La linen Hall Library à Belfast
Une bibliothèque indépendante
Anne Kupiec
La Linen Hall Library de Belfast, bibliothèque indépendante née au XVIIIe siècle, constitue et met à la disposition de tous la Northern Ireland Political Collection (NIPC : Collection politique d'Irlande du Nord). Il s'agit de toutes sortes de documents - y compris de la littérature grise et de la fiction -produits par les communautés divisées d'Irlande du Nord ou les concernant. Ils sont rassemblés depuis 1969, c'est-à-dire depuis le début de ce qu'il est convenu d'appeler les « Troubles ». A ce titre, la Linen Hall Library est un miroir de la société nord-irlandaise.
The Linen Hall Library of Belfast, independent library founded in XVIIIth century, builds the Northern Political collection (NIPC) and makes it available. All kinds of documents - including grey literature and fiction - from or related to the divided communities have been on the shelves since 1969, it means from the beginning of the « Troubles ». The Linen Hall Library can be seen as a mirror of the northern Irish society.
Die Linen Hall Library in Belfast, selbständige im 18. Jahrhundert geborene Bibliothek, versammelt und stellt dem Publikum zur Verfügung die Nothern Ireland Political Collection (NIPC : politischer Nordirischer Bestand). Es handelt sich um Dokumente allgemeiner Art - einschlieBend « graue » Literatur und Fiktion -, die von den gespalteten Nordirischen Gemeinschaften erzeugt werden oder diese Gemeinschaften betreffen. Sie werden seit 1969 versammelt, d.h. seit dem Anfang der sogenannten "Unruhen". So kann die Linen Hall Library als eine Darstellung der Nordirischen Gesellschaft betrachtet werden.
« Disputes, Arguments, Brèves, Considérations, Réponses, Répliques, Remarques, Objections, Réfutations, plusieurs jours de suite, ils sont sur toutes les places publiques, mis sous les yeux des passants, soit en personne, soit par leurs représentants. Puis, ils vont en majorité dans des dépôts nommés Bibliothèques où ils sont exposés dans un Quartier qui leur est spécialement assigné, après quoi, on les appellera "Livres de controverse" » 1.
La définition de Swift peut s'appliquer aujourd'hui à une grande part des collections de la Linen Hall Library. Celle-ci est une bibliothèque exceptionnelle à plusieurs titres. L'histoire a fortement modelé son statut et ses collections. L'Irlande du Nord connaît une situation politique particulière : elle est administrée directement par le gouvernement de Londres depuis 1972, quadrillée par des forces militaires et policières, les communautés sont divisées sur le statut de la province, lié ou non à la Grande-Bretagne.
Bibliothèque indépendante au cœur d'un pays en proie aux déchirures, la Linen Hall Library abrite sept cent mille documents, dont la Northem Ireland Political Collection (NIPC : collection politique d'Irlande du Nord), qui en est le cœur. Cette dernière est essentiellement constituée de « littérature grise » publiée par les communautés d'Irlande du Nord, ou les concernant, collection rassemblée depuis le début de ce qu'il est convenu d'appeler « les Troubles », c'est-à-dire depuis le renouveau des campagnes des droits civiques 2, le raffermissement des sentiments unionistes, le début des émeutes, et l'arrivée, en conséquence, des troupes britanniques en 1969. Les documents conservés retracent les conflits et attestent des antagonismes affirmés.
Une histoire mouvementée
La Belfast Library and Society for Promoting Knowledge (la Bibliothèque et la société pour la promotion de la connaissance de Belfast), généralement appelée Linen Hall Library, fut fondée le 13 mai 1788 sur le modèle des nombreuses sociétés de lecture qui se développaient à travers l'Europe au cours du siècle des Lumières 3.
