Les raisons de l'absence
Claude Poissenot
A partir de l'étude du taux d'abandon de la bibliothèque par les enfants, on cherche à mettre en évidence les facteurs à l'œuvre dans ce phénomène. On observe l'influence des ressources familiales et personnelles. Le milieu social d'origine fait office de filtre à travers lequel on étudie les effets des autres facteurs. La pérennité de l'engagement dans l'institution est mise en relation avec la pratique de la lecture. Enfin, l'abandon de la bibliothèque dépend du degré d'intégration des enfants en son sein.
Having studied the rate of « desertion » of public libraries by children, we would like to underline the causal factors of this phenomenon. We can observe the influence of family an personal resources. The social environment acts as a filter, through wich the effects of the factors are studied. The durability of the commitment in the institution is related to reading. Lastly, the desertion of public libraries depends on the integration of children in the institution.
Bei Untersuchung der Kinderquote, die die Bibliothek allmählich verlassen, können die Ursachen dieses Vorgangs ans Licht gebracht werden. Der Einfluß der Familien- und eigenen Hilfsmittel muß zuerst durchstudiert werden. Die soziale Umwelt der Kinder spielt hier die Rolle eines Filters, durch den die Wirkung der anderen Faktoren erwägt wird. Die Fortdauer des Bibliotheksbesuchs wird im Verhältnis zur Lesenpraxis untersucht. Die Verlassung der Bibliothek hängt endlich davon ab, wie stark die Kinder sich in deren Schoß eingefügt haben.
A l'automne 1991 a débuté une recherche portant sur le renouvellement de l'abonnement des enfants inscrits en bibliothèque municipale à Rennes 1. Nous proposons aujourd'hui de dresser un premier bilan des raisons de l'abandon de la bibliothèque. L'échantillon de cette enquête est constitué d'une « cohorte » de 715 enfants nés en 1980-81. Pourquoi une cohorte ? Parce que l'idée fondatrice de cette étude est d'observer une même génération de jeunes sur plusieurs années.
Quatre scénarios
Quatre scénarios principaux semblent résumer le devenir d'une population inscrite en bibliothèque : le renouvellement de l'abonnement dans la même bibliothèque (65 % des cas) ; le renouvellement de l'abonnement mais dans une autre annexe de la ville (6 %) ; la non-réinscription liée à une mobilité géographique (5 %) ; enfin, la non-réinscription malgré un maintien sur le lieu de résidence (24 %). L'abandon de la bibliothèque consécutif à un déménagement n'a pas la même signification que l'abandon dans une situation de stabilité géographique. Il nous a fallu, autant que faire se peut, tenter de discerner ces deux cas qui se présentent de la même façon par l'absence de renouvellement de l'abonnement 2. Ces quatre principaux scénarios n'ont pas la même occurrence statistique puisque les cas de déménagement ou de réabonnement dans une autre annexe de la ville représentent une part minime de l'ensemble des situations observées (7 %). Du point de vue de l'institution, sur 100 enfants de 10-11 ans inscrits, 71 restent en son sein un an plus tard et 29 la quittent.
Qui sont les enfants sortis de la cohorte ? En quoi se distinguent-ils de ceux qui y demeurent ? Quels sont les enfants particulièrement fragiles et concernes par l'abandon de la bibliothèque ? A quels autres enfants s'opposent-ils ? Pour répondre à ces questions, nous comparerons le taux d'abandon de la bibliothèque dans différentes sous-populations, soit la part des enfants ne s'étant pas réinscrits à la bibliothèque sans pour autant avoir changé de ville, à l'ensemble des enfants. Ce taux est-il le même chez les garçons et les filles, chez les enfants très bons ou moyens en français à l'école ? La réponse à ces questions nous permettra de mettre à jour des attributs associés à un fort risque d'« abandon » de la bibliothèque par les enfants. Rappelons que le terme d'« abandon » est ici employé avec la précaution qui s'impose, toute suspension d'inscription à la bibliothèque pouvant être provisoire. Mais, en tout état de cause, elle est un signe.
La mise en évidence des raisons de l'absence repose sur la confrontation des informations recueillies pour chaque enfant à l'automne 1991 au relevé de leur situation à la fin de l'année 1992. L'analyse des profils sociaux, des habitudes de lecture et des recours à la bibliothèque devrait permettre de cerner l'origine ou les origines de la non-réinscription un an plus tard.
La stabilité dans la fréquentation varie selon le rapport entretenu avec la bibliothèque, qui varie lui-même, on le sait, selon le milieu social d'origine des enfants. L'usage et l'évaluation de l'institution sont propres à chaque milieu social. Les enfants issus des classes moyennes sont les plus nombreux à avoir été inscrits avant cinq ans : ils s'approprient davantage que les autres l'espace de la bibliothèque. A l'inverse, les enfants de milieu populaire entrent à la bibliothèque quand ils sont plus âgés (à partir de 8 ans). En position intermédiaire, les enfants de milieu supérieur se distinguent des autres par une plus grande distance vis-à-vis de la bibliothèque : ce sont les plus rares à affirmer aimer beaucoup l'ambiance de la bibliothèque. La spécificité du rapport à la bibliothèque chez les enfants de milieu populaire, moyen et supérieur offre comme une trame à partir de laquelle nous observerons les effets du rapport à la lecture et de l'intégration à la bibliothèque sur l'espérance de stabilité en son sein.
Les ressources familiales et personnelles
En tant que pratique culturelle, la bibliothèque n'échappe pas aux déterminations sociales. L'inscription à la bibliothèque dépend du milieu social dans lequel vit l'enfant : la probabilité d'y être abonné augmente quand on s'élève dans la hiérarchie sociale (30 % en milieu populaire, 43 % en milieu moyen et 51 % en milieu supérieur) 3. L'inégalité des chances d'accès ne préjuge pas de celle des abandons. Au contraire, la sur-sélection des enfants de milieu populaire devrait se traduire par un niveau moindre de leur non-réinscription (cf. tableau 1). En d'autres termes, « atypiques » par rapport à d'autres jeunes de la même origine sociale, les enfants de milieu populaire inscrits en bibliothèques devraient y être plus « accrochés ». Ce n'est pas le cas.
