La tarification et ses masques
Gérald Grunberg
Le long plaidoyer de Thierry Giappiconi 1 vient à point nommé en faveur du service public de la lecture et de sa nécessaire gratuité. Mon intervention ne visera pas à exprimer un nouveau point de vue - un de plus - d'autant que pour l'essentiel je me rallie volontiers à celui de l'auteur, du moins lorsqu'il traite des bibliothèques publiques. S'agissant des bibliothèques spécialisées ou de la Bibliothèque de France, l'analyse gagnerait en effet à être affinée et les conclusions peut-être plus nuancées. Je n'insiste pas, nous aurons sûrement l'occasion d'y revenir.
Il est un point en revanche qui, dans l'argumentaire de Thierry Giappiconi, me paraît devoir être relevé sans délai pour éviter que ne soit remis en cause, à partir d'une lecture hâtive ou simplement de mauvaise foi de cet article, un acquis des bibliothèques publiques : la présence en leur sein de l'image et du son.
L'on sait que cette présence ne s'est imposée qu'avec peine, que les bibliothécaires ont dû déployer des trésors d'énergie pour convaincre de la nécessité de l'image et du son dans la bibliothèque moderne, que les élus n'ont que trop tendance soit à la refuser, soit à vouloir en faire payer le prix à l'usager. Il est encore des bibliothèques pourtant ouvertes depuis plusieurs années dont la section audiovisuelle reste désespérément fermée au grand dam des bibliothécaires et des lecteurs. C'est donc rendre un bien mauvais service à ces collègues que de paraître faire pencher la balance de l'image et du son du côté de ce qui serait pour la bibliothèque le supplément, l'accessoire, le secondaire.
Mais il y a plus, ce sont les arguments invoqués qui, pris à la lettre, risquent tout simplement de conduire les bibliothèques publiques, et d'ailleurs toutes les bibliothèques, dans une dangereuse impasse.
Passons sur la querelle terminologique. S'il est exact que les mots ne sont jamais innocents, il n'ont pas non plus à eux seuls le pouvoir de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, ni de nous faire croire que la médiathèque a fait disparaître la bibliothèque.
Que fait d'autre en effet la bibliothèque devenue parfois médiathèque que de répondre à la mission que lui assignait la Direction du livre et de la lecture en 1983 :
« La bibliothèque municipale a aujourd'hui pour mission, dans le cadre communal, de mettre à la disposition du public le plus large possible des livres, des périodiques et d'autres documents à des fins de loisir, d'information, de culture et de recherche.
... Les livres imprimés et les périodiques occupent toujours une place prépondérante dans les collections des bibliothèques municipales. Leur maniabilité, la densité et la richesse des informations qu'ils sont susceptibles de contenir justifient pleinement le fait que cette place n'ait jamais été mise en cause. Toutefois, les bibliothèques ont de tout temps été ouvertes à d'autres types d'objets. La tradition a ainsi introduit une quantité et une variété considérables de manuscrits, partitions, estampes, photographies, cartes et plans, monnaies et médailles, etc.
Aujourd'hui le développement de nouveaux supports audiovisuels, nécessitant tous l'intermédiaire d'un appareil de lecture, a sensiblement élargi le champ de la documentation et ouvert de nouvelles possibilités pour la recherche documentaire » 2.
Loin de s'atténuer, cette tendance en dix ans n'a fait que se confirmer. Qui peut nier sérieusement le rôle majeur joué aujourd'hui par les documents audiovisuels dans l'appropriation du savoir que doit favoriser toute bibliothèque ? C'est vrai de la production documentaire, mais aussi du cinéma. Où passe d'ailleurs la frontière pour des œuvres comme Shoah ou le Chagrin et la Pitié ? Concernant les œuvres cinématographiques, il existe aujourd'hui la même notion de classiques que pour les œuvres littéraires et ce n'est pas surprenant. Le Jour se lève ou Pépé le Moko nous en disent autant sur l'art cinématographique qu'ils nous en apprennent sur la représentation de la classe ouvrière ou de l'imagerie coloniale d'avant guerre. Ces œuvres ont ainsi acquis un double statut d'œuvres de référence pour l'art dont elles témoignent, et d'objets d'étude, de documents au sens large.
Point n'est besoin pour s'en convaincre d'invoquer une complémentarité laborieuse consentie alors même que son évidence s'impose. C'est d'ailleurs ce qu'admet Thierry Giappiconi lorsqu'il évoque le principe de pertinence qui doit guider la politique documentaire de toute bibliothèque.
Pourquoi, dans ces conditions, limiter toute de suite ce principe en écrivant que « même comme service public, la bibliothèque n'est tout au plus qu'un point de chute de l'image et du son ? » Promotion du livre et développement de la lecture, soit. Mais faut-il rallumer la mauvaise querelle de l'influence pernicieuse des « images » dans les livres d'enfants ? Sans aller jusque-là, l'auteur conclut qu'il n'y a pas de nécessité pour la bibliothèque à offrir des collections propres à chaque support de l'image et du son.