Aux premiers jours, les fondateurs, influencés par la guerre d'indépendance en Amérique, furent des radicaux avides de réformes. Ils semblent avoir expressément pris modèle sur la bibliothèque de Philadelphie ouverte par Benjamin Franklin en 1731. De fait, le gouvernement et les dirigeants locaux jugèrent l'entreprise suspecte. D'autant que plusieurs membres de la Société faisaient partie des United Irishmen (Irlandais unis), menés par Wolfe Tone, dont les objectifs étaient l'émancipation des catholiques et l'avènement, en Irlande, d'une république sur les modèles américain et français. Dès 1796, près d'une dizaine de ces « radicaux presbytériens » étaient menacés d'arrestation, et certains périrent sur l'échafaud, dont Thomas Russell, le bibliothécaire de la Société. L'avenir de celle-ci était en péril.
Finalement, la Society for Promoting Knowledge ne dut son salut qu'aux marques de loyalisme envers les autorités dont firent preuve quelques-uns de ses membres.
En 1802, la Société s'installa au White Linen Hall, dans un bâtiment qui abritait la bourse du lin dont la production, et surtout le tissage, firent la prospérité de l'Ulster. L'ouverture de l'Université, au milieu du siècle, l'augmentation des « bibliothèques circulantes » offrant un large choix de fictions, toujours rejetées par la Linen Hall Library, constituèrent pour la Société des difficultés majeures. En 1880, s'ouvrit la Free Public Library, c'est-à-dire la bibliothèque publique municipale, susceptible d'attirer, puis de fidéliser les adhérents de la Linen Hall Library.
Le déménagement imposé de la bibliothèque 4, en 1888, fut l'occasion d'une nouvelle impulsion. Rapidement, le Board of Governors (administrateurs de la bibliothèque) déploya une forte activité dans le domaine bibliothéconomique et étudia le contenu des fonds, n'hésitant pas à faire retirer des rayons les livres qu'il estimait ne pas y avoir leur place.
Le silence qu'ils gardèrent sur les événements affectant l'île est absolu et surprenant. On pourrait cependant chercher à comprendre pourquoi les comptes rendus des séances des administrateurs ne conservent aucune trace de l'Acte d'union qui joignit Grande-Bretagne et Irlande en 1802, du mouvement qui appela à son abrogation et qui se développa dans les Repeal Reading Rooms, ni de la Grande famine qui fit un million et demi de morts et au moins autant d'émigrés. La Partition de l'Irlande, les deux guerres mondiales n'apparaissent pas davantage. Pourtant, au moins jusqu'au début de ce siècle, quelques signes trahissent une approche libérale et culturelle, si ce n'est politique, de certains administrateurs.
Dans un rapport consacré aux bibliothèques nord-irlandaises, dans la première moitié du XXe siècle, l'influence de la Linen Hall Library fut jugée plus grande que celle des « bibliothèques financées par l'impôt », tant à Belfast que dans l'ensemble de la province.
Après 1945, les difficultés dues à la guerre eurent des conséquences désastreuses et durables : le nombre d'adhésions diminua si fortement que l'existence même de la bibliothèque fut à nouveau en péril.
Au début des années 70, les Troubles rendaient l'institution peu accessible. En raison des alertes à la bombe, des explosions, le centre de Belfast, interdit au stationnement automobile, fut peu à peu enserré dans un maillage de grilles et de barrières, où circulaient des patrouilles de l'armée britannique. Seul un impératif pouvait motiver la venue à la bibliothèque ; l'abstention était la règle.
Deux possibilités se firent jour pour sortir de la situation financière délicate dans laquelle se trouvait la Linen Hall Library. Soit l'intégration pure et simple dans un autre établissement (bibliothèque publique ou universitaire), soit une sorte de renaissance. Ce fut cette dernière solution qui l'emporta, de manière inespérée. Un plan de sauvetage, largement médiatisé, fut élaboré, qui prévoyait de solliciter des entreprises, des associations ou des particuliers, et de vendre certains fonds de la collection. Ces efforts pris en compte, le gouvernement accepta, en 1985, d'accorder des subventions sur la base du coût de fonctionnement d'un fonds de référence irlandais, mis à la disposition de tous, ainsi qu'il existe à la Linen Hall Library.
