Alexandrie

Martine Poulain

Alexandrie hante nos esprits modernes. Signe le plus éclatant de la grandeur de la ville au IIIe siècle av. J.C., la bibliothèque reste dans toutes les mémoires : « Les Ptolémées veulent faire d'Alexandrie un véritable microcosme, où les richesses, la somptuosité des monuments, l'héritage intellectuel de l'hellénisme comme les curiosités du monde naturel viendraient se rassembler dans une ville-musée, une ville-miroir qui réfléchirait le monde entier en même temps que la gloire de la dynastie. Les rabatteurs du roi sont partout, à l'affût des livres rares comme des animaux exotiques, des talents méconnus comme des intellectuels de réputation internationale » 1.

Tout concepteur d'une bibliothèque nationale aujourd'hui ne peut que se référer à ce modèle mythique, mirage et miroir, fait d'abondance et de perte, de traces et de feu, d'accumulation et de disparition. Si notre fin de siècle y est plus sensible encore que les autres, peut-être est-ce parce que ce siècle est, plus que les autres, ambitieux et tourmenté. Fasciné par la possibilité de rassembler enfin « toute la mémoire du monde » que lui offre sa technique triomphante, il est aussi submergé par la violence de ses doutes identitaires qui, sait-on jamais ?, pourrait bien le conduire lui aussi vers le feu destructeur. Si Alexandrie séduit, c'est sans doute parce qu'elle symbolise, au-delà du savoir total, la question du pouvoir de l'écrit. Alexandrie, c'est l'alliance de la sagesse et de la barbarie, car la sagesse censée émaner de la collecte des écrits fut vaincue par la barbarie des hommes.

Savoir rassemblé et mémoire disparue

Hélène Waysbord, introduisant l'excellent colloque Alexandrie ou la mémoire du savoir, organisé par la Bibliothèque de France 2, a souhaité une telle mise en perspective : « Chacun ressent le besoin d'une réflexion sereine et distanciée qui situe la bibliothèque dans l'histoire, en l'y inscrivant à la fois comme héritière et comme fondatrice... C'est que la bibliothèque ne trouve pas sa finalité dans l'accumulation pure : il lui faut répondre aux attentes, à la curiosité des lecteurs, au désir de maintenir vivant l'héritage ». Christian Jacob approfondit toujours davantage sa connaissance de cette chère bibliothèque. Elle eut les lecteurs les plus assidus : Eratosthène y passa quarante années de sa vie... La lecture des volumen, lent enroulement et déroulement de rouleaux pouvant avoir jusqu'à 20 mètres de long, est tout à la fois mécanique et voyage. C'est environ 500 000 rouleaux qu'avaient à leur disposition les lecteurs au temps d'Erathostène et de Callimaque. Les tables bibliographiques représentaient, là comme ailleurs, une tentative de résumer le savoir, de même que la comparaison des variantes d'un même texte voulait contribuer à la fixation d'un texte de référence canonique. Alexandrie, en normalisant l'accès au savoir, fonde les modes et la nécessité du recours à la bibliothèque : « C'est de la sélection des sources que vient la référence exacte ».

Mais son abondance même donne parfois le vertige : selon certains sceptiques, à quoi bon se référer à l'écrit s'il n'est pas certain qu'il soit « empreint d'une vérité intrinsèque » ? La bibliothèque, si elle est apprentissage des vertus de l'accumulation, est aussi celui de « l'amnésie, la perte, la controverse, la sélectivité ». C'est déjà dans cette dialectique que se met en place un certain modèle de l'exercice intellectuel.

La nature et sa représentation

La difficulté redouble lorsque l'on s'interroge sur les « transformations que subit le monde pour " aller en bibliothèque "... Quelle est cette lente transformation qui va du monde aux écrits ? » Passer de la « nature » au laboratoire, de la vie à la bibliothèque ne passe-t-il pas par une transformation de l'objet même que l'on prétend étudier ? Que fait un géographe lorsqu'il « représente » les Andes par des codes cartographiques ? La recherche, « désarticulation en vue d'une réarticulation » ne modifie-t-elle pas, par cette opération même, son objet ? Penser la technique, c'est, s'interroge Bruno Latour, « penser des modèles réduits et des mouvements décomposés ». La bibliothèque est bien ce lieu où « nous faisons sans danger nos expériences innombrables, passées ou futures ». Le bureau de Winston Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale, volontairement conçu comme une miniature des combats et des réseaux qui s'y confrontent, n'est-il pas une illustration patente de ce dedans/dehors qu'est toute bibliothèque et tout travail scientifique ?

Lire au Moyen Âge

A l'époque de Cassiodore (VIe siècle), la bibliothèque se veut au service de la culture classique de l'Antiquité. Cassiodore tentera de mettre en oeuvre dans son monastère de Vivarium un tel modèle, envisagé auparavant à Rome et suspendu par la reconquête byzantine. Ce sont les invasions lombardes qui interrompront le travail du monastère, qui associe à la recherche et la conservation des œuvres la réalisation de nombreuses traductions du grec.

L'influence bénédictine marque une autre étape, véritable révolution culturelle. La culture classique est abandonnée au profit de la culture religieuse : on apprend à lire dans le psautier, on lit la Bible, les Pères de l'Eglise. Les Renaissances carolingiennes seront les étapes ultérieures. Elles entraînent par exemple la constitution de belles bibliothèques laïques, au premier rang desquelles la bibliothèque de Charlemagne, qui, s'il ne savait pas écrire, savait lire. On doit aussi à cette première Renaissance l'invention de la caroline, véritable « révolution technologique » à l'époque et l'activité inlassable d'Alcuin, que Charlemagne installe à sa cour.

