Approches de la réception
sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio
Georges Molinié
Alain Viala
ISBN 2-13-045101-2: 198 F.
Cet ouvrage se compose résolument de deux parties distinctes, chacune due à l'un des deux auteurs. Car il s'agit de tester des approches critiques, l'une sémiostylistique, l'autre sociopoétique, différentes mais orientées vers un même pôle, la réception, et affichant leur caractère savant, puisque la démarche se veut scientifique : comment repérer objectivement le caractère représentatif d'un objet littéraire donné, en l'occurrence un recueil de nouvelles de Le Clézio, La Ronde, pris comme exemple emblématique d'une certaine « modernité ».
Trois littérarités
Chaque exposé est composé d'une partie générale très dense et d'une sorte d'application exercée sur ces nouvelles. Comme on peut le déduire de leur dénomination, ces deux approches, elles-mêmes fruits d'un croisement, vont se distinguer en ce que l'une va moins s'appliquer à révéler le social que l'autre, mais chacune prend la littérature comme un discours, imposant de prêter attention tant à l'émetteur qu'au récepteur, dans la saisie même de son caractère de littérarité.
Georges Molinié, à qui l'on doit la première partie, « Sémiostylistique», distingue trois littérarités :
- générale : par exclusion des autres discours (notamment en ce que ceux-ci relèvent du pragmatique) ;
- générique : insertion dans des genres (malgré le discrédit qui pèse sur eux) ;
- singulière : comment isoler des traits langagiers significatifs et personnels ?
Par ailleurs, le discours littéraire constitue son propre système sémiotique, est son propre référent, et désigne cette autoréférence. Mais la littérarité n'est pas absolue : on aura recours au concept de degré, lequel peut s'évaluer du côté du récepteur (sentiment de plus ou moins grande réussite, de beauté...) avec ce que cela suppose d'évolutions dans la hiérarchie : conflit entre littérarité générale et singulière ; problèmes de classement de la littérature d'idées (Pensées de Pascal, Lettres philosophiques de Voltaire) ; question de littérature de masse. On touche au plaisir, à l'esthétique, au style. Le concept de « stylème » est avancé, sachant qu'aucun fait langagier n'est en soi significatif de quoi que ce soit. Il ne s'agit pas de repérer la plus petite unité de style, mais des rapports entre les trois types de littérarité. Cela engage un travail sériel, un repérage de séries de faits langagiers.
Cette stylistique « sérielle » est prolongée par une stylistique actantielle, essentiellement une stylistique de la réception. Sont actants les deux pôles d'une relation entre un émetteur et un récepteur. Ce sont des postes fonctionnels structuraux que l'auteur code de manière fixe, dans le cadre d'un possible et futur traitement automatique. Trois niveaux encore : niveau 1, celui du récit à la 3e personne (l'actant émetteur est le producteur du discours, celui qu'on appelle le narrateur ; il peut être « feuilleté »). Le niveau 2, indépendant du niveau 1, concerne les échanges, que ce soit sous la forme de discours direct, indirect ou indirect libre. Mais ces deux niveaux dépendent du fonctionnement actantiel du scripteur, le niveau alpha, que Georges Molinié, par prudence, se refuse à nommer auteur. La relation actantielle entre ce scripteur et le récepteur est strictement non réversible, à la différence des deux autres. La grande question étant de saisir cet actant émetteur, absent de la surface formelle du texte, et c'est à ce niveau que se situe le pacte scripturaire avec le récepteur, le lecteur potentiel, et qu'on peut appréhender les concepts d'étrangeté, d'acceptabilité, de participation, de convention, de rupture ou de modemité en littérature.
Après ces cinquante pages d'une théorie qui se veut la plus puissante possible, l'illustration cherchée dans le texte de Le Clézio peut apparaître de moindre ampleur. C'est la loi du genre, dira-t-on. Ainsi l'analyse actantielle de La grande vie montre que le niveau 2, par l'incertitude de l'assignation des propos à telle ou telle énonciative, manifeste le signe général d'une sorte de modemité narrative, ce qui n'est pas une découverte. Mais l'enjeu tient plutôt dans la méthode, dans le recours à une analyse stylistique très fine, et surtout dans la possibilité de schématisation, d'automatisation, et sans doute de falsification, pour reprendre une procédure considérée comme propre à la démarche scientifique.