Aujourd'hui, sont membres de la bibliothèque trois mille cent deux individus et quatre-vingt-dix-huit institutions. Le coût annuel de l'adhésion est de trois cents francs et inclut l'abonnement à la Linen Hall Review et l'accès privilégié au coffee shop.
La collection politique d'Irlande du Nord
La Linen Hall Library abrite trois collections assez distinctes : un fonds général, un fonds irlandais et, surtout, la collection politique d'Irlande du Nord (Northern Ireland Political Collection, NIPC). Deux mots suffiraient pour la qualifier : ici et maintenant.
Livres, littérature grise, publications officielles...
Cette collection, à l'origine, n'avait été en aucune façon prévue ni planifiée. A la fin des années 60, lorsque les revendications pour les droits civiques se firent plus pressantes, les distributions de tracts devinrent quasi quotidiennes, les affiches proliférèrent. Jimmy Vitty, bibliothécaire de la Linen Hall Library, eut alors la certitude que ces documents devaient être conservés. Dans les années qui suivirent, et particulièrement à partir de 1969, date d'arrivée de l'armée britannique en Irlande du Nord, ils furent en sensible augmentation, et de nouveaux périodiques virent le jour, bien que certains ne parurent qu'une à deux fois. Les bibliothécaires furent chargés d'aller les chercher là où ils étaient rédigés ou distribués. Nul n'imaginait alors que les Troubles allaient durer si longtemps. De fait, la collection politique rassemble, à ce jour, trente cinq mille documents imprimés qui ont pour point commun de ne traiter que des Troubles, entendus de manière « compréhensive ». Cette préoccupation continue pour la vie politique de la Cité, la détermination à recueillir les témoignages discordants qui en émanent reste profondément originale.
Outre cet aspect strictement documentaire, les écrits conservés, qu'ils proviennent des communautés républicaine ou loyaliste, ou du gouvernement britannique, garantissent, d'une certaine manière, et autant que faire se peut, les libertés publiques. En rassemblant des morceaux d'histoire, de manière complète et précise, et en les rendant accessibles à tous, le droit à l'information est non seulement reconnu mais renforcé. La permanence de la NIPC - scripta manent - portant attention aux communautés, reconnaît implicitement leur existence et leurs divisions.
La collection est constituée de plusieurs types de documents. Tout d'abord, un ensemble de cinq mille documents, formé à la fois de livres - publiés commercialement - et de littérature grise (pamphlets, brochures, rapports), édités par les communautés ou les concernant. Il s'agit essentiellement de documents publiés entre 1968 et aujourd'hui. La diversité de leurs origines constitue l'une des caractéristiques de la richesse du fonds. Une énumération, même sélective, est souvent fastidieuse ; elle a cependant l'intérêt de mettre en valeur des sources documentaires contrastées.
Il peut s'agir de publications officielles émanant des Communautés européennes, et notamment des arrêts de la Cour de justice, du Parlement européen. Les débats de la Chambre des Communes, les réponses des ministres aux questions posées par les membres du Parlement, lorsqu'ils concernent l'Irlande du Nord, sont disponibles. Le sont également les publications du HMSO, l'équivalent des publications des Journaux officiels en France. Sont aussi accessibles les débats de l'assemblée nord-irlandaise avant l'administration directe de la province (Direct Rule) par Londres, en 1972, les publications des services administratifs de l'Ulster, les publications de l'Equal Opportunities Commission for Northern Ireland, de la Police Authority for Northern Ireland, de la Royal Ulster Constabulary (RUC), de la Northern Ireland Constitutional Convention, du Committee on the Administration of Justice, de la Fair Employment Agency for Northem Ireland. Figurent également sur les rayons les procès-verbaux du Scarman Tribunal Evidence, enquête gouvernementale sur les émeutes ayant eu lieu à Belfast et Deny en 1968-1969. Sont naturellement rassemblées des publications du Belfast City Council, mais aussi, et c'est plus inattendu, des publications officielles étrangères et tout particulièrement des comptes rendus de séance du Congrès américain.
