La nouvelle presse russe

Annie Le Saux

La table ronde organisée, le 4 juin 1993, par le laboratoire Europe centrale et orientale de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine fut à l'image du thème choisi, La nouvelle presse russe indépendante et sciences sociales : riche, foisonnante, difficile à canaliser.

On trouvait parmi les intervenants économistes, journalistes, sociologues, historiens, et parmi les participants bibliothécaires, enseignants, chefs d'entreprise... gens de tous horizons aux intérêts multiples et variés et aux demandes spécifiques. Un trop-plein d'informations faisait face à la nécessité professionnelle de suivre une actualité mouvante.

Une multiplication de titres

Rappelons, à l'instar d'Hélène Kaplan, de la BDIC, la situation de la presse dans les pays de l'ex-URSS depuis la perestroïka. Apparues vers 1988-1989, les nouvelles publications, qui semblaient n'être au début que la continuation du samizdat, s'en sont différenciées, se transformant en un phénomène de masse. Qualifiées au départ d'« informelles » ou de « non traditionnelles », ces publications sont vite devenues « la nouvelle presse russe indépendante ».

Multiples, ces revues sont difficiles, d'une part, à recenser, d'autre part, à collecter. En Russie, aucune bibliothèque, pas même la Bibliothèque nationale, ex-Bibliothèque Lénine, ne réussit à collecter les quelque 4 000 titres anciens ou nouveaux. La complexité de la collecte vient aussi de l'éclatement des pays de l'ex-URSS, la Bibliothèque nationale de Moscou ne recevant plus le dépôt légal des républiques autres que la Russie.

Il reste de l'ancienne presse à peu près le quart des titres, mais aucune statistique n'existe pour le confirmer, le côté éphémère de bon nombre de ces revues en rendant le recensement quasiment impossible. Des titres apparaissent, d'autres disparaissent en fonction des contraintes de marché, certains encore changent de nom, mais, plus que cette fugacité, c'est l'éclosion permanente de nouvelles revues qui frappe le plus, créant une situation éclatée.

On est loin de la simplicité qui caractérisait la presse auparavant, où chaque science avait sa revue, où le contenu des revues, peu professionnalisées, était accessible à tout lecteur et où on pouvait s'informer à la fois sur sa spécialité et sur des sujets plus généraux. La presse étant alors complémentaire, les lecteurs n'hésitaient pas à acquérir plusieurs titres, tandis que maintenant, constate Lev Bruni, journaliste à Segodnja (Aujourd'hui), un Russe ne pouvant se permettre d'acheter qu'un seul journal, les journaux dont le contenu n'est pas assez large n'ont guère de chance de survivre. On note aussi aujourd'hui un désintérêt grandissant de ce même lectorat pour une presse quotidienne qui a du mal à s'adapter à une situation politique qui évolue très rapidement. En outre, les prix évoluent eux aussi sans cesse - au cours des six premiers mois de 1993, ils ont été multipliés par deux.

De plus, depuis janvier 1992, sur tout le territoire, le rôle de la presse s'est modifié : « Les organes de presse ont cessé d'être les leaders, remplacés en cela par la télévision et la radio », constate le sociologue Aleksej Nescadin. La diffusion d'une presse auparavant nationale s'est réduite et peu de titres s'étendent désormais à tout le territoire. L'intérêt des lecteurs s'est déplacé vers une presse de proximité, locale ou régionale, souvent le seul moyen pour la population de régions retirées de s'informer sur ce qui se passe dans le monde. La perte de points de repère, la multiplicité et la fragilité des titres, reflet de la situation nationale, déstabilisent un lectorat peu confronté jusqu'alors à ce genre de pratiques.

Nouvelles tendances

On assiste à l'apparition de courants variés, de tendances nouvelles. On voit aussi apparaître des revues spécialisées dans des domaines qui n'avaient pas droit de cité avant la perestroïka, des revues d'écologie par exemple, des revues avant-gardistes, monarchistes, ou bouddhistes, ou encore des revues d'extrême droite. On constate, dans certaines de ces revues, une forte tendance à l'enfermement, à l'« autisme », selon les termes d'Alexis Berelowitch. Chaque groupe a besoin d'affirmer son existence et c'est la revue qui la lui justifie, bien qu'elle ne s'adresse la plupart du temps qu'aux seuls membres du groupe concerné. Cette presse est souvent marginale, même si l'on constate, avec une certaine inquiétude, qu'une revue comme Den' (Le Jour) déborde le seul lectorat d'extrême droite.