L'origine sociale
La probabilité de sortir de la cohorte des enfants inscrits varie en effet selon le milieu social des parents. Le taux d'abandon est le plus fort chez les enfants de milieu populaire et supérieur et le plus faible chez ceux de milieu moyen. Les deux extrêmes de la hiérarchie se caractérisent par un taux d'abandon comparable, ils s'opposent au niveau intermédiaire. Les enfants de ce milieu social disposeraient dans ce lieu de ce qu'ils souhaitent : un lieu d'emprunt de livres dont la légitimité est garantie par l'institution. La bibliothèque favoriserait son appropriation par un public bien déterminé ; en conséquence, elle en détournerait les autres, c'est-à-dire les enfants de milieu supérieur et populaire.
Ces derniers trouveraient plus difficilement ce qu'ils attendent à la bibliothèque ; celle-ci serait perçue comme ne s'adressant pas à eux. Pour prendre un exemple, la presse populaire pour les jeunes ne se trouve pas dans les bibliothèques, y compris dans celles implantées dans les quartiers à forte population de milieu populaire. A certains enfants de milieu populaire, la bibliothèque fait peur : son cadre spatial, son système de classement, ses livres leur sont peu familiers. Cet espace est perçu comme étranger et ne s'adressant pas à eux. Ainsi, Ghislaine 4, inscrite malgré elle en même temps que ses frères aînés à la bibliothèque, n'y est allée qu'une fois avec une copine. Elle exclut absolument de s'y rendre seule et d'y séjourner. La bibliothèque semble constituer pour elle un moyen économique de s'approvisionner en livres scolaires et ne serait pas un lieu de flânerie ou de recherche documentaire. Inscrite par hasard, son abandon ne surprend guère puisque la pratique de la bibliothèque est dénuée de sens, étrangère à son univers familier.
Du côté des enfants de milieu supérieur, l'abandon de la bibliothèque aurait pour cause non plus la distance d'avec l'univers du livre mais, au contraire, la familiarité avec cet univers. Ces enfants ont davantage la possibilité d'acheter les livres. Les parents détiennent plus que les autres un gros fonds de livres et notamment pour enfants. Davantage présent, le livre bénéficie aussi d'une plus grande attention des mères. Elles surveillent les lectures de leurs enfants et en discutent plus souvent que les mères de milieu moyen ou populaire 5. La présence du livre au sein d'un environnement lecteur (les parents de milieu supérieur lisent davantage que les autres) crée les conditions d'une plus grande distance des enfants de ce milieu envers la bibliothèque. Les ressources mobilisables dans l'univers familial placent les enfants de milieu supérieur dans une situation de moindre dépendance vis-à-vis de l'institution. Les enfants de milieu moyen ne disposeraient pas d'une telle indépendance, la bibliothèque servirait à encadrer leurs pratiques de lecture.
Le niveau de diplôme
A l'instar du milieu social, le niveau de diplôme des parents ne joue pas un rôle univoque. La fonction associant le diplôme des parents au taux d'abandon des enfants n'est pas continue (cf. tableau 2).
Le taux d'abandon de la bibliothèque varie faiblement selon le niveau de diplôme des parents. Les enfants dont un parent possède au moins la licence abandonnent aussi souvent la bibliothèque que ceux dont les parents sont peu diplômés. Cette équivalence des chiffres ne doit pas conduire à conclure à l'identité des raisons de la non-réinscription. Dans un cas, les ressources familiales amènent une certaine distance vis-à-vis de la bibliothèque et dans l'autre, c'est la faiblesse des ressources familiales qui engendre l'abandon. L'examen de la fréquence des abandons selon le niveau de diplôme des parents confirme l'analyse suggérée dans le cas du milieu social. On remarque toutefois une particularité concernant les parents très fortement diplômés. Leurs enfants quittent légèrement moins la bibliothèque que ceux des parents un peu moins diplômés (20 % contre 27 %). On peut donc dire qu'un capital culturel élevé éloigne de la bibliothèque tandis qu'un capital culturel très élevé y ramène 6.
L'inscription des parents
Les ressources sociales et culturelles des parents conditionnent leur rapport à la bibliothèque : 54 % des parents de milieu moyen sont tous deux inscrits à une bibliothèque, contre 42 % des parents de milieu supérieur et 32 % de ceux de milieu populaire. L'inscription des parents en bibliothèque fait office de ressource pour les enfants, en ce que cela constitue un soutien à leur propre activité (cf. tableau 3).
Les enfants dont les deux parents sont abonnés à une bibliothèque sont placés dans une situation de plus grand encadrement. Se rendre à la bibliothèque acquiert une évidence et un sens différent. Le taux d'abandon de la bibliothèque par des enfants ayant des parents inscrits est nettement plus faible que celui des enfants dont aucun ou un seul des parents est inscrit. Quand la bibliothèque est une activité partagée par les deux parents, les enfants sont moins tentés de s'en détourner. Cette relation s'observe dans tous les milieux sociaux, l'inégalité des chances des enfants d'avoir leurs deux parents inscrits n'est pas redoublée par une inégalité des effets associés à cette ressource. Quel que soit le milieu social, les enfants ne disposant d'aucun parent inscrit (ou d'un seul) abandonnent plus fréquemment la bibliothèque que les autres.
La situation scolaire
La place qu'occupent les enfants dans l'école varie selon les ressources sociales et culturelles de leurs parents. Les jeunes de milieu populaire ont plus souvent redoublé que ceux de milieu supérieur. Le rapport des enfants à l'école ne conserve pas les marques de son origine, le capital scolaire appartient aux enfants. Quelle fonction remplit la bibliothèque, celle d'accumulation des ressources scolairement validables, celle de rattrapage scolaire ? En quoi le rapport des enfants à l'école explique-t-il la fréquence de leur abandon ?
