Eurobibliobus 93
Joëlle Pinard
Pour la première fois (depuis 1945 ?) quelque cent dix magasiniers spécialisés-chauffeurs de bibliobus se sont réunis, accompagnés des assistants et bibliothécaires membres de l'équipage traditionnel d'un bibliobus et d'une trentaine de conservateurs. Il a fallu l'initiative conjointe de la section Rhône-Alpes de l'Association des bibliothécaires de France (ABF), dynamisée par sa présidente Nelly Vingtdeux. et de bibliothèques départementales voisines pour mener à bien cette rencontre des oubliés de la profession.
Est-il temps ou est-ce trop tard, puisque la filière culturelle du statut de la fonction publique territoriale sortie l'an passé les ignore, puisque le statut d'Etat compacte tous les types de magasiniers dans la même carrière ?
Une profession en pleine mutation
Pour toutes ces interrogations lourdes de conséquences sur le statut des personnels, les profils de postes, les organigrammes, la reconnaissance et la considération des agents, ces deux journées d'étude ont été suivies avec beaucoup de sérieux et de concentration. La réflexion professionnelle sur l'évolution des concepts et des techniques, et la recherche d'une identité des métiers des bibliothèques mobiles en furent les thèmes majeurs.
La rétrospective du statut d'Etat brossée par Jean-Louis Pastor et la synthèse de la filière culturelle territoriale présentée par Dominique Lahary ont été très éclairantes. Les mutations dans le travail ont été évoquées à partir des exemples de la bibliothèque départementale de prêt du Bas-Rhin et de la Loire qui montrent que la conduite du bibliobus ne représente guère que 10 % du temps de travail. Conducteur de bibliobus-employé de bibliothèque, chauffeur-aide-bibliothécaire ou bibliothécaire-chauffeur : voilà les appellations souhaitées (et utilisées chez nos voisins européens) qui prennent en compte la diversité des tâches (quasi-profil d'agent du patrimoine) et qui impliquent une reconnaissance de la personne dans l'équipe et de son travail dans la chaîne du livre.
D'une profession qui n'existait pas à une reconnaissance tardive, les magasiniers chauffeurs de bibliobus de l'Etat ont constitué l'élément stable de la BCP (avec les secrétaires), sans doute parce que le recrutement était local. Tantôt mieux traités que les magasiniers de service général, tantôt banalisés dans le statut de magasinier, ils sont dotés à la veille de la décentralisation d'un statut qui ne reconnaît pas la réalité de leur métier. Or, le concept BCP évolue et le métier change : un chauffeur magasinier n'accomplit plus les mêmes tâches aujourd'hui que lors de son recrutement ; il faut revoir les profils et le statut devrait entériner ces évolutions. On imagine bien qu'avec l'exercice du droit d'option et la décentralisation, ce n'est guère le problème de l'Etat, même si un début de réflexion semble envisagé au ministère sur la carrière de magasinier.
Le statut territorial a carrément oublié la question et peut intégrer les agents soit dans la filière technique comme conducteur mais sans débouché possible sur une technicité réelle - toujours attaché à un véhicule, il n'intervient pas dans la chaîne du livre -, soit dans la filière culturelle comme agent du patrimoine - sa spécificité de conduite poids lourd est ignorée mais les possibilités d'avancement sont meilleures -, soit encore dans la filière d'entretien - accès plus facile, mais pas d'évolution de carrière. Une collectivité peut procéder à un changement de filière mais le contrôle de légalité préfectoral refuse fréquemment de modifier les intégrations, ce qui est grave à un moment où les agents eux-mêmes réfléchissent à leurs profils et cherchent à faire reconnaître des compétences qu'ils exercent quotidiennement. Le statut doit être affiné dans le sens des évolutions du service à rendre au public.
Réseau de lecture publique en évolution
Ce congrès intervient en période de mutation d'une profession et des services : échec relatif du prêt direct réorienté vers les populations isolées ou captives : interrogations sur les points lecture et les équipements en dur, réflexion sur l'articulation des modes d'intervention (antinomie de la bibliothèque centrale et de la desserte en bibliobus mais nécessité d'alimenter en documents ; contradiction entre les notions de circulation et de concentration des fonds). Bertrand Calenge a bien introduit le débat en exposant l'histoire des BDP, les ambiguïtés de leur origine et des conceptions pour le moins chaotiques qui ont présidé à leur destinée jusqu'à la décentralisation : ambiguïté des tutelles, incertitudes et variabilité des seuils de population à partir desquels une bibliothèque est viable, malentendu dans les conceptions administratives et fonctionnelles, vision minimaliste de la BDP, outil de gestion de la pénurie et pis aller en attendant le véritable service.
Dans ce flou, les bibliothécaires se sont adaptés, ont fait des propositions et ont modélisé leurs actions et, à ce jour, les BDP, aile progressiste de la diffusion culturelle, ont montré le chemin des avancées dans la profession :
- maintien de l'idée de lecture publique, en allant au devant du public ; la BDP n'existe que parce qu'elle sort ;
- développement de l'idée de partenariat, de réseau fonctionnel basé sur des services et non sur une hiérarchie, participation à la notion d'aménagement du territoire : la bibliothèque, même petite, est l'outil d'une collectivité précise en relation avec d'autres ;
- évolution de la notion même de bibliothèque : pas seulement lieu d'une offre en documents mais aussi lieu de convivialité et d'animation dont les bibliothèques des communes rurales sont les prototypes.