Quel financement ?

Si l'inflation permanente et galopante transforme l'établissement des tarifs d'abonnement en un exercice périlleux, la fixation des prix de vente au numéro par les vendeurs au coin des rues ou dans le métro est quant à elle très fantaisiste.

Actuellement, outre leur financement par l'Etat, les revues peuvent obtenir des subventions de sponsors - les sponsors étrangers étant les plus recherchés ! -, avec, bien sûr, le risque de les voir influer sur le contenu du journal ou de la revue. Lev Bruni affirme cependant que, dans son journal, ils ont cherché et trouvé des sponsors puissants financièrement - sans l'aide desquels aucun journal ne peut être créé -, mais surtout ayant les mêmes idées qu'eux : le groupe Most n'influence, dit-il, aucunement le contenu du journal. Assertion confirmée par Aleksej Nescadin, mais qu'il ne faudrait cependant pas se hâter de généraliser : comment, en effet, lorsque l'on est financé par un important groupe industriel d'extraction de matières premières, publier en toute objectivité des articles sur l'écologie ? Le problème est alors le suivant : ou ne pas publier l'article ou le publier et risquer de se voir couper les fonds. Or, les seules ventes et la publicité ne permettent bien souvent pas d'équilibrer le budget. De plus, beaucoup de journalistes sont mal payés. Et il est tentant pour certains d'accepter de faire de la publicité déguisée.

La loi sur laquelle s'appuie la presse actuellement a été votée en 1989. On lui reproche d'être trop libérale, et certains journaux en profitent, se permettant de publier des articles pouvant aller jusqu'à la diffamation sans crainte de quelque poursuite que ce soit. La déontologie et l'autodiscipline ne sont pas obligatoirement corollaires de la liberté de la presse !

Les bibliothèques françaises

S'il est difficile, pour les bibliothèques russes, de recenser la totalité de cette nouvelle presse, comment s'organisent les bibliothèques françaises et étrangères, qui ne peuvent plus compter sur des circuits documentaires officiels en plein désarroi ? A la russe, tout simplement. Chacun se débrouille comme il peut, créant des contacts au hasard des rencontres, faisant souvent appel aux bonnes volontés, à des lecteurs français revenant de Russie ou à des Russes venant à Paris. Boris Chichlo, anthropologue spécialiste de la Sibérie, a ramené, de l'Extrême Nord de la Russie, des journaux locaux et régionaux introuvables - même à la Bibliothèque du Congrès ! Ces journaux étaient présentés à l'exposition sur la presse russe, complétant cette table ronde.

Une certaine organisation essaie cependant de voir le jour avec l'apparition de nouveaux fournisseurs et la publication de catalogues de la nouvelle presse, dont ceux de la bibliothèque publique d'histoire, à Moscou, qui cherche des moyens de s'adapter à cette nouvelle situation.

En France aussi, les bibliothécaires commencent à s'organiser, cherchant à concentrer le maximum de titres de cette période chaotique de l'histoire de la Russie. C'est ce qu'ont compris et ce à quoi œuvrent des organismes comme le CEDUCEE (Centre d'étude et de documentation sur l'URSS, la Chine et l'Europe de l'Est à la Documentation française) et la BDIC.

La BDIC a, par exemple, créé une base informatisée, où environ 1 500 titres sont enregistrés. De même que la British Library et la plupart des grandes bibliothèques étrangères, elle collabore à l'élaboration, à Moscou, d'une base de données informatisées, créée par un groupe international. 1 600 titres ont déjà été enregistrés et 3 000 sont prévus pour bientôt. Cette base, qui sera accessible en ligne, permettra de lutter contre l'inflation de l'information et de faire en sorte que la communication passe. Car la demande d'information déborde désormais le monde des littéraires. Elle émane de plus en plus d'économistes, de chefs d'entreprise, pour qui une connaissance immédiate de la réalité russe est une des conditions au transfert de technologie et à la coopération avec les pays de l'ex-URSS.