L'amour de l'école et l'estimation par les enfants de leur niveau scolaire fournissent deux éléments permettant de saisir leur rapport à l'école. Le goût pour l'école dépend en partie des ressources scolaires, mais il est aussi une condition de leur accumulation. L'amour de l'école va de pair avec un abandon plus rare de la bibliothèque. Quel que soit le milieu social, les enfants déclarant aimer beaucoup l'école sont les plus nombreux à prolonger leur abonnement à la bibliothèque. Le goût pour l'institution scolaire prémunit les enfants contre un désengagement de la bibliothèque. De la même façon, les enfants se déclarant très bons élèves abandonnent moins souvent la bibliothèque que les autres. Les enfants en bons termes avec l'école ont intégré la bibliothèque comme pratique évidente. Cette relation se vérifie à peine en milieu populaire, faiblement en milieu supérieur et très fortement en milieu moyen (seuls 2 % des très bons élèves de ce milieu ont abandonné la bibliothèque). Dans ce milieu social, l'association entre école et bibliothèque est particulièrement forte. La bibliothèque est assimilée à un prolongement de l'école, elle fait office de soutien et renvoie au fort investissement dans l'école, caractéristique de ce milieu social. En milieu supérieur, la bibliothèque se révèle moins indispensable aux très bons élèves, ils en dépendent moins.
Le goût du français
Le rapport à l'école se révèle déterminant dans l'« espérance de vie » des enfants au sein de la bibliothèque. Le lien institutionnel ne doit pas masquer une autre proximité, « thématique ». La bibliothèque et l'enseignement du français partagent un corpus commun d'œuvres littéraires valorisées. Les « très bons » élèves en français à l'école quittent-ils la bibliothèque aussi souvent que les « moyens » ou les « faibles » ? (cf. tableau 4).
La perception du jugement de soi en français à l'école influe fortement sur les probabilités de réinscription des enfants en bibliothèque l'année suivante. Les « très bons » élèves en français abandonnent la bibliothèque moins souvent que les autres enfants. L'école joue ici un rôle de reconnaissance identitaire : être désigné comme très bon élève en français, c'est rendre possible la définition de soi comme « littéraire ». Reconnu comme très bon en français, l'élève peut se constituer une identité de très bon élève en français, dépositaire d'une culture scolaire au double sens d'un contenu, d'un corpus d'œuvres reconnues par l'institution, et d'une forme, d'une compétence littéraire. Cette image de soi implique un certain engagement dans la pratique de la lecture et une certaine familiarité avec la littérature 7. La fréquentation de la bibliothèque se nourrit de cette image de soi et en rend difficile l'abandon. Les enfants de milieu supérieur seraient moins sensibles à cette reconnaissance ou plus précisément, elle se traduit moins par une protection contre la non-réinscription. Les très bons élèves en français de milieu supérieur ne se réinscrivent pas en bibliothèque dans 21 % des cas, contre 8 % en milieu populaire et 5 % en milieu moyen.
A l'inverse, la représentation de soi comme « mauvais » en français induit un type de rapport tout à fait particulier à la lecture. Dès lors, la lecture se charge d'une dimension utilitaire, elle sert à « améliorer son français », au risque de se heurter à la représentation de cette activité comme devant être vécue « sous le mode de la liberté et du loisir » 8 .
Lire ou aimer lire
La lecture comme outil essentiel pour sortir d'une situation de difficultés en français suppose un engagement dans la lecture. Mais, faut-il encore aimer lire ! Aline ponctue tout l'entretien de « j'aime pas lire », comme pour se justifier : elle n'aurait pas reçu la grâce de l'amour de la lecture, elle n'est pas responsable : «... moi je trouve ça quand même bien de lire, mais bon ben.. j'aime pas, bon ben, c'est comme ça, mais on peut rien y faire, mais si j'ai... Si j'aimais lire, ça serait bien, comme ça je pourrais améliorer mon français puis euh... je crois que... on apprend à s'exprimer aussi en lisant » (Aline, 11 ans).
Dans ce contexte, le livre se réduit très largement à sa dimension scolaire, le reste n'est que futilité. S'apprêtant à vendre une partie de ses livres, elle justifie sa sélection : « comme j'aime pas lire, je vais garder uniquement les livres qui sont vraiment utiles pour l'école ». Si la bibliothèque comporte des livres utiles pour l'école, tous ceux présents dans son fonds ne le sont pas nécessairement. La fréquentation de la bibliothèque ne s'impose plus et devient presque irrationnelle, puisque le risque est d'emprunter des livres perçus comme sans intérêt scolaire, alors que, dans ces conditions, seule la lecture scolaire est acceptable. Aline se méfie des injonctions de ses parents à lire, elle s'entoure de garanties sur l'utilité scolaire de sa lecture. Elle fait confiance à son professeur (« si vraiment il servira pour l'école, mon prof me demandera de le lire ») et dans une moindre mesure à son frère aîné qui a fréquenté le même collège. La lecture est une chose suffisamment pénible pour que les efforts qui l'accompagnent ne soient pas vains, il faut être absolument certain de son utilité scolaire pour qu'un livre soit entamé. La logique de constitution du fonds de la bibliothèque n'étant qu'accessoirement scolaire, on comprend qu'Aline ne se soit pas réinscrite, elle pour qui la lecture est exclusivement de nature scolaire. Au cœur du lien entre type d'élèves en français et pérennité de l'engagement dans la bibliothèque se trouve la question du statut du livre et de la lecture.