La nouveauté du propos tient aussi dans l'étude de cette « modemité modérée » : entre le fonctionnement du niveau alpha et l'attente du public, ne se manifeste qu'un peu de jeu. C'est dans ce « peu » ou « un peu » que l'analyse de la réception peut se faire. L'analyse actantielle de O voleur, voleur, quelle vie est la tienne ? précise cette modemité liée aux marques de manipulation à l'égard du pacte entre le scripteur et le lecteur, qui, par compensation, est « solidaire d'une expression du rien et du banal inscrivant l'écriture dans un dilué, ou dans un feuilleté énonciatifs qui se posent toujours nettement comme leur propre fin. C'est précisément l'art littéraire attestant en permanence la culture des lecteurs ».
Sciences de la littérature
La seconde partie parviendra, à peu de chose près, aux mêmes conclusions. Elle commence aussi par un propos général sur les rapports de la littérature à la société : rappel des liens entre sociologie et littérature, du programme de Lanson pensé sous la prééminence de l'histoire positiviste, programme seulement mis en pratique par Escarpit en 1958. Alain Viala fait une mise au point très claire sur le passage de cette sociologie, ne posant pas encore la question interne du sens, à celle qui interprète aussi, avec Le Dieu caché de Goldmann, repérant une « vision du monde », en rapport avec un groupe social donné, mais exprimée le mieux par le créateur de génie. Démarche importante mais un peu circulaire et plus philosophique que sociologique ou poétique, négligeant la question des genres, au centre de la théorie de la réception de l'« école de Constance » (Jauss, Iser...) qui, elle, sera assez peu sociologique.
Viala se réfère donc à Bourdieu et à sa notion de champ : champ de forces en relation et en compétition, où les oeuvres sont des prises de position. Direction très féconde, restée peu ou prou marginale au sein des institutions, et assez extérieure au texte, d'où le projet d'une sociopoétique, rameau issu d'une confrontation entre les questions littéraires et la sociologie des champs, prenant la littérature comme prisme plutôt que comme reflet, étant bien entendu que la société contient la littérature, et que la réciproque n'est pas vraie, mais que les rapports entre les deux se lisent dans le texte lui-même, où ils sont gérés par anticipation.
D'une manière générale, la démarche sociologique ici décrite, loin de simplement observer ce qui serait l'inscription du social dans le texte, joue sur les méditations, les représentations, les postures. La littérature est une réalité qui n'est pas unifiée, ni synchroniquement, ni historiquement. La sociopoétique travaillera donc sur une variation des genres et des formes en fonction de variations sociales, sachant qu'il n'y a ici de socialisation que différée, dans une logique de la différence et de l'aléatoire.
La sociologie de la littérature ne peut être simplement vue comme science auxiliaire de la science de la littérature, puisque celle-ci n'existe pas. Il faut parler de sciences de la littérature, alors que le critique peut, lui, parler d'un point de vue unique.
L'exemple de lecture ici donné passera, comme précédemment, par l'étude minutieuse des relations narrateur-narrataire. Le texte de Le Clézio suppose un lecteur de connivence, qui accepte pleinement le jeu littéraire du texte non motivé, un lecteur compétent mais non érudit. Cependant, d'autres cadres de lecture, facilitateurs, peuvent être proposés : récit édifiant, épanchement lyrique... Ceci montrant que Le Clézio, ni intellectuel engagé ni artiste en soi, appartient à une sphère médiane qui a pour usagers lecteurs la part cultivée des classes moyennes ; c'est un écrivain qui construit une représentation de la littérature ne se coulant pas dans l'un des modèles actuellement dominants dans le champ littéraire. On parlera d'une stratégie de la discrétion, qui a besoin d'être reconnue comme telle par le lecteur.
Il semble bien que le point de rencontre de ces deux démarches tient dans la notion d'acceptabilité, notion qui permet d'entreprendre une lecture des lectures, tenant ensemble des questions esthétiques et sociales, souvent disjointes ou observées de manière mécanique. Le paradoxe tient cependant dans la présentation choisie : qu'est-ce qui empêchait, poursuivant cet objectif jusqu'au bout, de faire une sémio-socio-stylistico-poétique ? Autrement dit, quelle séparation nette entre sociologie et sémiotique, entre stylistique et poétique ?