C'est là l'impasse. Outre qu'il n'y a encore une fois aucune raison de ne pas reconnaître la grande valeur documentaire et culturelle de nombreuses productions audiovisuelles, on voit mal comment le bibliothécaire traitera dans un avenir proche le développement de l'édition électronique dont l'apport va précisément consister à présenter sur un même support numérique le texte, le son, l'image fixe et animée, sur un sujet donné. C'est ce que la bibliothèque du Congrès développe avec le programme American Memories ; c'est ce que l'édition nous prépare à grande échelle (13 milliards de dollars de chiffre d'affaires escomptés en l'an 2000) dont nous connaissons déjà quelques exemples convaincants. Sans parler de l'importance documentaire de l'imagerie scientifique, de la cartographie numérique, etc. C'est bien mal se préparer à l'avènement du livre électronique qui, répétons-le, ne fera plus la différence entre le texte, l'image et le son que de parler pour ces derniers de simple point de chute. C'est surtout et aussi renoncer par avance à faire jouer un rôle important que la bibliothèque peut, en tant que service public, remplir auprès d'un large public qui s'apprête à vivre cette évolution du livre et de la lecture sans préparation aucune : la mission de qualification que doit remplir toute bibliothèque à la lecture des textes en général.
Ce n'est pas de la mort du livre qu'il est question, le débat heureusement semble clos, mais de la multiplication des formes du texte. L'espace de la bibliothèque est d'autant plus nécessaire à l'appréhension critique de cette évolution que la multiplication des formes, on le sait, n'est pas sans affecter le sens des contenus.
Soit encore l'œuvre cinématographique. Certes elle est d'abord destinée au grand écran. Mais il serait tout aussi absurde d'en refuser la présence dans la bibliothèque sous sa forme reproduite que d'exclure les livres d'art sous prétexte que même la meilleure des reproductions d'une œuvre peinte constitue une perte dramatique de volume, de relief, de couleur et souvent de sens. D. F. McKenzie écrit à propos de Citizen Kane, le film d'Orson Welles : « Ces thèmes sont loins d'être insignifiants et ils utilisent une forme si prépondérante dans notre société, en particulier pour les étudiants qui seront les chercheurs de demain, que son étude requiert une érudition rigoureuse » 3. Et il ajoute : « Toute discussion est désormais inutile, chacun accepte de voir le concept de texte étendu à différentes formes qu'il subsume toutes. Ceux qui s'obstinent à vouloir restreindre son usage me font irrésistiblement penser au "galant" de Milton qui croyait se débarrasser des corneilles en fermant les grilles de son parc » 4. C'est pourquoi il plaide pour une extension de la bibliographie. Mais il est aussi celui qui met le plus vigoureusement en garde contre les effets de sens induits par les différentes formes d'un même texte. Aussi demande-t-il aux bibliothèques une attention plus grande à « une nouvelle conception du texte dans son historicité » 5. La bibliothèque parce qu'elle peut disposer et proposer l'appareil critique nécessaire est précisément l'institution de service public qui peut et doit accompagner cette diversification des textes et éviter que ne se creusent de nouveaux clivages entre ceux qui auront les moyens d'une lecture critique multimédia et les autres, livrés brutalement aux effets de masse de l'industrie ou réduits à la solitude que conforte à domicile le petit écran.
A ce sujet, que l'amélioration de la qualité des programmes relève au premier chef de l'Etat, c'est une affaire entendue. Mais que l'accès au patrimoine documentaire extraordinaire que représentent les archives de la radio et de la télévision soit une question d'importance pour la collectivité - Etat et collectivités locales -, voilà qui ne devrait pas souffrir de discussion. La récente réforme du Dépôt légal et le projet audiovisuel de la Bibliothèque de France constituent à cet égard un premier pas, extrêmement riche de promesses. Ce n'est qu'un premier pas. Faut-il que cet accès soit réservé aux seuls chercheurs ?
Oui, l'accès aux documents, notamment parce qu'ils nécessitent l'intermédiaire d'un appareil de lecture, suppose de nouveaux investissements. Oui, les tables de lecture seront de plus en plus équipées de postes de lecture multi-média, de postes de lecture assistée par ordinateur. C'est là l'évolution inévitable et souhaitable de la bibliothèque si elle veut continuer à remplir ses missions comme à l'époque, qui s'éloigne de nous, où l'imprimé était de loin la forme la plus courante du texte. Cela dit, s'est-on jamais interrogé sur ce que coûte la conservation d'un livre, d'un périodique ? Est-on bien sûr qu'une vidéocassette, qu'un compact-disque, qu'un CD-Rom coûtent plus cher que leur équivalent papier ? Il ne faudrait pas que le nécessaire débat sur la tarification installe un nouveau masque, qui aurait tout d'un masque mortuaire pour un pan entier de la bibliothèque et des services qu'elle doit rendre.