L'école et le français
Le jugement en français n'est qu'un sous-ensemble du jugement global sur le type d'élève à l'école. Nous confronterons la perception de ces jugements, l'un global, l'autre spécialisé. Quel jugement domine l'autre et en quoi cela contribue-t-il à expliquer l'abandon de la bibliothèque par les enfants ? Se déclarer très bon en français et moyen à l'école équivaut-il à s'affirmer moyen en français et très bon à l'école ? Nous distinguerons ainsi les enfants dont le jugement en français est égal au jugement global (68 % des cas), ceux qui se disent meilleurs à l'école qu'en français (20 %) et ceux qui s'affichent meilleurs en français qu'à l'école (11 %) (cf. tableau 5). Cette construction permet de faire disparaître le doute sur l'hétérogénéité des façons de se sentir jugé entre élèves au profit d'une logique interne aux jugements de soi.
Les enfants qui s'affirment meilleurs en français qu'à l'école abandonnent moins souvent la bibliothèque que les autres enfants. Quand le jugement global prime ou équivaut au jugement spécialisé en français, la pérennité de l'engagement des enfants dans la bibliothèque est plus fragile. Quand le français contribue plus que le reste à la définition du niveau scolaire global, il prend une place centrale dans la définition scolaire de soi. L'inscription en bibliothèque fait alors partie des attributs de ce type d'enfants et rend plus difficile l'abandon de la bibliothèque. Inversement, si le français contribue à rabaisser le niveau scolaire global de soi, la bibliothèque n'est pas amenée à jouer un rôle important dans la définition scolaire de soi, ce sont d'autres disciplines qui jouent ce rôle de valorisation de soi (par exemple les mathématiques).
François est dans cette situation ; c'est un bon élève, notamment en maths, mais pas en français où il se définit comme « une grosse brêle », « un nul » : « En maths, je suis tout le temps le premier, en français, je suis dans les... dans les dix premiers mais ça me coule un peu ». Ses parents et notamment sa mère l'incitent fortement à lire « pour améliorer son français ». François est conscient de l'enjeu : « Si j'étais bon en français, après, je serais facilement premier de la classe ». François ne s'est pas réinscrit en bibliothèque, mais l'objectif de progresser en français n'est pas évacué et la mère veille aux lectures de son fils. Les livres qu'elle lui donne à lire (Les Trois mousquetaires, le Vieil homme et la mer) ne lui disent rien, il n'a pas envie de s'y lancer et se rassure en écoutant ses frères qui ont connu la même situation : « Le Vieil homme et la mer, t'inquiète pas, c'est super et tout ». L'abandon de la bibliothèque par François s'accompagne d'une incitation maternelle à la lecture, favorisée par l'expérience antérieure de ses frères.
La place du français dans le jugement scolaire de soi intervient sur l'espérance de durée d'inscription en bibliothèque. La primauté du français place la bibliothèque comme un élément constitutif du « bon élève » dans cette discipline. A l'inverse, les enfants pour qui le français contribue autant ou moins que le reste à leur jugement scolaire global abandonnent plus facilement la bibliothèque, elle joue un rôle moindre dans leur définition en tant qu'élève.
L'identité sexuelle
La population de notre cohorte est à majorité féminine puisque les garçons ne représentent que 40 % de l'ensemble. La bibliothèque serait un espace plutôt féminin, sans doute en partie parce que l'objet (le livre) et la pratique (la lecture) qui la fondent sont plus fréquents chez les filles que chez les garçons. Avec le temps, que devient le marquage sexuel de la bibliothèque ? Les filles abandonnent-elles la bibliothèque plus, moins ou aussi souvent que les garçons ? (cf. tableau 6).
Les garçons de milieu populaire sont les plus nombreux à sortir de la cohorte. Avec l'âge, la bibliothèque tend à se féminiser et les garçons qui y restent proviennent moins souvent de milieu populaire : sur 100 garçons restant inscrits, 28 sont de milieu populaire, alors que ces derniers représentaient un tiers de l'échantillon initial. Les garçons de milieu populaire désertent un lieu à forte représentation féminine. Les filles sont plus nombreuses et viennent plus souvent à la bibliothèque ; de plus les bibliothécaires des lieux concernés sont toutes des femmes. La bibliothèque est un espace plus spécifiquement féminin et, à ce titre, détourne certains garçons. Ils ne trouvent pas dans ce lieu un cadre leur permettant d'affirmer leur identité sexuelle. Pour les garçons de milieu populaire, la bibliothèque revêt un enjeu identitaire. La fréquentation de cette institution nuirait à leur identité sexuelle ; ils n'y trouveraient pas la validation souhaitée. La lecture et a fortiori la fréquentation de la bibliothèque ne sont pas très bien perçues par les garçons de milieu populaire : « J'ai des copains, ils lisent pas, mais quand ils me voient lire, ils me disent que je suis bête de lire. Mais moi, je suis sûr qu'ils sont plus bêtes que moi » (Sébastien, 10 ans).
S'il veut lire sans que ses copains le stigmatisent, Sébastien est conduit à lire hors de leur présence. Devant l'insistance de la contrainte des pairs, il est obligé de la nier avec force (« Eux ils lisent pas, alors ils croient que personne peut lire, mais... ils se trompent quoi ») ce qui confirme paradoxalement son existence. La résistance qu'il oppose à cette contrainte trouve son explication dans son univers familial. Son père est concierge d'une école primaire, sa sœur est en passe de devenir professeur d'histoire-géographie. La double référence de Sébastien à un milieu populaire et à un monde où la légitimité de la culture est reconnue le pousse à refuser la définition qui lui est proposée de la lecture comme s'opposant à l'amusement. Ainsi, le détour par les représentations symboliques de la lecture permet de comprendre le retrait des garçons de ce milieu social de la bibliothèque.
En milieu moyen ou supérieur, la légitimité de la bibliothèque et de la lecture limite les effets de la féminisation de ces activités. La charge identitaire de la pratique de la bibliothèque est alors moins grande. De plus, en milieu supérieur, les parents prennent en charge la fréquentation de leurs garçons en les accompagnant plus souvent que les filles (56 % contre 39 %). Le soutien parental à cette pratique limite la possibilité qu'ont ces garçons d'abandonner la bibliothèque.