Et Pierre Riché de donner plusieurs exemples de bibliothèques médiévales, la plupart installées dans les monastères, qui sont alors d'importants centres d'édition : les 8 000 manuscrits carolingiens aujourd'hui connus ne représentent qu'une infime partie de cet immense travail.

Ferrare, bibliothèque humaniste

Pour convertie à l'humanisme qu'elle eût été, la Ferrare des Este n'en était pas moins une société de cour. « Comment se rencontraient au XVIe siècle ambitions littéraires et attitudes courtisanes ? » interroge Anthony Grafton, de l'université de Princeton. Car, à Ferrare, il faut être humaniste et courtisan dans le même temps : « Le courtisan auquel fait défaut les codes du savoir livresque échoue autant que le lettré auquel il manque le savoir-faire de cour ». Le galantuomo, précisément, possédera les deux.

Le traité de Decembrio est sans doute le seul qui, avant Naudé, dit ce que doit être une bibliothèque. Il considère qu'il n'est que quatre auteurs majeurs : Tite-Live, Virgile, Salluste, Cicéron. On n'y conserve que les livres qu'on va relire. Dante n'y a pas sa place : il ne fait pas partie des « perles rares ». Si les textes écrits sont à la base de la culture, l'exercice de celle-ci est plutôt orale. En ce sens, estime Grafton, la bibliothèque de cour et la bibliothèque de yeshivah se ressemblent : elles existent toutes les deux pour alimenter une culture orale.

Les ombres des Lumières

Le XVIIIe siècle n'est pas que découverte, raison et certitude. Il est aussi doute et inquiétude. « Dans les marges du projet encyclopédique, commente brillamment Jean-Marie Goulemot, s'étale la hantise de la destruction. L'Encyclopédie est aussi une entreprise de sauvetage en cas de cataclysme imprévu ». En ce sens, l'attitude par rapport à la bibliothèque est ambiguë : vitale, l'accumulation est aussi dangereuse. « Le livre n'est-il pas aussi le témoin du temps qui passe et qui détruit ? Ne faut-il pas préférer à l'accumulation des bibiothèques un livre comme l'Encyclopédie ? ».

D'où la nécessité « anxieuse et tendue de la collecte : " que de crimes entre ces pages " » faisait déjà dire Montesquieu à son Persan. Pourquoi accumuler ce que la barbarie des hommes risque de détruire ? Pour Jean-Marie Goulemot, le souvenir d'Alexandrie obsède les Lumières, Diderot l'évoquant explicitement dans l'article « Encyclopédie » de l'Encyclopédie. « Et si la croissance du savoir détruisait le savoir ? Et si, lorsque le sens s'élargit, plus rien ne faisait sens ? ». Une ambivalence angoissée, qui ne fera que croître dans la tourmente de la fin du siècle : le vandalisme révolutionnaire, comme la censure à d'autres époques, s'ils cherchent à détruire le livre, affirment par la violence même de ce rejet la force de leur croyance en lui. C'est bien dans cette incertitude qu'il faut resituer l'imaginaire des bibliothèques, et, par exemple, celle de Mercier dans l'An 2441. Toute époque, et même celle des Lumières, ne porte-t-elle pas en elle la nostalgie d'une langue et d'un livre uniques, et d'une bibliothèque ne contenant qu'un seul livre ?

Renaissances et catastrophes

« Toute l'histoire des bibliothèques de l'Antiquité n'est qu'une suite de fondations, refondations et catastrophes », estime Luciano Canfora 3. Et pourtant, le monde gréco-romain offrait un très dense réseau de bibliothèques publiques. A la chute de l'Empire romain, celles-ci tombèrent les premières. Le rapport entre les textes conservés à la fin de l'Antiquité et les textes perdus serait de 1 à 40. Des livres entiers de Diodore, de Polybe, de Denys d'Halicarnasse, de tant d'autres ont été perdus. On comprend mieux les enjeux du travail de copiste, mais aussi les doutes qu'ils peuvent susciter quand les originaux manquent... Ce qui nous reste, bien souvent, ce sont des exemplaires de l'époque médiévale. D'autant que l'accumulation des bibliothèques était elle-même sélective : on conservait d'abord les fondateurs. Aux destructions issues de la violence ou des guerres, s'ajoutent donc les destructions intellectuelles, volontaires, issues de la sélectivité des valeurs propres à chaque époque. Si la Bibliothèque de France n'a été que peu évoquée de manière directe, les enjeux dont elle est le signe ont été, au cours de ces deux journées, magnifiquement exposés.

  1. (retour)↑  Christian JACOB et François de POLIGNAC, « Le mirage alexandrin », dans Alexandrie, IIIe siècle avant J.-C. : tous les savoirs du monde ou le rêve d'universalité des Ptolémées, Paris, Autrement, 1992.
  2. (retour)↑  Alexandrie ou la mémoire du savoir, colloque organisé par la Bibliothèque de France à l'Ecole normale supérieure, rue d'Ulm, les 7 et 8 juin 1993.
  3. (retour)↑  Luciano CANFORA est justement célèbre pour La Véritable histoire de la Bibliothèque d'Alexandrie, parue en 1988 aux éditions Desjonquères.