenus, c'est-à-dire en apportant la garantie d'une qualité. La qualité étant, on le sait, d'une grande économie...
J'aimerais avoir montré par cet exposé rapide, qu'en affirmant ainsi son économie, la conservation se révélera comme un domaine d'activité majeur, autonome, et non, comme on le voyait autrefois, un parent pauvre, un assisté.
Juin 1993