Lecture et bibliothèque
La pratique de la bibliothèque et son abandon sont liés au rapport des enfants à la lecture. Reste à déterminer la nature du lien entre ces deux éléments. Chercher les raisons de la non-réinscription en bibliothèque dans les modalités et circonstances de la lecture revient à poser la question de la fonction que remplit cette institution. Les enfants abandonneraient la bibliothèque parce qu'elle ne serait plus nécessaire ou ne serait plus soutenue par la pratique de la lecture. Il faut donc trouver dans les comportements de lecture des indices rendant intelligible l'abandon de la bibliothèque.
L'observation de l'effet des évolutions des pratiques de lecture des enfants selon leur milieu social donne lieu à deux formes de non-réinscription.
La bibliothèque, soutien à la lecture cultivée
La façon dont lisent les enfants de milieu moyen et populaire produit les mêmes effets sur la fréquence de non-réinscription. La différence de milieu social ne doit pas masquer les proximités notables de l'incidence du rapport à la lecture sur la durée de fréquentation de la bibliothèque.
Chez les enfants de milieu moyen et populaire, un fort investissement temporel dans la lecture est associé à une moindre fréquence de l'abandon de la bibliothèque (cf. tableau 7). En milieu populaire, la relation est décroissante et continue : plus on lit (au moment de l'enquête), moins on abandonne la bibliothèque un an plus tard. En milieu moyen, on observe un seuil : les gros et moyens lecteurs s'opposent aux petits lecteurs par un abandon plus rare. Ces enfants fréquenteraient la bibliothèque d'autant plus qu'ils liraient. La lecture alimenterait, justifierait leur pratique de la bibliothèque. Indispensable, la lecture doit aussi être vécue dans le registre de l'enchantement, du plaisir. Les enfants de milieu moyen qui disent lire par plaisir quittent la bibliothèque moins souvent que ceux faisant état d'une contrainte. En milieu populaire, les enfants choisissant la lecture en premier ou second loisir abandonnent la bibliothèque deux fois moins souvent (14 % contre 28 %) que ceux préférant un autre loisir. Le plaisir de lire « immunise » les enfants contre l'abandon de la bibliothèque.
La dernière caractéristique des enfants « fidèles » à la bibliothèque concerne la nature de leurs lectures. Les enfants de milieu moyen ou populaire, dont la lecture la plus récente est un roman, ou qui déclarent préférer ce type de livre, ont moins souvent abandonné la bibliothèque que les autres. La lecture romanesque est ici gage de pérennité de l'engagement des enfants dans la bibliothèque.
Au total se dessine un profil particulier d'enfants de milieu populaire et moyen restant à la bibliothèque. La lecture est ici intensive, intériorisée et vécue comme un plaisir, elle se porte vers un certain type de livre : les romans. La bibliothèque sélectionnerait les « bons » lecteurs au sens d'une assez grande intensité et de lectures jugées de qualité. Hors de ce profil, les enfants ne trouveraient pas leur place dans la bibliothèque. Dans ce modèle, les enfants de milieu moyen et populaire verraient dans la bibliothèque un soutien à un type de lecture cultivée. Les enfants percevraient la bibliothèque comme une sorte de prolongement de l'école et de l'enseignement du français. On a d'ailleurs vu que les enfants de milieu moyen et populaire qui se déclarent bons, moyens ou faibles à l'école ou en français abandonnent nettement plus souvent la bibliothèque que les autres. Le rapport à la lecture déciderait du rapport à l'école et par voie de conséquence à la bibliothèque. Tout décrochage à la base se répercuterait sur les deux autres institutions.
La bibliothèque, outil de lecture buissonnière
Le profil de lecture des enfants de milieu supérieur renouvelant le plus leur abonnement contraste assez fortement avec celui des enfants de milieu moyen ou populaire.
Le niveau d'engagement des enfants dans la lecture ne modifie pas la fréquence de leur non-réinscription. Le fort investissement temporel ne se traduit pas par un faible taux de non-réinscription. Tout se passe comme si, à un certain niveau de lecture, les enfants se rendaient autonomes de la bibliothèque et comme si, en dessous d'un autre niveau, il leur était impossible de quitter la bibliothèque. Les enfants de ce milieu social se verraient accorder la permission de sortie de la bibliothèque par leurs parents, à condition de faire preuve d'un fort engagement dans la lecture. Les raisons de lire confirment cette ambiguïté : les enfants déclarant lire parce qu'ils y sont obligés n'abandonnent pas plus souvent que ceux qui disent lire par plaisir. La lecture/contrainte n'est pas davantage associée à l'abandon de la bibliothèque que la lecture/plaisir.
En matière de goût pour les différents types de livres, la préférence pour les romans ne produit aucun effet sur la pérennité de l'engagement dans la bibliothèque. En revanche, les amateurs de bandes dessinées abandonnent moins souvent la bibliothèque que les autres (22 % contre 35 %). La « bédéphilie » incite les enfants à rester au sein de la bibliothèque alors que le goût pour la lecture romanesque ne possède pas cette vertu. Les parents de milieu supérieur n'attribuent pas la même valeur à ces deux types de livres. La valorisation du roman facilite l'acquisition de ce type de livres et rend facultative l'approvisionnement à la bibliothèque. En revanche, la bande dessinée (surtout si elle prend la forme d'une passion exclusive) fait l'objet d'une certaine dévalorisation, perceptible à travers le fait que les parents incitent peu leurs enfants à en lire. Dès lors, l'approvisionnement en bandes dessinées ne suit peut-être pas la demande et rend complémentaire l'utilisation de la bibliothèque. C'est l'apport en bandes dessinées qui créerait les conditions d'un maintien des enfants de milieu supérieur dans la bibliothèque. Celle-ci permet une lecture « buissonnière », hors des sentiers scolaires, mais dans certaines limites toutefois, puisque le nombre de bandes dessinées que les enfants peuvent emprunter est restreint à deux, ce qui rassure peut-être un peu les parents.