Disponibles aussi, les écrits des partis politiques d'Irlande du Nord : du Democratic Unionist Party de Paisley au Sinn Fein en passant par l'Official Unionist Party, l'Alliance, le Socialist and Democratic Labour Party (SDLP) et le Workers Party. Les publications des partis de la République d'Irlande sont rassemblées comme le sont celles des partis britanniques.
Les syndicats ont beaucoup publié sur les Troubles ; il n'est donc pas étonnant d'y repérer leurs documents. Les églises ont fait connaître leurs positions grâce à des publications également conservées à la Linen Hall Library.
Sont aussi disponibles les documents édités par des organisations associatives, des fondations, des trusts, tant au nord (Falls Community Center, Ulster People's College) qu'au sud ; ou bien encore en Grande-Bretagne (Troops out) ou aux Etats-Unis (Fund for Ireland, Irish American Defence Fund). Certaines ont une vocation internationale : Amnesty International, Association internationale des juristes démocrates.
Un ensemble complémentaire rassemble des publications académiques. Sans surprise, les publications de Queen's University (Belfast) et celles de l'University of Ulster sont très représentées. On peut ajouter à cet ensemble les tirés à part de revues d'études, essentiellement juridiques : Northern Ireland Legal Quarterly, The Irish Jurist, British Law of Criminology, Journal of International Law.
Il convient ici de ne pas omettre une série de documents intitulée Irish Information Agenda publiée, depuis 1980, par l'Irish Information Paternship. C'est une source documentaire exceptionnelle, offrant notamment un recensement exhaustif des « incidents » entre membres des communautés et / ou auxquels sont mêlées les forces de sécurité.
Sont également rassemblés des documents familiers aux bibliothécaires : des chronologies, des biographies et des bibliographies, des catalogues d'exposition - incluant celle présentée dans une galerie de Belfast par la Linen Hall Library 5. La collection abrite aussi des livres de photos, des bandes dessinées, des livres éducatifs, des catalogues de films, des guides pratiques : tous, faut-il le rappeler, sont liés aux Troubles.
La variété des domaines abordés par ces documents constitue une seconde caractéristique de leur intérêt. Nul n'est étonné de constater que la politique représente le domaine le plus important, diversement traité (nationalisme, terrorisme, histoire), suivi par le logement, le chômage et l'éducation. L'activité des forces de sécurité, y compris sous ses formes secrètes, est un autre domaine couvert auquel peuvent être liées de nombreuses publications de nature juridique portant sur les Diplock Courts (tribunaux exceptionnels dont les jurys ont été exclus) et la législation d'exception. Un ensemble concerne les médias, un autre les prisons : statut des prisonniers, grèves de la faim. Enfin, des documents, globalement plus récents, concement des groupes sociaux particuliers (femmes, gitans, homosexuels) et les problèmes d'environnement.
L'intérêt documentaire est encore renforcé par l'origine géographique de certains documents. En effet, si la plupart sont publiés dans les îles britanniques, et donc en langue anglaise, un cinquième, environ, l'est à l'étranger.
Fiction, « éphémères », périodiques, iconographie
Pour compléter cette première série de documents, un second ensemble de deux cent cinquante unités environ, en cours de développement, rassemble des ouvrages de fiction, incluant la poésie, liés aux Troubles, qu'ils les décrivent ou qu'ils s'en inspirent. Seamus Heaney, Tom Paulin, Jennifer Johnston sont présents, ainsi que des ouvrages édités à l'étranger.
Une troisième série de documents a été constituée à partir de leur aspect formel et éphémère. A l'origine, une simple feuille de papier, un tract. Aujourd'hui cette collection comprend toujours des tracts, des communiqués de presse, des cartes de vœux, des autocollants. Ils sont regroupés, soit par institution lorsque celle-ci en produit beaucoup (Northern Ireland Office, Radio-Ulster, RUC, partis politiques, au nord, au sud et en Grande-Bretagne), soit par thème (femmes, sans-abris, prisons, Acte unique européen, internement syndicalisme, mouchards 6, accord anglo-irlandais, balle en plastique, langue irlandaise...).