Dans cette logique de vraies petites bibliothèques, le bibliobus n'a plus le rôle exclusif de la desserte tandis que se développent navettes, livraisons à la demande, courriers, fax, minitel.
Cette plongée dans l'histoire fut l'occasion pour chacun, isolé dans son département voire son annexe ou son bus, de mieux appréhender sa propre réalité dans un contexte global.
L'expérience relatée par les collègues étrangers sonna quelque peu différemment : Allemands, Belges, Suisses et Danois sont les défenseurs du prêt direct et s'étonnent des analyses françaises. Mais tous aussi raisonnent en terme de réseau : un bibliobus dans le Schlesvig Holstein en Allemagne pour 30 à 35 000 habitants ; réseaux dépassant les autorités de tutelle dans la communauté française de Belgique, intégration du bibliobus du Jura suisse en complémentarité du maillage des bibliothèques de tous types : scolaires, « de jeunes », municipales, cantonales, « de lycée »... Et même souci de satisfaire le lecteur : pour peu que l'on achète ce que le lecteur demande, on constate que l'éventail des demandes est aussi grand que dans une grande ville et les exigences des lecteurs non moindres. Même notion de convivialité attribuée à l'outil de la lecture publique dans les villages : pour Claude Guerdat, du Jura suisse, la bibliothèque communale remplace aujourd'hui la laiterie dans son rôle de lieu de rencontre.
Outils adaptés et performants
Les débats ont continué lors de la visite du salon et des quarante bibliobus français et étrangers exposés, où chaque équipage recevant ses collègues a pu discuter pratiques, expériences, conceptions. Ces échanges se sont poursuivis de manière plus structurée lors des tables rondes techniques avec les fournisseurs.
Si, comme lieu de convivialité, la bibliothèque rurale remplace la laiterie, le bistrot ou le forgeron, le bibliobus ne doit plus s'apparenter à un camion frigorifique. La décoration du bibliobus en fait un vecteur de communication et d'identité en suggérant le contenu de la médiathèque - recours à l'image et à l'écrit - et, en ancrant la décoration dans des références à la fois locales et universelles, valorise les populations destinataires. Si, pour les bibliothécaires intervenants, le recours à un graphiste ne fit pas l'ombre d'un doute, la nécessité d'un concours qui nuirait au processus de créativité ou favoriserait les jeunes créateurs a été au cœur du débat. Quelle que soit la solution, une véritable relation d'écoute, de compréhension mutuelle et de confiance doit s'établir entre l'équipe impliquée et le graphiste, qui permette l'intégration des nécessités de la communication institutionnelle sans mise en cause de l'esprit de la création. Le souci de l'aménagement intérieur devrait être la prolongation naturelle de la décoration externe.
La carrosserie et l'espace : quel aménagement pour quel projet ? Mieux vaut un bus bien fait qu'un bus bien plein. On a pu voir quelques belles innovations techniques avec banques de prêt intégrées, épis, salons de lecture, présentoirs, vitrines. Le médiabus est-il un produit d'avenir ou répond-il à un souci d'économie ? Le cahier des charges, contrainte administrative et expression d'un désir, doit être élaboré consciencieusement : trop pointilleux, il bride la créativité du fournisseur ; trop flou, il expose le client à bien des déboires. Il ne remplace pas l'information orale du seul chef de service, et encore moins celle de l'équipe utilisatrice.
Quelles sont les contraintes et performances du châssis selon que l'on donne la priorité à la maniabilité et au permis VL au détriment de la charge ou bien à la contenance et aux possibilités d'aménagements intérieurs en risquant un sous-dimensionnement de la puissance du moteur ? L'évolution de la législation européenne en matière de vitesse, de sécurité, de freinage et de contrôle de pollution, les surcoûts ainsi engendrés, la surcharge, l'usure des tôles, les matériaux nouveaux ont fait l'objet d'échanges nourris entre des utilisateurs qui connaissaient leur affaire et des fournisseurs qui souhaitaient que les commanditaires s'informent mieux des contraintes techniques avant la rédaction du cahier des charges.
De cahier des charges, il fut question à la table ronde sur l'informatique embarquée. Les options maximalistes des bibliothécaires entraînent, selon les fournisseurs, un surcoût alors que l'ensemble du logiciel n'est pas toujours utilisé. Du côté des bibliothécaires, on s'inquiète de savoir si ce marché en voie d'épuisement (80 % des BDP équipées) intéressera toujours les fournisseurs pour les développements ultérieurs qui s'avéreraient nécessaires. Là aussi l'innovation technique a été l'occasion de s'interroger sur des pratiques professionnelles : la tournée est-elle le lieu de l'interrogation bibliographique ? Le micro-ordinateur vaut-il mieux qu'un portable gérant des numéros ? Qu'attend le public ou le partenaire lors du passage du bibliobus ?
Décorés ou non, ruraux ou urbains, les bibliobus font partie du paysage culturel et sont encore pour longtemps des outils de la dynamique culturelle, mode de diffusion culturelle spécifique à l'intermaillage rural comme urbain. Moyen de communication au propre comme au figuré, les bibliothèques mobiles sont une force symbolique, et ceux qui les pilotent ont toute leur place dans la chaîne de la lecture publique : ils la revendiquent. Leur participation massive à ce congrès montre l'avancée de leur réflexion et doit interpeller ceux qui s'intéressent à la place de tous les agents des bibliothèques dans la structure de travail et dans les associations professionnelles, à la nature de la formation initiale et continue à proposer. Cette prise de conscience ne serait pas le moindre mérite de ce congrès très convivial.