La pérennité de l'engagement des enfants de milieu supérieur dans la bibliothèque ne tient pas à leur degré d'engagement dans la lecture, mais à la forme de ce dernier. La lecture romanesque se différencie de l'association à la fréquentation de la bibliothèque et les petits lecteurs ont tendance à y rester, leur non-réinscription étant refusée par leurs parents. Contournant la définition cultivée de la bibliothèque, une partie des enfants lui reste « fidèle » et s'en sert comme source d'approvisionnement en bandes dessinées. Tout ceci ne signifie pas que disparaît un usage de la bibliothèque comme source de lecture de romans, mais qu'on ne doit pas espérer de ce dernier qu'il fonde de durables habitudes de fréquentation de l'institution.
L'abandon ou non de la bibliothèque prend son sens dans la pratique de la lecture. La multiplicité des usages possibles de la bibliothèque se réduit à un nombre limité lorsqu'on met en regard les pratiques de lecture des enfants. L'abandon de la bibliothèque est intelligible à travers les comportements de lecture des enfants.
L'intégration des enfants à la bibliothèque
L'utilisation de la bibliothèque est déterminée par les ressources familiales et personnelles dont disposent les enfants. Mais à l'intérieur d'un même milieu social, on peut chercher à déterminer l'influence de l'intégration des enfants dans la bibliothèque sur les probabilités qu'ils ont de l'abandonner. L'intensité de l'intégration à la bibliothèque peut être cemée grâce à quatre critères : la précocité de l'inscription, la familiarité avec la bibliothèque, la sociabilité de la visite et l'évaluation de la bibliothèque.
La précocité de l'inscription
La précocité de l'inscription mesure l'espace de temps durant lequel la bibliothèque figure comme un lieu public que l'on souhaite fréquenter. Cette histoire de la fréquentation de la bibliothèque peut ne pas être continue, mais la précocité de l'inscription renseigne sur l'ancienneté de l'intégration dans la bibliothèque.
La fréquentation précoce de cette institution n'est pas neutre puisqu'elle est associée à une visite plus souvent accompagnée d'au moins un parent. Si le fait d'avoir été inscrit jeune (avant d'entrer en primaire) à la bibliothèque a pour conséquence d'être plus souvent accompagné d'un de ses parents, on peut se demander si cela ne se répercute pas sur les probabilités d'abandonner l'institution. Une intégration précoce et d'inspiration familiale facilite-t-elle la non-réinscription ou au contraire la pérennité de l'engagement dans la bibliothèque (cf. tableau 10) ?
La précocité de l'inscription en bibliothèque préserve les enfants contre l'abandon. A l'inverse, ce sont les enfants abonnés de plus fraîche date à la bibliothèque qui la quittent le plus souvent. Plus les enfants sont inscrits tard, plus tôt ils la quittent. L'« espérance de vie » des enfants dans la bibliothèque dépend de leur accoutumance à ce lieu. Habitués et plus souvent accompagnés de leurs parents, ces enfants ont intégré la bibliothèque dans leurs activités et ne la quittent donc pas, parce qu'ils en ont intériorisé la fréquentation ou sont contraints par leurs parents à demeurer dans cet espace.
L'influence de la précocité de l'inscription sur la pérennité de la fréquentation de la bibliothèque se révèle plus forte en milieu populaire où elle est plus rare. Ces enfants inscrits alors qu'ils n'avaient pas 5 ans font office d'exception dans ce milieu social, à un tel point qu'ils se distinguent fortement des autres par la faiblesse de leur niveau d'abandon. Elément d'une stratégie familiale visant à sortir de sa condition, la bibliothèque serait un passage obligé pour effectuer cette rupture. En milieu moyen et supérieur, la précocité de l'inscription ne prendrait pas cette dimension et se traduirait seulement par une plus grande accoutumance à la bibliothèque.
La familiarité avec la bibliothèque
Le fait d'être accoutumé à l'existence et (peut-être) à la fréquentation de la bibliothèque protège les enfants contre la non-réinscription. Le poids des habitudes s'affirme par l'ancienneté des visites mais aussi par leur fréquence. La question est de savoir si la fréquence des visites déclarée au moment de l'enquête influe sur les probabilités de se réinscrire en bibliothèque un an plus tard.
La familiarité induite par la fréquence des visites n'a pas les mêmes conséquences selon le milieu social où on l'observe (cf. tableau 11). En milieu moyen et populaire, le fait de venir très souvent (au moins une fois par semaine) ou souvent (une fois tous les 15 jours) à la bibliothèque diminue les risques de l'abandonner. Se forgerait là un « capital de familiarité » 9, incompatible avec la non-réinscription en bibliothèque. En milieu supérieur, la fréquence des visites est indépendante de l'intensité de non-réinscription des enfants. Dans cet espace social, la familiarité ne jouerait pas un rôle de capital ou de richesse différenciant les enfants selon leur propension à la non-réinscription. Dans ce milieu social, les enfants disposent d'autres ressources (livres, compétence culturelle, revenus) qui masquent l'effet de la fréquence des visites. De plus, les enfants qui ne se rendent que rarement à la bibliothèque viennent plus souvent en compagnie d'au moins un de leurs parents, ils n'ont peut-être pas la possibilité de ne plus aller en bibliothèque.
La demande de conseils constitue une étape supplémentaire de la familiarité avec la bibliothèque (cf. tableau 12). Il ne s'agit plus de la familiarité par rapport à l'espace de la bibliothèque, mais par rapport à son personnel. Pour demander conseil à la bibliothécaire, il faut faire preuve d'assurance en même temps que d'une certaine compétence puisqu'il faut formuler sa demande de façon à être compris. Ce recours au personnel de la bibliothèque n'est pas lié au milieu social d'origine, comme si, à cause de l'âge, ou grâce au travail des bibliothécaires, les enfants étaient placés en situation d'égalité. Reste à voir si l'indifférenciation dans la fréquence des demandes de conseil s'accompagne d'une identité des effets sur les probabilités d'abandonner la bibliothèque.