Le très large spectre documentaire souligne la richesse de l'information rassemblée. L'intérêt réside ici dans la multiplicité de documents moins élaborés, moins travaillés, répondant, lors de leur rédaction, à un besoin ponctuel ou urgent.
Les périodiques constituent un autre point fort de la collection politique. Plus de neuf cents titres, parus depuis le début des Troubles, sont présents, morts ou vivants : soit vingt mille exemplaires environ. D'un intérêt documentaire évident, la collection a été entièrement microfichée pour la période 1966-1987 et dotée d'un index sur papier : Northem Political Literature, Phase I, Periodicals.
Celui-ci offre de très nombreuses possibilités de recherche. Là encore, et sans étonnement, les périodiques furent ou sont encore publiés dans le nord, parfois au sud, en Grande-Bretagne ou à l'étranger. On y trouve les publications périodiques des partis politiques, des forces de sécurité, des organisations paramilitaires et des associations communautaires.
En contrepoint, sont également conservées les collections de périodiques politiques et d'information générale édités au sud (Hibernia, Magill) comme au nord (Fortnight).
Il convient ici de percevoir le rôle considérable que joue la presse engagée en Irlande. L'activité de ces diverses publications fut, à plusieurs occasions, limitée par les forces de sécurité appliquant la législation d'exception en vigueur. La variété et le nombre de titres constituent des indicateurs précieux. Qualifiée de « mosquito press » (presse moustique) 7, elle se manifeste à partir du milieu des années 60. Leur lectorat est difficile à mesurer, la plupart de ces publications n'étant pas disponibles chez les marchands de journaux du centre ville. Elles sont plutôt vendues, soit par abonnement, soit dans dans des lieux associatifs, voire religieux. Il a donc fallu que les membres de la Linen Hall Library se rendent sur place ou prennent les contacts nécessaires pour les obtenir régulièrement.
Les affiches forment un ensemble de trois mille documents. Elles sont classées par parti (ou organisation politique). Un accès par thème est également possible. Les domaines suivants sont les plus riches : prisons, fouilles, langue irlandaise et balles en plastique. La collection rassemble également des reproductions photographiques (sur papier et sur diapositives) de fresques généralement réalisées sur les pignons des maisons. Pratique de tradition protestante, elle fut largement utilisée par les Républicains au moment des grèves de la faim de 1981. A l'origine malhabiles et sobres, ces peintures ont gagné en sophistication, quand bien même leur objectif reste principalement didactique.
La signature de l'accord anglo-irlandais, en 1985 - accordant une voix consultative à la République d'Irlande sur les affaires du nord -, ayant largement irrité les Loyalistes, provoqua, au sein de leur communauté, un renouveau massif des fresques.
Ces documents ont l'immense intérêt de dévoiler une image plus complexe des communautés qui les ont produits. Les imaginaires sociaux se lisent sur une multitude de supports. Murs, bordures de trottoir, chaussée, mobilier urbain en général, ou sur des productions institutionnelles détournées : affiches publicitaires, par exemple. Dans un article 8 publié à l'occasion de l'exposition qui en présentait une sélection, Robert Bell remarqua que les affiches et les photographies attirèrent des gens qui n'étaient jamais entrés dans une galerie d'art, car, cette fois, ce qui était donné à voir concernait leur vie quotidienne.
Les créations républicaines sont généralement meilleures et plus nombreuses. C'est peut-être, expliqua Robert Bell, en raison de l'interdiction qui leur est faite d'accéder aux médias et parce que leur campagne s'affirme contre l'internement, les conditions de détention... Que voit-on sur ces fresques ? Sur ces affiches ? Croix, cercueils, sang, enfants - blessés ou morts - sont des thèmes récurrents. Robert Bell nota que, si les visiteurs sortaient déprimés de l'exposition, c'est qu'ils avaient éprouvé la sincérité des messages et, jusqu'à un certain point, leur pertinence ; mais ceux-ci s'excluaient mutuellement sur les cimaises qu'ils partageaient, tout comme les visiteurs qui, eux, partagent le même pays.
