Que lisent les enseignants ?

Lectures et diffusion des connaissances en éducation

par Jean-Marie Privat
(sous la direction de) Christiane Etève avec la collaboration de Christian Gambart.
Paris : Institut national de la recherche pédagogique, 1992. -174 p. ; 29 cm. - (Ressources et Communication)

par Michel Fayol, Jean-Emile Gombert, Pierre Lecocq, Liliane Sprenger-Charolles, et al.
Paris : Presses universitaires de France, 1992. - 288 p. ; 21 cm. - (Psychologie d'aujourd'hui)

Il y a quelques années, deux études publiées déjà par l'Institut national de la recherche pédagogique de R. Boyer, M. Delclaux, A. Bounoure, Les univers culturels des lycéens et des enseignants, 1986, et A. Bounoure, M. Delclaux, J. Pastiaux, L'Enseignement du français vu par les lycéens et leurs professeurs, 1987 - soulignaient les dissonances culturelles qui souvent parasitent la communication entre maîtres et élèves. On pouvait en conclure que la culture des uns n'est pas toujours celle qu'attendent les autres, mais il restait sous entendu que professeurs rimaient avec forts lecteurs... C'est cette pieuse fiction qui est malmenée par la recherche qu'a dirigée Christiane Etévé.

L'ordinaire du professeur ordinaire

L'étude (à partir de questionnaires et d'entretiens) vise à cerner les caractéristiques des lectures professionnelles des professeurs en collège. Ces enseignants sont des lecteurs précaires, du moins pour ce qui concerne la littérature pédagogique. Ils ne s'aventurent guère au-delà de leurs centres d'intérêt disciplinaires et lisent plus volontiers des revues d'information générale sur le système éducatif - Le Monde de l'Education par exemple - que des ouvrages plus ambitieux ou plus classiques. En fait, les enseignants en collège (près de 40 % n'ont aucune formation initiale) ont les pratiques de lecture du Français moyen (achat, emprunt, fréquentation d'une bibliothèque) et « participent pleinement du phénomène général du recul de la lecture dans les classes moyennes » (féminisation et vieillissement du lectorat, recul de l'intensité de la lecture dans les villes moyennes et petites). Certes les « littéraires » résistent mieux que les autres à cette dévalorisation de la lecture, mais le comportement culturel du corps dans son ensemble est marqué par un rapport consommatoire et somme toute routinier à l'information, écrite ou non écrite (« la quasi-totalité » de ces enseignants regarde le journal télévisé de 20 h, 50 % ne possèdent pas de minitel et 10 % seulement utilisent un ordinateur domestique).

Une minorité d'enseignants-lecteurs

Cependant, la poursuite de recherches en sciences de l'éducation ou en didactique des disciplines, la carrière ouverte dans le champ de la formation continue, la confrontation quotidienne avec des classes difficiles (hétérogénéïté des élèves, codes culturels peu partagés) amènent une frange d'enseignants de collèges et de lycées à s'intéresser particulièrement aux ouvrages et aux méthodes qui mettent au cœur de leur préoccupation la relation pédagogique et la conduite de la classe (plutôt que la critique sociologique du système éducatif ou la réflexion sur les contenus d'enseignement, stricto sensu). Cette convergence d'investissements d'ordre « psycho-pédagodidactique » est particulièrement remarquable chez les enseignants-formateurs qui cherchent dans leurs lectures les éléments d'auto-formation nécessaires tant à l'exercice du métier qu'aux exigences de la formation d'adultes. Il semble que dans la salle des professeurs ou dans le cadre d'un stage, le discours de ces leaders de lecture soit parfois... écouté. D'ailleurs, la principale amélioration souhaitée par la majorité des enseignants est la production d'une littérature professionnelle plus accessible, alliant proximité culturelle et une certaine forme de convivialité. Cette conception de l'accès au savoir, fortement médiée, renvoie bien sûr à la situation de lecteurs qui ont besoin d'être intellectuellement rassurés et professionnellement encouragés; mais ce rapport au savoir est peut-être aussi celui que cultive l'Ecole, avec plus ou moins de bonheur et de nostalgie.

« L'ingénierie » cognitive

L'ouvrage de Michel Fayol (et de ses collègues psychologues cognitivistes) n'est certes pas à la portée du lecteur ordinaire, mais les ambitions scientifiques des auteurs (index thématique, riche bibliographie) ne les empêchent pas d'être lisibles par des non-spécialistes. La lecture, son fonctionnement, son acquisition et ses troubles constituent certes un sujet sur lequel les références abondent. Mais l'abondance même de ces contributions, très souvent publiées dans des revues savantes anglo-saxonnes, rendait souhaitable un travail de sélection et de présentation synthétique des travaux les plus significatifs et les plus prometteurs.