En milieu populaire, la familiarité qui conduit les enfants à demander ne préserve pas de l'abandon. Familiers ou non, les enfants de ce milieu social quittent avec la même fréquence la bibliothèque. En milieu moyen et supérieur, l'aisance que signale la demande de conseils à la bibliothécaire protège les enfants contre l'abandon de la bibliothèque. Mais, alors que cet effet est limité au recours fréquent ou occasionnel en milieu moyen, il s'étend au recours rare en milieu supérieur. Le fait d'être issu d'un milieu social plus élevé élargit l'influence de la familiarité sur la non-réinscription jusqu'aux enfants qui déclarent recourir rarement à la bibliothécaire. Ces enfants se distinguent de ceux qui n'y ont jamais recours par le simple fait qu'ils n'excluent pas cette idée.
L'effet de la demande de conseils sur les probabilités d'abandon de la bibliothèque dépend du milieu social où elle s'observe. Cette forme de familiarité protège de la fuite les enfants plutôt déjà « riches ». Les enfants de milieu populaire ayant souvent recours à la bibliothécaire ne touchent pas les dividendes de leur familiarité, comme s'il fallait que l'aisance prenne un sens d'acte culturel qui n'a pas cours dans ce milieu social. Familiarité des visites et familiarité des conseils ont en commun de ne pas être utiles systématiquement à tous les enfants, indistinctement de leur milieu social. La familiarité liée à la fréquence des visites ne produit pas d'effet protecteur contre l'abandon en milieu supérieur et celle liée à la demande de conseils n'en produit pas en milieu populaire. Dans les deux cas, la familiarité ne trouverait pas dans le milieu social un écho tel qu'elle se transformerait en élément facteur de limitation des non-réinscriptions en bibliothèque. En milieu moyen, ces deux dimensions de la familiarité seraient reconnues comme signe d'un engagement dans la bibliothèque et, à ce titre, limiteraient le taux d'abandon des enfants dans cette situation. Le cumul de ces deux formes de familiarité expliquerait pour partie au moins la relative faiblesse de l'intensité des non-réinscriptions dans ce milieu social.
La sociabilité de la visite
Dans le questionnaire passé à l'automne 1991, les enfants devaient indiquer avec qui ils s'étaient rendus à la bibliothèque lors de leur dernière visite. Le cadre de sociabilité de la visite est un indicateur de l'autonomie de la démarche et de l'intégration des enfants à la bibliothèque. La visite en compagnie de frère(s) ou sœur(s) ou d'au moins un parent renvoie à une pratique soutenue, voire dirigée. Ces différences dans l'intégration à la bibliothèque se traduisent-elles par des écarts dans les probabilités d'abandonner l'institution ? (cf. tableau 13).
Un même cadre de sociabilité de la visite a des effets opposés sur les probabilités d'abandonner la bibliothèque selon le milieu social où on l'observe. En milieu moyen et populaire, le fait de venir tout seul protège les enfants contre la non-réinscription, alors qu'en milieu supérieur, ces enfants sont les plus nombreux à quitter la bibliothèque. Dans un cas, la visite en solitaire est signe d'une autonomie conquise, notamment contre l'univers environnant en milieu populaire. Dans l'autre, la visite en solitaire correspond à une absence de sociabilité. A l'isolement salvateur s'oppose la visite solitaire, signe de l'absence d'intégration à la bibliothèque ou d'un repli hors de cet espace collectif.
La visite en compagnie d'au moins un membre de la fratrie se traduit par un niveau élevé de non-réinscription dans tous les milieux sociaux et surtout en milieu populaire. Ce mode de visite indique une grande dépendance vis-à-vis des frères ou sœurs aînés. Par exemple, Aline explique les circonstances de ses visites : « Tous les mercredis, quand j'allais au caté, comme c'était sur ma route (...) en revenant, ben j'y allais, puis je rejoignais mon frère à la bibliothèque ». Sa fréquentation de la bibliothèque était directement liée à la présence de son frère. Ne s'étant pas réinscrite, elle ne peut plus aller à la bibliothèque, car elle exclut la visite en solitaire, ne s'entend pas avec sa mère ; quant à ses copines, elles lui ressemblent, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas des enthousiastes du livre et de la lecture. Sa non-réinscription est liée à celle de son frère en ce qu'elle dépendait de lui pour ses visites, qu'elle ne pouvait concevoir autrement. Ce mode d'explication est valable pour les visites en compagnie de parent(s) : l'arrêt du soutien parental aux visites enfantines provoque l'arrêt de la fréquentation de la bibliothèque. Dans les deux cas, l'abandon résulte de l'incapacité à remanier le mode de visite quand un cadre de sociabilité disparaît.
En milieu moyen et populaire, la visite « active », résultante d'une initiative de l'enfant est gage de pérennité de l'engagement à fréquenter la bibliothèque. Les enfants s'approprient la bibliothèque par des visites avec des amis ou en solitaire et c'est cette intégration à l'institution qui les préserve de la non-réinscription. En milieu supérieur, la préservation contre l'abandon résulte de l'appropriation de la bibliothèque dans le cadre de relations amicales ou d'un soutien parental à cette pratique.
L'évaluation de la bibliothèque
La fréquence des visites et la demande de conseils renvoient à une intégration « objective », puisqu'elle est liée à la pratique de la bibliothèque. Le jugement que portent les enfants sur l'institution fait davantage référence à une intégration « subjective » : il fait état de leur appréciation personnelle du lieu. Apprécient-ils l'ambiance de la bibliothèque ? Souhaiteraient-ils que des changements interviennent en son sein ?