Un statut original
La collection politique est principalement alimentée par des dons accordés par des partis et organisations politiques ou sociales, ou des individus. Il va de soi que ces dons ne sont pas automatiques. Il est essentiel de nouer et de maintenir un contact avec les organisations susceptibles de publier un livre, un rapport, un tract... Cela exige une activité inédite pour un bibliothécaire naturellement habitué à se fournir auprès d'un libraire.
Là, il n'en est rien, et l'argent n'est pas une condition suffisante pour se procurer ces documents. Ce qui importe, c'est de convaincre une ou plusieurs personnes de l'intérêt, commun, de donner à la bibliothèque les documents qu'ils éditent ou, éventuellement, qu'ils détiennent. Mieux, il importe de maintenir ce contact quand bien même l'interlocuteur habituel ne serait plus disponible. Il faut naturellement veiller à la naissance de toute association, groupe d'étude, centre de recherche, club. Dès lors, si l'exhaustivité est recherchée, elle ne peut évidemment pas être atteinte.
On pourrait s'interroger sur les motivations des donateurs. Les organisations qu'ils peuvent représenter ne suscitent pas toujours l'intérêt des médias. Les organismes chargés de collecter des archives sont loin de s'intéresser à ce type de document. Il est plutôt gratifiant pour les donateurs de savoir que leurs documents seront consultés et destinés à être conservés pour la postérité. La bibliothèque constitue d'ailleurs un lieu de conservation sûr quand on sait que les forces de sécurité ont parfois saisi des archives privées.
A cet aspect, positif pour les donateurs, il y a naturellement un revers. Si les documents sont conservés, c'est pour être communiqués. Ils sont donc accessibles à tous, y compris aux opposants politiques. Cela estd'autant plus remarquable qu'il peut arriver que des documents, dont les rédacteurs ne souhaitaient pas nécessairement la présence sur les rayons de la Linen Hall Library, y soient quand même. En effet, des scissions, des désillusions politiques ou un simple déménagement entraînent des dépôts à la bibliothèque. Il est déjà arrivé qu'un don se révèle être une arme à double tranchant. Tel parti, déniant la rédaction de tel document, se voit confronté à l'administration de la preuve par un journaliste l'ayant trouvé à la Linen Hall Library.
Il ne faudrait cependant pas considérer que les dons des organisations politiques et sociales peuvent se résumer à une action de propagande ; pas davantage, en tous cas, que dans la diffusion préalable - et généralement publique - de ces documents.
A une collection originale, correspond un statut qui ne l'est pas moins, offrant à la Linen Hall Library une garantie de liberté dont ne bénéficie pas une bibliothèque publique. La British Library, qui collecte la littérature grise, semble ne pas s'être intéressée à celle produite en Irlande du Nord.
L'identification des documents édités en Ulster, ou concernant la province - où aucune bibliothèque ne reçoit de dépôt légal -, n'est que médiocrement assurée par la British National Bibliography (BNB) et l'Irish Publishing List 9. La bibliographie Northern Ireland Local Studies, devenue Local Studies : a Bibliography of Recent Books and Articles Relating to Life in Northem Ireland, réussissait mieux, mais laissait de côté certains documents relatifs à des sujets politiquement sensibles. « Simple omission ou évitement actif » 10 conduisent l'une et l'autre à une censure tacite biaisant ainsi les recherches de demain. Selon John Gray, bibliothécaire de la Linen Hall Library, à une époque où le bibliothécaire se propose de mettre à disposition des documents sur tous les sujets, ne doit-il pas aussi avoir la même obligation pour ce qui concerne les documents produits par - ou concernant -sa propre communauté « sans crainte et sans parti pris » ?
On pourrait se demander si la « question algérienne » n'a pas posé, en France, les mêmes interrogations que la « question irlandaise ». Quelle bibliothèque a « sans crainte et sans parti pris » collecté les documents qui lui étaient liés ? Le bibliothécaire se retrouve ainsi dans une position plutôt incorfortable : celle de conserver ce qu'il ne conçoit pas devoir l'être.