Dans un chapitre introductif, Daniel Zagar propose une revue des modèles du fonctionnement cognitif de la lecture chez le lecteur habile. Diverses modélisations sont tour à tour présentées et critiquées (de la « devinette » de Goodman au modèle « interactif » de Rumelhart); les informations très détaillées sur les « indicateurs comportementaux de lecture » sont particulièrement utiles car elles éclairent des points qui ont pu faire polémique dans le champ scientifico-didactique français (mouvements oculaires, champ utile de la vision, durée de fixation, taille des saccades, etc.). D. Zagar s'attache ensuite à exposer comment le lecteur accède au lexique, c'est-à-dire comment il retrouve ou non en mémoire les mots écrits correspondants et quel « calcul syntaxique » s'opère pour trouver la signification de chaque phrase.

Automatisme et attention

M. Fayol aborde, lui, la question plus générale de la compréhension d'un texte dans son entier et s'attache à distinguer ce qui relève d'un traitement automatique (automatisé) et de processus plus activement attentionnels. Les enseignants seront particulièrement intéressés par les propositions didactiques dégagées et séduits par la saine prudence du chercheur (dans un domaine où l'arrogance est parfois de mise). Pour améliorer la compréhension lors de la lecture de textes, le psychologue cognitiviste envisage deux voies.

La première consiste à modifier plus ou moins profondément le texte pour à la fois faciliter la sélection d'informations très structurantes (soulignements, plan d'ensemble, segmentation, titre, résumés, etc.) et obliger le lecteur à les intégrer à sa lecture de façon plus active.

La seconde voie vise à induire plus directement chez le lecteur des modulations du comportement cognitif en alliant la maîtrise de certaines procédures élémentaires de traitement de l'information (attention sélective, relecture, planification, etc.) et la mise en oeuvre consciente de leur utilisation.

Dans l'un et l'autre cas, les difficultés pour enseigner de telles stratégies sont redoutables car en situation d'apprentissage, presque par définition, « tout » se modifie sans doute simultanément et en interaction... Mais les maîtres ne sauraient attendre que la Science soit accomplie pour prendre en compte des données si importantes.

Abstraction et contrôle

J.E. Gombert explore les spécificités du langage écrit qui requiert un haut niveau d'abstraction, d'élaboration et de contrôle. En effet, dans la mesure où, à la différence de l'oral, « le contexte de l'écrit, c'est l'écrit lui-même », l'apprenti-rédacteur comme l'apprenti-lecteur doivent mobiliser de nombreuses capacités métacognitives pour « entrer » en communication ; autrement dit, les capacités métaphonologiques (segmenter un mot en phonèmes par exemple), métalexicales (isoler un mot et l'identifier comme élément du lexique), métasémantiques (ne pas confondre l'ordre du langage et l'ordre du monde : le mot « chien » ne mord pas), métasyntaxiques (usage conscient des règles de grammaire), métapragmatiques (conscience du contexte et des enjeux de la communication) et métatextuelles (capacités à se repérer dans l'agencement d'énoncés développés) sont à intégrer progressivement mais nécessairement dans l'économie générale de la gestion cognitive de l'activité de lecture et de son acquisition.

La contribution de L. Sprenger-Charolles est également captivante (nous avons tous des souvenirs ou des exemples proches sur le sujet), car elle présente de manière très claire et très détaillée « l'évolution des mécanismes d'identification des mots » chez les lecteurs débutants. L'auteur souligne l'intérêt d'études longitudinales plus nombreuses et dans des langues diverses qui permettraient de situer l'influence des méthodes de lecture sur les différentes étapes de traitement de l'information graphique.

Le dernier chapitre (S. Casalis et P. Lecocq), un peu plus court que les précédents (45 pages), propose un inventaire théorique fort utile sur un sujet « grand public » - la dyslexie - en distinguant dyslexies acquises et dyslexies en développement et en s'efforçant d'en préciser les causes, telles du moins qu'elles sont actuellement décrites dans la littérature scientifique.

De la conquête des sons et du sens chez tous les enfants à la mise en évidence d'un certain « illettrisme pédagogique » chez bien des maîtres, ces deux contributions permettent de balayer le très large champ qui va des prémices de la formation à la formation continue. Un travail du même ordre sur les pratiques d'écriture serait bien intéressant...