En milieu populaire, la neutralité du jugement des enfants favorise le plus fort taux d'abandon. Ceux qui aiment beaucoup, ou un peu, ou pas du tout l'ambiance de la bibliothèque la quittent moins souvent que ceux qui l'aiment assez. De la même façon, la formulation de revendication ou l'absence de souhait de changement opposent les enfants qui les expriment à ceux qui ne répondent pas à la question (cf. tableau 15). Ce qui compte, ce n'est pas tant qu'ils se plaisent ou non dans la bibliothèque, mais plutôt qu'ils s'intègrent par conformité ou opposition dans la vie de la bibliothèque. L'« apathie » 10 dont ils feraient preuve se traduirait un an plus tard par leur « défection » 11. Moins intégrés à la vie de l'institution, ces enfants sont plus fragiles et la quittent plus fréquemment. Dans ce milieu social, l'engagement dans l'institution (pour ou contre) protège de l'abandon.
En milieu supérieur, les mêmes causes entraînent des effets opposés. L'engagement positif ou négatif dans la vie de la bibliothèque conduit plus souvent les enfants à l'abandonner que l'absence d'engagement. Tout se passe comme si la longue espérance de fréquentation de la bibliothèque par ces enfants « apathiques » tenait à un rapport d'évidence avec ce lieu, excluant son évaluation. Reste qu'il faut nuancer, puisque les enfants qui n'aiment pas l'ambiance de la bibliothèque la quittent plus souvent que les autres. L'intégration subjective à la bibliothèque se scinde en deux : d'une part, celle qui s'appuie sur l'institution, et d'autre part, celle qui repose sur l'appréciation de l'ambiance qui y règne. La non-réinscription des enfants de milieu supérieur dépendrait davantage de la seconde forme que de la première. En milieu moyen, c'est le souhait de changement, « la prise de parole » 12 qui se transforme le plus en abandon un an plus tard. En revanche, les enfants de ce milieu social qui déclaraient aimer beaucoup ou assez l'ambiance de la bibliothèque, la quittent davantage que ceux qui ne s'y plaisaient pas.
L'intégration subjective à la bibliothèque ne produit pas les mêmes effets sur l'espérance de fréquentation de l'institution selon le milieu social d'origine des enfants. En milieu populaire, les deux formes d'intégration protègent de l'abandon. L'absence de revendications de changements dans la bibliothèque et d'amour de l'ambiance préserve les enfants de milieu moyen. Enfin, l'« apathie » et l'amour de l'ambiance tendent à limiter la fréquence des abandons en milieu supérieur. L'effet de l'évaluation de l'institution sur le taux de non-réinscription confirme le rapport des enfants à la bibliothèque selon leur milieu social. Le rapport des enfants de milieu supérieur avec la bibliothèque se caractérise par la distance et l'on observe que c'est l'« apathie » qui les préserve le mieux de l'abandon. L'appropriation de la bibliothèque par les enfants de milieu moyen est confirmée par le fait que ceux qui n'indiquent aucun souhait de changement lui restent davantage fidèles que ceux qui émettent des revendications. L'exclusion des enfants de milieu populaire de la bibliothèque est perceptible dans leur nécessaire engagement (négatif ou positif) dans la bibliothèque pour avoir plus de chances de s'y réinscrire. L'effet du jugement que les enfants portent sur la bibliothèque est médiatisé par la relation qu'ils entretiennent avec l'institution, elle-même fonction du milieu social dont ils sont issus. L'effet de l'évaluation de la bibliothèque par les enfants selon leur milieu social renvoie au rapport qu'ils entretiennent avec l'institution.
Le sens de l'abandon
L'abandon de la bibliothèque par les enfants revêt des significations différentes selon leur origine sociale. La non-réinscription des enfants de milieu moyen et populaire se nourrit d'une faible intégration et d'une mise à l'écart d'une certaine forme de lecture. L'abandon de la bibliothèque renverrait à un type particulier de rapport à la culture. La lecture cultivée et l'aisance dans l'usage de la bibliothèque garantiraient une plus longue espérance de fréquentation de l'institution que la distance vis-à-vis de ces deux pratiques. L'intégration à la bibliothèque et à ses représentations de l'activité de la lecture fournit aux enfants une légitimité qui les détourne de l'abandon. La bibliothèque soutient une forme de lecture dont l'appropriation par les enfants de milieu moyen et populaire signifie leur appartenance à l'univers de la culture qu'elle symbolise.
En milieu supérieur, l'abandon est indépendant de l'intensité de l'engagement dans la lecture. Ces enfants sont en situation de moindre dépendance vis-à-vis de la bibliothèque pour mener leur activité de lecture. Le contexte familial leur fournit les conditions d'une autonomie de leur pratique à l'égard de la bibliothèque. Les enfants qui viennent seuls se réinscrivent moins souvent que les autres, lecteurs de romans, l'importance du fonds familial leur permettant de s'y approvisionner. La pratique culturelle de la lecture passe moins par la bibliothèque. Les enfants de milieu supérieur se distinguent des autres par la réinterprétation qu'opèrent certains d'entre eux dans l'usage de la bibliothèque. Le réseau amical développe la lecture de bandes dessinées : « La plupart du temps, j'empruntais des BD qu'on me conseillait parce que j'avais beaucoup de copains qui revenaient, que je croisais, qui revenaient de la bibliothèque, qui me disaient : " tiens, t'as vu, j'ai ramené une BD, elle est vachement bien ". Tout le monde me disait qu'il fallait que je la prenne : " si j'étais toi, j'irais la prendre... " » (Geoffroy, 11 ans). La fréquentation de la bibliothèque ne prend plus le sens exclusif d'une forme d'adhésion à la lecture de type cultivée, mais au contraire, ces enfants utilisent la légitimité de l'institution pour opposer une forme alternative de lecture.
La bibliothèque est un lieu où s'affrontent des définitions du livre et de la lecture défendues par différents acteurs (parents, enfants, bibliothécaires) selon leurs propres contraintes et représentations.
Mai 1993