Le livre

mutations d'une industrie culturelle

par Jean-Claude Utard

François Rouet

Paris : La Documentation française, 1992. - 272 p. ; 24 cm. - (Les Etudes de la Documentation française, économie ; ISSN 1152-4596 DF 2337)
ISBN 2-11-002815-7 : 110 F

Où trouver les organigrammes de Hachette et des Presses de la Cité dans les années 1987-1988 et ceux d'aujourd'hui ? Où étudier celui de la FNAC ? Quel est le chiffre d'affaires de France-Loisirs de 1975 à aujourd'hui ? Quelle est la part du livre de poche dans l'édition en France ? Premier intérêt de ce livre : une masse de renseignements parfois difficiles à obtenir, le plus souvent fort longs à réunir et organiser. Disons-le d'embiée : l'ouvrage de François Rouet offre la plus grande synthèse de chiffres, tableaux et statistiques, mais aussi de références d'articles et d'enquêtes, sur l'édition française contemporaine qu'il nous a été donnée de lire.

Une étude socio-économique

Point ici de portraits et d'anecdotes, ni même d'envolées sur l'écrit et sa valeur sociétale : c'est à une étude socio-économique que nous sommes conviés, dans la lignée des travaux publiés par l'Observatoire économique du livre dans la revue Les Cahiers de l'économie du livre. Et puisque « l'objet privilégié d'une approche économique, c'est la succession des activités qui part de l'élaboration des ouvrages jusqu'à leur mise à disposition des acheteurs, ce que l'on dénomme communément la "chaîne" ou le circuit du livre (...) », c'est l'ensemble de la filière livre qui sera pris comme objet d'étude. Et les grandes questions auxquelles s'intéresse l'économie industrielle, celles qui utilisent les concepts de filière, de concentration, de concurrence, sont donc posées, tandis qu'est examinée l'articulation entre les diverses activités de cette chaîne du livre.

L'ouvrage est donc divisé en quatre parties : la première, la plus longue, envisage l'économie éditoriale, c'est-à-dire l'ensemble des maisons d'édition ; la seconde, bien étoffée elle aussi, observe les multiples canaux de la vente au détail ; enfin les deux dernières parties étudient, l'une, les problèmes de la diffusion et de la distribution, l'autre, les interventions et correctifs (la « Loi Lang », par exemple) introduits par les pouvoirs publics.

Chaque élément de cette chaîne du livre est donc copieusement décrit, analysé. Pour ne donner qu'un exemple, la partie intitulée « économie éditoriale », débute par une prise en considération du phénomène majeur de ces dernières années : celui de la concentration éditoriale. Cet aspect est décrit, mesuré, sans que l'auteur n'abandonne pour autant une interrogation théorique ; que veut dire le terme de concurrence entre éditeurs et livres ? Y a-t-il vraiment compétition et substitution entre les ouvrages ? On s'en doute, la réponse varie selon le type de livre : un manuel scolaire peut, économiquement, en terme de marché et de décision d'achat, en valoir un similaire, une encydopédie ou l'édition d'un classique en remplacer une autre. Dans d'autres domaines, la concurrence sera imparfaite : tel titre d'oeuvre littéraire ou de science n'est pas substituable à tel autre titre.

Deux pôles

Suit alors un panorama de la situation duopolistique de l'édition française : deux groupes semblent dominer celle-ci, du moins si l'on considère chiffres d'affaires, concentration éditoriale, et maîtrise de la distribution. Cependant, l'analyse d'Hachette et du Groupe de la Cité, ainsi que de leurs objectifs et politiques, conduit l'auteur à un certain pessimisme. Le secteur livre semble avoir été quelque peu oublié ou malmené dans les aventures télévisuelles d'Hachette et, pour résumer, les deux groupes n'ont pas jusqu'à présent fait la preuve de ce que le gigantisme pouvait apporter au livre.

Vitalité et création se trouvent alors plutôt du côté des marges, ou des maisons moyennes. Mais cette région est aussi celle où pèsent toutes les incertitudes : comment ces maisons peuvent-elles se constituer un capital propre, comment trouvent-elles des ressources financières à leurs projets de développement, comment peuvent-elles enfin accéder à des canaux de vente plus larges ? François Rouet insiste ici sur les diverses modalités d'association entre éditeurs petits et moyens. La constitution de sortes d'archipels d'éditeurs semi-indépendants ou de départements jouissant d'une grande autonomie autour d'un pôle éditorial moyen (à l'exemple des éditions Arléa et Odile Jacob autour du Seuil, du Promeneur, de l'Arpenteur ou du Sourire qui mord autour de Gallimard) lui semble une des voies garantissant l'existence d'un secteur éditorial diversifié, un des moyens d'éviter la constitution d'une édition à deux vitesses où les groupes coexisteraient seuls face à une poussière de petites entreprises marginalisées.

Evolutions et hypothèses

Reste alors à étudier les grandes évolutions de la production éditoriale, en nombre de titres, en tirages, par genres, en proportion de livres de poche, et à analyser l'évolution même de la fonction éditoriale, dans sa connexité avec l'imprimerie, ou dans sa dépendance accentuée des techniques de marketing...

Le menu est donc copieux et je ne vais, certes pas, résumer ce livre. Mais François Rouet ne se contente pas de proposer un tableau détaillé de l'édition française. Il théorise, il prospecte, bref il analyse au bon sens du terme.

Examinons brièvement certains de ses constats. Deux évolutions finalement apparaissent à la lecture de ce livre. D'un côté, il existe ce que l'auteur appelle des tendances lourdes : la concentration éditoriale, l'internationalisation des groupes de communication, la logique financière des ces derniers, l'industrialisation de la fonction de distribution, la « best-sellarisation ». Ces tendances, déjà largement mises en œuvre, iront se renforçant.

Par contre, d'autres tendances ont atteint leurs points-limites, se révèlent être des impasses : la surproduction de titres, les ruptures et dérèglements des relations entre partenaires du livre (libraires et éditeurs), la concentration de la librairie. Tous ces éléments sont aujourd'hui considérés par les acteurs de la chaîne du livre eux-mêmes comme des éléments de perturbation que personne n'aurait intérêt à entretenir sous peine d'aller vers cette situation de découplage (édition industrielle contre édition marginale) que personne apparemment ne souhaite.

Or des solutions économiques existent pour « infléchir ou (...) tirer un autre parti de tendances lourdes qui resteront inéluctablement en œuvre (...) ».

Ces autres logiques sont ces regroupements, évoqués plus haut, de structures autour de groupes moyens « fondés autant sur la connivence intellectuelle que sur la prestation de service ». Ce sont aussi « ces améliorations concertées poursuivies avec persévérance depuis plusieurs années avec le soutien public », « moyen (...) de partager les gains de productivité et de contrer les tendances au découplage ». Enfin « face à la fragilisation de la librairie (...) il faut de toute évidence renforcer ce maillon faible de la chaîne du livre, tâche dont les éditeurs commencent à reconnaître la priorité, l'urgence et l'ampleur (...) ».

A ce point, François Rouet abandonne la simple logique économique et en appelle à une nouvelle solidarité interprofessionnelle : « Mais l'essentiel reste la passion des professionnels pour leur métier et le produit sur lequel ils travaillent tous : il s'agit là du plus sûr garant des logiques éditoriale et commerciale qui sous-tendent respectivement l'édition et la librairie et qui sont explicitement interrogées aujourd'hui ».

Souhaitons alors à François Rouet que l'ensemble des professions du livre commence par lire son étude.