American Library Association 1992
Jacques Faule
Le congrès de l'American Library Association 1 de San Francisco fut militant : l'échéance électorale de novembre 1992 avait favorisé des déclarations et des prises de position tranchées qui, dans des réunions professionnelles françaises, détonneraient.
Une mission sociale
Face aux risques de diminution des crédits alloués aux bibliothèques, l'activisme de certains orateurs, qui appellent au boycott, à la grève de l'impôt ou... au vote démocrate, se retrouve dans des attitudes constructives chez nombre de bibliothécaires : par exemple, la conviction que la bibliothèque a une mission sociale, que sa politique d'acquisition doit refléter, traduire cette mission, qu'elle se doit d'aller au-devant des besoins documentaires des travailleurs et en particulier des ouvriers (« blue collars »).
Autre exemple, le souci d'étaler au grand jour non pas les difficultés matérielles (la technique est au point, la baisse, l'effondrement du prix des matériels aidant) mais bien les handicaps psychologiques que surmontent mal des bibliothécaires désarmés dans l'accueil de publics spécifiques : l'une des sessions s'appelait « les bibliothécaires qui haïssent les lecteurs » (sic) et passait en revue nos insuffisances et nos travers. La séance rassembla en un psychodrame réussi des bibliothécaires qui interprétaient des lecteurs types aux comportements bizarres, caractériels ou perçus comme tels. La salle jouait le jeu, relançant les questions lancinantes que nous nous posons ou que nous serons amenés à nous poser : présence considérée comme inopportune de certains lecteurs à problèmes, attitudes défensives du personnel, incapacité de répondre aux attentes de certaines catégories de la population, les immigrés, les isolés, les sans-abris, les minorités sexuelles, les séropositifs.
Ces bibliothécaires comédiens furent des maîtres en improvisation, rappelant la troupe d'Augusto Boal et son théâtre de l'Opprimé. Ils se désignent comme « la-troupe-des-pas-vraiment-prêts-pour-la-télé-à-une-heure-de-grande-écoute » (« the-not-quite-ready-for-prime-time-players ») !
Le pont et le réseau
Congrès très technique d'autre part puisque beaucoup de topos furent consacrés à la compression des données et à leur transmission accélérée. Le texte intégral des journaux, par exemple, accessible aujourd'hui en mode ascii, le sera bientôt dans sa présentation originale, c'est-à-dire avec les mêmes caractères, la même mise en page, bref le fac-similé de l'article et non sa conversion en caractères pauvres que nous connaissons aujourd'hui.
Une métaphore franciscaine illustre la situation présente des bibliothèques publiques d'Amérique du Nord, la métaphore du pont ou de la passerelle qui vient elle-même se calquer sur une autre image toujours très présente dans les congrès, colloques et autres rencontres professionnels, à savoir l'image du réseau, elle-même démultipliée en dérivés réticulaires, le noeud, la connexion, l'interconnexion, le raccordement, le relais.
L'image du pont s'impose lorsque les citoyens ratifient les projets de financement de bibliothèques proposés par référendum, pont entre les maires et leurs administrés, seuls bailleurs de fonds : 90 % du fmancement des bibliothèques municipales est local. En 1991, aux Etats-Unis, 46 référendums ont eu pour objet les bibliothèques : à hauteur de 85 % en moyenne, les lecteurs-électeurs ont tranché et acceptent de payer un nouvel impôt pour leurs bibliothèques. Par exemple, à San Diego, l'impôt supplémentaire annuel, calculé sur la valeur des biens immobiliers et payé, rappelons-le, par les seuls propriétaires de leur logement, sera de 25 dollars par tranche de 100 000 dollars, soit 250 francs pour une propriété estimée à 500 000 francs. « Les grandes villes [françaises] consacrent (...) 96 F par habitant (...) à leurs bibliothèques (...) » 2.
Le droit de savoir
Pont, une nouvelle fois, entre classes sociales et catégories socio-professionnelles lorsque les bibliothécaires s'inquiétant de la désaffection des travailleurs manuels dans leurs bâtiments s'engagent à bouleverser leurs politiques d'acquisition pour répondre aux attentes et aux espoirs des cols bleus et des ouvriers agricoles en matière de réglementation sur la manipulation des substances toxiques, de prévention des accidents du travail et de prophylaxie des risques majeurs (tremblements de terre) : durant le premier trimestre 1991, 182 visites de bibliobus dans la vallée de Coachella, à l'est de la Californie ont permis de toucher sur place, sur leurs baraquements 3 345 lecteurs qui ont emprunté 13 000 livres et qui ont posé 2 001 questions précises.
Comme un retour aux années 70, les revendications formulées par les bibliothécaires eux-mêmes et leurs invités portaient sur les conditions de travail (à l'usine, au bureau, dans les champs), sur la protection de l'environnement et la censure. Des bibliothécaires exprimeront sans ambages leur volonté de réorganiser l'espace de fonds spécialisés (normes, circulaires, règlements, législation en vigueur, droits de l'employé et de l'ouvrier), afin de les rendre plus visibles, d'en faciliter l'accès aux travailleurs et en particulier aux travailleurs manuels, le droit de savoir pour le citoyen exigeant du bibliothécaire l'obligation, le devoir de faire connaître les textes toujours décisifs et souvent vitaux.
Enfin la presse rapporta les menaces de crise budgétaires qui pèsent sur de nombreuses bibliothèques entraînant des licenciements et des amputations d'horaires. Ken Dowlin, directeur de la San Francisco Public Library, précisa que le plus inquiétant était, selon lui, la fermeture d'écoles de bibliothécaires, en particulier en Californie où, en 10 ans, la moitié des filières universitaires en bibliothéconomie a été fermée.