Lire en Amérique
Paris : Institut d'études anglophones de l'université Paris VII-Denis Diderot, 1992. -174 p. ; 21 cm. - (Cahiers Charles V ; n° 14.)
ISBN 2-902937-14-8 : 70 F.
La revue de l'Institut d'études anglophones de l'Université Paris VII nous livre ici, avec ce numéro spécial, une partie des communications d'un colloque organisé, en 1991, par le Centre interdisciplinaire de recherches nord-américaines (CIRNA) de cette même université.
Auteur, éditeur, lecteur
N'attendons donc pas de ce recueil une étude synthétique sur la lecture américaine, ses données statistiques ou ses points forts ou faibles : les articles sont fort divers et renvoient à des intérêts assez divergents. Cependant une certaine problématique commune peut être dégagée : la lecture y est toujours vue comme une pratique soumise à de très nombreuses déterminations. Trois pôles de détermination sont ainsi dégagés : l'auteur, dans sa position sociale ; l'éditeur, et plus largement tout ce qui a trait au commerce du livre, dans ses choix ; les lecteurs, enfin, avec une certaine prédilection pour ces lecteurs privilégiés que sont les critiques ou les enseignants, mais aussi les bibliothécaires parce que tous sont des prescripteurs capables d'influencer la carrière de tel ou tel livre. La lecture est donc enjeu de luttes économiques et idéologiques, elle dépend ou est au croisement de plusieurs institutions et, par là même, peut être objet d'études sociologiques.
Les trois premiers articles illustrent d'ailleurs cette « triade communicationnelle » auteur / éditeur / lecteur. Notre lecture débute, en effet, par l'article de James Gilreath qui, en étudiant les déclarations de Mark Twain sur le droit d'auteur au Congrès, en 1906, nous montre comment se réalisa la difficile reconnaissance du métier d'écrivain aux Etats-Unis. En vertu de son double statut d'écrivain populaire (par ses ventes obtenues par un mode fort original et novateur de distribution) et d'écrivain légitimé par l'élite, Mark Twain put jouer un rôle décisif dans l'histoire du droit d'auteur aux Etats-Unis et, par là, dans la naissance de l'écrivain modeme vivant de ses livres, ces derniers étant désormais vus comme une « marchandise culturelle » susceptible de lui rapporter de l'argent.
La seconde intervention, celle d'André Schiffrin, porte sur l'éditeur. Fils de « l'inventeur » de la collection Pléïade, André Schiffrin dirigea longtemps une des maisons d'édition les plus littéraires des Etats-Unis. Son artide, fondé sur sa propre expérience, nous explique les changements intervenus dans ce monde de l'édition : les nouveaux groupes ou conglomérats qui y investissent et rachètent les anciennes maisons familiales exigent désormais des taux de bénéfices très élevés pour chaque type de livre, voire pour chaque titre. Dans ces nouveaux groupes, un livre assuré de ventes inférieures à 20 000 exemplaires ne peut voir le jour. Or, Schiffrin nous rappelle que Le Docteur Jivago, que ses prédécesseurs éditèrent naguère, eut un premier tirage de 4 000 exemplaires, « ce qui était et est toujours le juste tirage pour un roman russe difficile ». Aujourd'hui, ce titre ne serait donc pas publié... Le résultat de cette politique a conduit, dans le cas de Pantheon, racheté par un trust, à des démissions collectives, dont, évidemment celle de l'auteur, et à la création d'une nouvelle maison d'édition, sans but lucratif, voulant fonctionner sur d'autres critères et réexaminer les besoins des lecteurs américains. L'expérience vit, mais l'édition américaine fonctionne de plus en plus sur un régime à deux vitesses où une petite édition vient combler des espaces largement ignorés par la grande machinerie commerciale... Quant au troisième article, il aborde la question des premiers auteurs noirs américains, qui, en fait, écrivaient pour un public blanc avec l'intention de modifier l'image et les attitudes de ce public envers les Noirs. Richard Yarborough examine donc les implications thématiques et formelles d'une telle stratégie.
La lecture
D'autres réflexions viennent enrichir cette première partie : Gary Keller nous montre l'importance des prescripteurs de lecture, enseignants et bibliothécaires, alliés ici à l'effort de petits éditeurs indépendants, dans l'émergence des auteurs américains d'origine hispanique, tandis que Juliette Raabe nous ramène en France pour étudier l'importation de genres littéraires (ou para-littéraires) à grande diffusion (policiers, romans sentimentaux, gore, science-fiction). Dans tous les cas, cette importation s'accompagne d'un important remodelage, impliquant « rewriting » et abrègement, ce qui aboutit finalement à un processus qu'elle qualifie d'acculturation.
La seconde partie de la revue s'attache plus à des modes de lecture et est peut-être plus classique, plus liée à la tradition des études littéraires. Les articles mettent l'accent soit sur la lecture particulière d'une œuvre spécifique, celle par exemple de Garrison Keillor, nouvel auteur à succès censé représenter une Amérique profonde, soit sur la lecture d'un groupe ou d'une communauté de lecteurs, les critiques et universitaires étant l'objet ici de nombreuses et attentionnées études...
La critique savante, tant européenne qu'américaine, du roman de Umberto Eco, Le Nom de la rose transformerait ainsi ce « merveilleux policier médiéval » en un texte à décrypter et interpréter symboliquement, prouvant par là-même la justesse des thèses de l'auteur quant à la coopération interprétative des lecteurs..., interprétation qui oublie un peu rapidement tout le travail d'accompagnement fait par l'auteur lui-même pour que son livre soit ainsi lu... - cf. ses interviews ou son Apostille... Ce serait plutôt en terme de stratégie, au sens « bourdieusien » du terme, qu'il faudrait étudier le lancement et le succès de ce livre...
Plus intéressante est par contre la contribution de Michael Denning sur les analyses contradictoires auxquelles ont donné lieu les enquêtes sur les lectures ouvrières des années 30. Rappelons d'ailleurs que la polémique qui opposa à l'époque Louis Adamic et Robert Cantwell fait partie du tout début de la sociologie de la lecture et que cet article est donc l'occasion d'une plongée dans l'histoire de cette sociologie.
Terminons enfin ce survol par l'interrogation que John Atherton pose aux arbitres du goût littéraire que sont les universitaires lorsqu'ils éditent ces « canons » de la bonne littérature que sont les anthologies... Une des dernières anthologies américaines fait désormais une large place à la littérature des minorités ethniques et des femmes : par là, elle provoque, en même temps qu'elle fait écho à un débat virulent qui dépasse largement le cadre universitaire ou celui des études littéraires...
Mais n'est-ce point là d'ailleurs un symbole des débats et études sur la lecture ? Qu'on y engage toujours plus que son savoir ? Ce numéro de revue aura donc le mérite de nous faire entendre des voix discordantes et d'ouvrir à la discussion.