Une institution du sens commun
La Linen Hall Library est une institution du sens commun parce qu'à travers son action, elle rend plus visible, plus lisible, le monde dans lequel elle s'inscrit ; elle révèle « la nature du monde dans la mesure où il est monde commun », selon l'expression d'Hannah Arendt 11. Elle y parvient par la constitution de fonds controversés, mue par la volonté de maintenir, coûte que coûte, une collection issue ou concernant les communautés. Ce qui traduit, au plus haut point, l'engagement du bibliothécaire dans la Cité, ici et maintenant. La constitution de la collection n'aurait aucun sens si elle ne traduisait pas précisément les divisions sociales et communautaires et, ainsi que l'affirme hautement son bibliothécaire, la tâche ultime est de mettre en rayons des documents que, dans notre for privé, nous réprouvons totalement.
Finalement, et c'est sans doute une des leçons que donne la Linen Hall Library, au milieu d'une communauté divisée, l'indépendance de la bibliothèque - garantie par ses membres et par ses biens - a un rôle plus déterminant pour la collectivité que les bibliothèques publiques. Non seulement la Linen Hall Library rassemble les morceaux de ce qui sera la mémoire de demain, mais - et c'est l'essentiel - les rend accessibles à l'homme de la rue qui, s'il le souhaite, peut pousser la porte et gravir l'escalier. Rien de comparable à l'accès aux services d'archives officiels, où certains documents sont interdits à la consultation pour plusieurs décennies.
Il ne faudrait pas en déduire que l'existence de la Linen Hall Library produit des effets décisifs sur la politique de l'Irlande du Nord. Simplement, ceux qui participent activement au développement des collections sont parvenus aujourd'hui - comme ce fut le cas hier - à l'emporter sur ceux pour qui l'engagement n'est pas de mise.
Une société dont les membres, pendant des années, se sont associés et ont tant écrit, tant imprimé, entretient un tel rapport avec elle-même que la NIPC devra, certainement, trouver de la place pour accueillir les documents à venir.
Cette hypothèse est confortée par quelques indices et, en premier lieu, l'attrait pour la matière imprimée. Les journaux disponibles en Irlande du Nord sont très nombreux : ceux publiés localement, les quotidiens irlandais et une quinzaine de quotidiens nationaux britanniques.
Il existe, en second lieu, de nombreux petits éditeurs qui, significativement, ont commencé leur activité au début des années 70, quelque temps donc après le début des Troubles. Naturellement, certains d'entre eux se sont spécialisés dans la publication d'essais politiques relatifs à la situation nord-irlandaise ou, plus généralement, à la réédition de textes liés aux antagonismes anglo-irlandais qui se manifestèrent ces trois derniers siècles 12.
Enfin, et c'est un signe qui paraît déterminant, d'autres éditeurs 13 ont également opté pour la littérature et la poésie, singulièrement riches en Irlande du Nord, ces dernières années. Les ouvrages de cette nature sont, on l'a vu, intégrés à la NIPC. Ils y sèment la dissension en ce sens que, selon un mode qui leur est propre, ils sont susceptibles de provoquer, à la lecture, une émotion capable de faire vaciller des certitudes trop établies.
On peut considérer, comme c'est le cas en Irlande du Nord, que le contexte du début des années 70 a marqué la fin d'une sorte d'Ancien Régime et que, depuis, en dépit de la situation présente - des morts et des souffrances -, un vent de liberté y souffle. Il affecte l'île dans son entier et rend lointains les temps rigoristes où la bigotry censurait Joyce et Beckett et les poussait à l'exil.
Littérature et politique ont partie liée. Il n'est pas indifférent que celle-là foisonne lorsque celle-ci est si présente. Abondent les récits d'individus, exprimant leurs convictions, pris entre plusieurs traditions et plusieurs cultures, tissant, rendant visible et faisant partager la complexité de la chair du social.
Juillet 1993