Les jeunes et la lecture
François de Singly
ISSN 1141-46425 : 80 F
La lecture de livres chez les jeunes, question prise et reprise depuis quelques années par les spécialistes et les responsables culturels, se détache sur un paysage en constante déclivité : les jeunes ne lisent plus. Cette phrase, répercutée par les médias comme un coup de massue, et cause de désolation chez les éducateurs et les professeurs au Collège de France, a les allures d'une vérité. Ce problème mérite cependant une approche plus subtile qu'un slogan de presse.
L'enquête sur les Pratiques culturelles des Français, publiée en 1990, sonnait déjà l'alarme en enregistrant une baisse importante en quinze ans du « fort lectorat » (déclarant lire 25 livres et plus par an) chez les jeunes de 15 à 24 ans, notamment chez les plus jeunes de 15 à 19 ans : 39 % en 1973, 23 % en 1989, alors que la scolarité et le taux des diplômes ont augmenté dans le même temps. On avait beau torturer les résultats par des ruses correctrices, cette diminution de 16 points représentait bien une perte de l'ordre de 40 % de cette catégorie de lecteurs, ce qui est considérable.
Lecture et monde scolaire
Trois directions du ministère de l'Education et de la Culture ont demandé au sociologue François de Singly d'approfondir ces résultats « décevants » par une nouvelle enquête, effectuée de septembre 1992 à janvier 1993. Outre la clarté du style, l'avantage de cette enquête, énoncé succinctement, est de tenir dans le même geste les résultats chiffrés, les témoignages vécus et le rôle des enseignants. Ce dernier point est important : le rapport « veut ne pas séparer la lecture du monde scolaire », ce que font habituellement les autres enquêtes, en rendant impénétrables les relations entre les liens amicaux et familiaux autour de la lecture, et l'école, alors que cette dernière joue un rôle capital dans l'attrait ou la répulsion des livres.
Il n'est pas aisé de résumer un ouvrage dont les six chapitres contiennent une centaine de tableaux statistiques. On peut toutefois relever les moments-clés des observations de l'auteur. Celui-ci conteste d'emblée les limites des trois positions (idéologies ?) sur la lecture des livres, la classique (tout fout le camp), la moderniste (désacralisons les textes) et la ludique (la lecture-plaisir, prônée par Daniel Pennac dont l'auteur se moque gentiment). Evitant les jugements de valeurs qui sous-tendent ces partis pris (le ludique étant peut-être le plus pétrifié dans les normes), il privilégie l'analyse de la « complexité de l'acte de lire » (p. 14), qui tire son essence aussi bien du plaisir que du travail, de la famille que de l'école, de la découverte personnelle que du bouche-à-oreille, acte qui, jusqu'au bout, même chez les lecteurs les plus fervents, reste fragile et menacé par la concurrence des autres médias (surtout la télévision).
Il existe encore des jeunes qui lisent, et même qui lisent beaucoup. Mais « la lecture des livres n'est plus leur activité préférée... Lire est devenu une activité presque ordinaire » (p. 25). Les résultats montrent que les populations des gros lecteurs comme des non-lecteurs de livres diminuent au bénéfice des faibles et moyens lecteurs. Le livre n'est donc pas rejeté, il est « consommé avec modération ». La boulimie de lecture est même contestée par les vrais lecteurs qui préfèrent la qualité à la quantité, la sélection culturelle plutôt que lire n'importe quoi, comme ceux qui lisent « du Hariequin » à la chaîne.
Compétence et pratique
Un constat intéressant est qu'il n'y a pas de lien direct entre la compétence à la lecture et la lecture elle-même : « Une personne peut savoir lire et ne pas lire » (p. 47). Chez les élèves, l'intérêt pour la lecture est en partie indépendant de la compétence en français : « 15 % des élèves qui obtiennent les meilleurs résultats en français n'ont lu aucun ou peu de livres les mois antérieurs à l'enquête, et 26 % des élèves les plus faibles en français déclarent avoir lu beaucoup de livres. Le lien entre les deux dimensions [savoir lire / aimer lire] est assez lâche pour que les jeunes puissent s'écarter de la pente la plus probable » (p. 49). Et l'auteur d'insister : « Près de la moitié des "bons en français" n'expriment pas un grand amour de la lecture pour leurs loisirs. C'est beaucoup... Inversement, un quart des jeunes très faibles et un tiers des jeunes faibles en français ne rejettent pas la lectune » (ibid.). Ce qui n'est pas si mal, ajouterons-nous.
La scolarité joue un rôle décisif mais ambigu. Sans l'école de nombreux jeunes défavorisés n'auraient qu'un contact épisodique avec les livres. L'obligation de lire des œuvres intégrales peut stimuler des découvertes littéraires autonomes, imprévues. Mais on constate l'inverse : cette obligation éloigne aussi des livres. De plus, par sa logique pédagogique, la scolarité encourage la lecture utilitaire (les encyclopédies, etc.) et détourne du plaisir du texte. L'auteur se demande, contre les idées reçues, si l'exigence scolaire qui recommande la lecture intégrale des textes n'est pas plus élevée qu'autrefois, quand on abordait les classiques à travers les collections d'extraits qui, par leurs résumés intercalés, donnaient l'illusion de les avoir lus en entier, et la certitude d'être prêt pour les examens.
Culture familiale
On ne sera pas étonné de constater une fois encore combien la culture familiale est porteuse et encourage la lecture des livres. Quels que soient leurs résultats scolaires et leurs origines familiales, les jeunes à qui leur mère a raconté des contes et des histoires quand ils étaient enfants, et ceux qui ont eu très tôt une bibliothèque dans leur chambre (« La présence d'une bibliothèque dans une chambre d'enfant vaut tous les discours », p. 194), sont les plus prédisposés à la lecture. Ces détails qualitatifs sont importants. A la différence du cinéma ou des émissions télévisées, les livres sont un sujet dont on parle peu en dehors de l'intimité, familiale ou amicale. La lecture commande une intimité qui n'est pas partageable par tous et partout ; « Pour de jeunes lecteurs, confier leurs lectures, c'est ouvrir leur imaginaire, trahir leurs valeurs personnelles » (ibid.). La lecture est bien une activité fragile, et ses germes doivent être en quelque sorte ensemencés dès le plus jeune âge.
D'autres éléments interviennent : l'âge du jeune (mais on ne lit pas forcément plus en grandissant), le sexe (les filles lisent souvent plus). Mais aussi la proximité d'une bibliothèque de prêt qui a un rôle positif de maintien et d'accompagnement de la lecture ; les enfants comme les jeunes aiment en général ces bibliothèques où ils trouvent les documents et le calme pour leur détente ou leurs études. Les magazines aussi, qui concurrencent le livre quelquefois plus que la télévision, alors même qu'ils s'inscrivent dans les activités de lecture.
Ainsi, la lecture des jeunes est abordée sous tous ces aspects. Les tableaux à l'appui des commentaires illustrent la « complexité de l'acte de lire » au croisement de tant de forces parfois opposées. Pourtant, et l'auteur le laisse entendre entre les lignes, cet acte, auquel concourent tant d'institutions (l'école, la famille, le ministère de la Culture...) et qui rencontre des adversités, cet acte est fondamentalement indécidable : aucune volonté, aucun désir externes ne peuvent prescrire à un jeune d'entrer spontanément dans la lecture des livres, comme si cela allait de soi. Dès l'origine, et jusqu'au bout, cette lecture reste un rapport étrange au texte, un mélange « complexe » de travail et de plaisir.